Epilogue : la porte d'Æriban
La voix de Melaryon résonna dans sa tête.
Il y a deux intrus à bord. Dans la salle des armes. Va voir.
Sans réfléchir ni ciller, il sortit son sigil de sa tunique élimée et le configura, avec une aisance éprouvée. Puis il se ravisa. À quoi bon? Il lui redonna sa forme – un long os de verre taillé en pointe et luisant d’un éclat bleuté – et le remit à sa place. Puis il se dirigea vers le lieu indiqué, sans se presser.
Ni s’inquiéter : cette intrusion, au moins, lui fournissait une distraction bienvenue.
La porte s’ouvrit sur la salle où trônait la statue de Lamh Deargha Naeheicnë brandissant ses armes. Cela faisait bien longtemps qu’il n’y était pas allé. Derrière les colonnes, le décor scintillait, faisant apparaître deux images succinctes : les hauts sommets enneigés d’Æriban, bien sûr, et une autre, indistincte.
— Melaryon. Il y a un problème avec le portail, dit-il tout haut. Tu crois que tu peux réparer ça ?
Ce sont les intrus, lui apprit le wyrm. Ce sont eux qui ont provoqué ça. Ils se cachent juste là, sur ta droite.
Effectivement, il pouvait sentir une présence ténue dans la direction indiquée par Melaryon. Une créature tremblante : il pouvait ressentir sa peur. Et son odeur, aussi. Cette dernière lui fit dénuder ses crocs, et un grognement bas monta inconsciemment du fond de sa gorge.
Une femelle humaine. Jeune.
Il la débusqua facilement, en partant dans la direction opposée, l’air de rien. Elle était sortie d’elle même. Les humains étaient tristement prévisibles : leur curiosité – mais aussi leur vaine obstination, celle qui leur faisait croire qu’ils pouvaient s’enfuir – les faisaient tous agir de la même manière.
Il fut sur elle en moins d’une seconde, se matérialisant devant elle de toute sa taille, puissant et inexorable. Il attendit, prévoyant un hurlement, mais la femelle humaine le fixait sans ciller, les yeux grands comme des soucoupes, certes, mais la bouche close. Contre elle, le maintenant un peu en arrière comme si elle voulait le mettre en dehors de sa portée – vain espoir ! – elle tenait un paquet. Il le lui arracha des mains, et là, oui, elle glapit, se jetant sur lui comme une furie de Sœur-du-Rouge.
Il la repoussa d’une main ferme, ce qui l’envoya glisser au sol, sur le dos. Puis, se retournant, il ouvrit le paquet.
Un hennël. Il ne semblait pas être âgé de plus de quelques demi-lunes. C’était un petit mâle, à la peau anthracite et aux cheveux blancs. Un sil-illythiiri.
Il le porta devant son visage et le renifla soigneusement. Il avait une vague odeur humaine, probablement imputée à la femelle qui l’avait tenu, certes, mais pas seulement. Un examen attentif lui confirma ce qu’il pensait déjà : des oreilles plus petites que la moyenne, un visage aux traits plus moelleux… C’était un perædhel.
Il se retourna, et regarda la femelle humaine.
— C’est ton petit ? lui demanda-t-il en brandissant le nouveau-né par sa queue.
La jeune humaine le fixa en silence, le feu brûlant dans ses yeux noisette. On aurait dit un jeune faux-singe avec ses petits yeux bruns et fascinants, prêt à tout pour défendre sa vie et celle de sa progéniture.
Il détourna le regard.
— Tiens, fit-il en faisant mine de lui tendre le bébé.
Elle s’en empara immédiatement, avant de battre en retraite derrière une colonne.
Il poussa un soupir las, levant les yeux vers les arcades clignotantes. Visiblement, c’était de là qu’elle était venue… Pourquoi se trouvait-elle à son bord ? Pourquoi ici, au milieu de nulle part ?
Résolu à réfléchir à ce mystère plus tard, il quitta la salle. La porte se referma derrière lui.
Largue-les dans l’espace, le pressa Melaryon. C’est source de danger. Ils vont interrompre ta méditation finale !
— Ma méditation finale est déjà interrompue, grinça-t-il tout haut, avant de se laisser tomber sur une banquette glacée.
La couche était peu confortable.
— Rétablis le chauffage, ordonna-t-il à Melaryon.
Non, se rebella le wyrm.
— Rétablis le chauffage. Je ne te le demanderai pas deux fois !
Le wyrm fit montre de son mécontentement, mais il obtempéra. Des vagues de chaleur bienvenue montèrent soudain des profondeurs du vaisseau, ramenant ce dernier – et lui-même – à la vie.
Après s’être étiré de tout son long, il s’installa confortablement sur la banquette et laissa son esprit rêvasser, la tête reposant sur ses bras croisés. Des souvenirs, qu’il ne s’était pas repassés depuis fort longtemps, lui revinrent en mémoire. Il s’étonna de les trouver plaisants, et un nouveau soupir monta de sa poitrine, plus doux cette fois.
Attention, le tança le wyrm. Tu ferais mieux de reprendre ta méditation ! Rappelle-toi que tu as un rôle à tenir.
— Non. Je n’ai aucun rôle à tenir, si ce n’est celui d’attendre la fin de l’univers dans ce cair en compagnie d’un vieux dragon rétif, répondit-il à Melaryon.
Songe à ce que je dois subir, moi, en compagnie d’un vieil elfe rétif ! rugit le wyrm en réponse, envoyant des ondes piquantes partout dans le vaisseau.
Il gloussa, laissant échapper un son entre le ricanement et le rire bon enfant. Puis il s’étira à nouveau et se leva. Il avait faim.
Le ventre gargouillant, il se dirigea vers la salle à manger et donna ses instructions, réveillant au passage une ou deux eyslyn ensommeillées. Il demanda une quantité astronomique de nourriture, mais ne parvint pas à manger beaucoup. Il laissa les victuailles sur la table, telles quelles, puis se dirigea vers le bain. Melaryon, bon bougre, l’avait déjà rempli, et il se glissa dedans avec délices. Un rapide examen de son corps lui apprit qu’il avait perdu beaucoup de poids, en restant ainsi en stase méditative pendant tout ce temps : ses griffes étaient démesurément longues, ainsi que ses cheveux, qui flottaient partout dans l’eau autour de lui. Il les lava, puis, sortant du bain, entreprit de les couper à leur longueur initiale. Il les noua en une demi-queue lâche, et commença à tailler ses ongles.
La vie reprenait. Enfin, un peu.
Les jours suivants se passèrent ainsi, en phases de sommeil rêveur entrecoupées de repas et de bains. Il laissait toujours les restes de ses gargantuesques agapes en plan sur la table, et régulièrement, de la nourriture disparaissait. Peu lui en importait. Il refusait pour l’instant de considérer le problème de la femelle humaine et de son petit perædhel, profitant de l’instant de flottement que lui offrait cette situation nouvelle.
Puis un matin, Melaryon l’informa qu’ils se dirigeaient tout droit vers un champ très dense d’astéroïdes. Ce qui appelait à une décision de sa part.
Il hésita. En entrant dans sa transe méditative, plusieurs milliers d’années auparavant, il s’était juré de ne plus intervenir sur rien du tout, et de laisser faire quoiqu’il arrive. Melaryon s’était servi de sa stase pour continuer à configurer le vaisseau, et ainsi, il avait sans le savoir échappé à bien des périls. Mais désormais, à nouveau, c’était lui qui tenait le dé. Il pouvait le laisser rouler jusqu’au bout de la coursive, et tomber dans le noir, plusieurs centaines de mètres plus bas, sur une face inconnue… Laquelle serait-elle ? Le visage rieur de l'Amadán, ou celui, impassible, de l’Étranger ? Celui, chaleureux, de Narda, peut-être ? Avec la possibilité que ce doux sourire se change en la grimace de Shemehaz…
Au dernier moment, il prit sa décision. Il n’était plus tout seul sur le cair. Il y avait cette humaine et son petit, qui qu’ils puissent être.
Le champ énergétique se déploya à temps. Le vaisseau ne fut qu’un petit peu bousculé, et, une fois de plus, l’obstacle traversé sans dommages.
J’ai cru que tu ne le ferais pas.
La voix de Melaryon résonna dans sa tête, calme et un peu résignée.
— Il y a encore quelques jours, oui, je t’aurais laissé traverser ce champ d’astéroïdes sans protection, Melaryon. Pardonne-moi.
Le wyrm garda le silence. Il savait se taire quand il le fallait.
De nombreux jours passèrent à nouveau. De plus en plus, il sentait cette urgence dans son coeur : il lui fallait prendre une nouvelle décision, agir. Que faire de cette femelle ? Où la débarquer dans ce monde du vide ? Rouvrir le portail et la renvoyer d’où elle venait, peut-être ? Mais d’où venait-elle, justement ?
La communication était bien sûr impossible. Il ne savait pas parler les langues humaines, et les rares humains qu’il avait rencontrés dans sa vie parlaient tous l’ældarin. Cette femelle – non, cette femme – avait été fécondée par un ædhel : cela voulait dire qu’elle avait passé avec lui un certain temps, le temps que la conception se fasse. Mais rien ne montrait qu’elle parlât sa langue : en fait, elle n’avait pas essayé de communiquer avec lui.
C’est peut-être à moi de le faire, se résolut-il.
Et, prudemment et timidement, marchant à pas de loup comme lorsqu’il allait à la bataille, il s’approcha de la salle des armes où, il le savait, l’humaine s’était retranchée.
Mais il ne la trouva pas. Elle s’était bien cachée. Peut-être même était-elle sortie par le portail donnant sur Æriban, et, pendant un moment, cette perspective l’inquiéta.
Non. Tant mieux. Si elle et ce hennël disparaissaient, c’était une bonne chose : ils n’avaient rien à faire ici.
Il repartit, non sans avoir laissé une assiette de victuailles et une couverture sur le sol, au cas où.
Lorsqu’il revint le lendemain, la couverture avait disparu, ainsi que le contenu de l’assiette. Réprimant un sourire, il en reposa une nouvelle, fraîchement garnie. Cela lui rappelait l’époque où, jeune hënnædel, il avait tenté d’apprivoiser Melaryon en l’appâtant de la même manière, avant de se faire mordre vicieusement le jour où il avait surpris le wyrm en train de dévorer la carcasse qu’il lui avait laissée.
Ah, tu te souviens de cela, lui dit le susnommé. C’est bien. Moi, je me souviens de la manière dont tu as apprivoisé cette autre créature. Cesse de jouer, et méfie-toi.
Le « petit jeu », comme disait Melaryon, dura encore quelques jours. Il laissait des choses de plus en plus importantes et volumineuses : des coussins, de la vaisselle, des affaires de toilette, et, même, un panier pour le hennël. Le panier qui, les premiers temps, avait servi à accueillir ses propres petits. Ce souvenir amena une contraction déplaisante dans sa poitrine, ce qui fit grogner le wyrm.
Je te l’avais dit. Quel idiot tu es !
Il haussa les épaules, et tourna les talons. Melaryon pouvait dire ce qu’il voulait, cela ne l’empêcherait pas de continuer à agir à sa façon.
— Śimrod.
Derrière lui, la voix de l’humaine le figea sur place. Il se retourna, lentement. Elle était là, debout, tenant le panier dans ses bras, d’où dépassait la petite tête gentille de l’hënnel, qui le regardait aussi.
— Śimrod, répéta-t-elle en le pointant du doigt.
Stupéfait, il s’avança.
— Comment connais-tu mon nom ?
Melaryon, pour une fois, s’était tu. Il devait être aussi étonné que lui.
Depuis combien de temps – combien de millénaires ! – son nom avait-il été prononcé ? Il ne s’en souvenait même plus.
La jeune humaine garda le silence. Elle n’avait pas compris ce qu’il lui avait dit. Frustré, Śimrod tourna autour d’elle, l’examinant de nouveau, comme si cela allait lui apprendre de nouvelles informations.
La femme le suivit du regard, un peu mal à l’aise, puis elle pointa sa propre poitrine.
— Isolda », dit-elle, et Śimrod comprit tout de suite : c’était son nom à elle.« Caëlurín, fit-elle ensuite, désignant, cette fois, le petit hënnel.
— Caëlurín, répéta-t-il. Isolda.
Elle acquiesça en hochant la tête.
Dans la sienne, il entendit le vieux wyrm soupirer.
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