III

36 minutes de lecture

Une odeur de fumée, de bois brûlé, me réveille. J'ouvre les yeux sur une cabane miteuse. Dans un coin de la pièce unique, une sorte de cheminée de métal, faite de bric et de broc, tire difficilement la fumée vers le toit. Les braises mourantes rougeoient faiblement dans un poêle de fortune. De rares étagères supportent miraculeusement quelques pièces de vaisselle ébréchée ou cabossée qui voisinent avec des vêtements usés mais pliés avec soin. Dans un craquement, la lumière conquiert soudain la cabane tandis qu'une ombre pénètre avec elle. La silhouette, massive et noire, fait un pas vers l'intérieur puis ferme la porte derrière elle dans un grincement de gonds rouillés.

Tandis que l'intrus s'approche de moi, je reconnais la silhouette épaisse de vieille femme noire qui me fait un sourire édenté. Ma mère. C'est absurde car je suis blanc et ma mère l'est aussi, mais pourtant, dans ce rêve étrange, ma mère est noire. Elle s'approche encore de moi et pose un linge humide et froid sur mon front. Je prends alors conscience de ma faiblesse. Je ne me réveille pas d'une longue nuit, je suis à la frontière de la lucidité. Ma mère s'affaire ensuite près du feu, faisant tinter la vaisselle et soufflant sur les braises, versant des liquides, pilant quelque chose. Au bout de quelques minutes d'activité, j'entends de l'eau qui bout puis ma mère qui revient vers moi avec un bol fumant.

- Tiens, bois ça ! Ça ira mieux après.

Je bois l'infusion à petites gorgées pour ne pas me brûler. Elle me soutient d'une main calleuse et ferme dans le dos pour m'aider à me redresser. Déjà, une sensation piquante et chaude parcourt ma bouche, mon oesophage, mon estomac, et jusqu'à ma trachée qu'une brûlure réconfortante vient réveiller. Sûrement une de ces plantes qu'elle trouve dans la forêt ou qu'elle rapporte du jardin de madame Forbes. Je sais que sa mère lui a enseigné à les reconnaître et à les préparer pour les utiliser dans des décoctions. Elle sait notamment soigner la fièvre et je reconnais ce goût familier, amer et corsé.

Elle m'accompagne tendrement tandis que je me rallonge.

- Monsieur Mills a demandé après toi. Je lui ai dit que tu es souffrant. Il t'accorde ta journée mais il va falloir t'y remettre dès demain si tu veux éviter de le mettre en colère.

Je grogne de mépris, un peu anxieux à l'idée des coups que je risque s'il pense que je tire au flanc. Je retournerai à la plantation dès demain. Avec quelques heures supplémentaires, il n'y paraîtra plus.

Je ne tarde pas à glisser à nouveau dans l'inconscience.

Quand je rouvre les yeux, la cabane est déserte mais un bol encore fumant m'attend par terre, à quelques centimètres de ma tête. Je me relève, encore un peu faible mais plus gaillard et, tâchant de ne pas éparpiller la paille de ma couche, je m'installe en tailleur pour boire le breuvage.

L'acidité me surprend d'abord, puis je reconnais l'infusion « coup-de-fouet ». Je souris de me sentir ainsi entouré de soins maternels.

Je me relève complètement en m'appuyant sur la table le temps que le vertige s'estompe. Je décide alors de faire un tour dehors pour m'aérer. Le soleil m'éblouit pendant de longues secondes, mais l'air frais de cette journée de printemps me fait du bien. M'habituant à la luminosité, je jette un œil circulaire sur le village de cabanes qui ponctuent de leurs silhouettes branlantes et sombres le tapis déjà épais des plants de coton. A part la vieille Makar qui garde les plus jeunes dans sa cabane, les habitations sont désertes. Les autres sont occupés aux différentes corvées qui rythment la vie du domaine. La plupart des femmes servent dans la maison du maître tandis que les hommes, lorsque les travaux agricoles ne requièrent pas leurs soins, se concentrent sur le jardinage et le bricolage. Le jardin de madame Forbes est une petite merveille ; je l'ai entr'aperçu plusieurs fois et elle laisse ma mère s'y servir lorsqu'un membre ou un ami de la famille Forbes a besoin d'une de ses décoctions. On y trouve de tout : des fleurs de toute beauté qui bouillonnent en buissons arc-en-ciel et en treilles cascadantes de couleurs, des simples en nombre et en variété, un potager qui nourrit les maîtres et leurs invités... Il y a deux ans, Madame a même fait installer un petit étang en forme de huit ceinturé par un petit pont de bois rouge. Aucun noir n'a le droit de s'y promener. Le petit Henri de Lokua a reçu une sacrée correction de son père lorsque la maîtresse l'a pris en train de sentir les fleurs. Il en a eu le dos zébré pendant plusieurs semaines.

Je décide de marcher un peu le long de la plantation, près de la petite forêt qui marque la limite du domaine. J'aime bien m'isoler sous les arbres lorsque le travail me laisse un peu de répit et que le soleil n'est pas encore couché. Parfois, j'y vais même s'il fait nuit, mais ce n'est pas prudent pour un noir de traîner seul dans l'obscurité. Plusieurs « accidents » ont déjà eu lieu. Adama est revenu avec des brûlures sur tout le corps ; Madusu, elle, n'est rentrée qu'au matin, muette et les vêtements déchirés, des sillons séchés striant son visage blanc de poussière. Tout le monde sait qui sont les jeunes de la ville qui viennent « s'amuser » du côté des plantations, mais le shérif s'en moque.

A l'église, le pasteur ne cesse de nous rappeler à quel point nous devons remercier Dieu et les blancs de tous les bienfaits qu'ils nous accordent, et que nous devons accepter avec humilité notre sort afin que nos âmes pécheresses, noires comme notre peau, soient sauvées par Notre Seigneur.

Lentement pour savourer pleinement ces moments de liberté éphémère, je pénètre sous les ombres des bois, m'emplissant les poumons des parfums d'humus et de sève, me laissant bercer par les chants des oiseaux et du vent dans les feuilles, goûtant la caresse de l'air frais sur mon torse et mes bras, sur mon visage.

Suivant mon sentier habituel, je m'enfonce dans la végétation, marchant vers la petite clairière qui borde la Persimmon Creek, un ruisseau peu profond aux eaux vives. Le soleil vient toujours s'y réverbérer pour transformer l'eau en un miroir étincelant. La clairière, où pousse une herbe tendre piquetée de fleurs sauvages multicolores, a déjà accueilli plusieurs de mes siestes à l'ombre de l'un des saules qui bordent le cours d'eau.

Je descends la pente douce qui plonge vers le ruisseau et m'assieds sur le bord, trempant le bout de mes pieds terreux dans le frais liquide. M'étirant le dos et les bras, je tourne la tête de gauche et de droite pour me détendre le cou.

Soudain, à quelques dizaines de mètres, mon regard s'arrête sur le visage de mademoiselle Sophia, la fille de monsieur et madame Forbes. Elle est assise à côté de son frère, Peter. Si elle me sourit et m'observe, amusée de ma surprise, lui, en revanche, me fixe d'un regard noir et ses lèvres, crispées, expriment brusquement une haine violente lorsqu'il s'aperçoit que sa sœur me dévisage.

Malgré moi - j'ignore si c'est ma bonne humeur d'être libre dans toute cette nature ou bien la fièvre qui s'accroche à ma raison - je réponds au doux sourire de mademoiselle Sophia dont le visage angélique s'éclaire un peu plus. Du cœur de ses dix-huit printemps, elle irradie une joie et une innocence solaire. Peter, en revanche, avec ses seize ans rachitiques, dressé tout à coup et vibrant de colère, la main serrée sur un galet, tient plutôt du coq sur une chaise électrique.

- Dégage, sale négro ! Que je t'revoie plus jamais poser tes yeux d'esclave sur ma sœur !

La pierre, lancée avec rage, ricoche à quelques centimètres de moi sur un rocher qui affleure. Les mots, eux, se plantent comme une lame dans mon esprit. Un frisson remonte le long de mon échine tandis que je bondis pour courir à l'abri des arbres avant qu'un autre galet mieux ajusté n'atteigne sa cible. Alors que je disparais entre les arbres, j'entends qu'une violente dispute éclate dans mon dos. Un plaisir irrépressible m'accroche un sourire aux lèvres lorsque j'entends la voix cristalline de mademoiselle Sophia dominer les croassements adolescents de son frère. Mais je sais à quoi m'en tenir avec Peter et je détale sans demander mon reste.

Il fait partie de la bande qui écume les bois pendant la nuit. L'esclavage a beau avoir été aboli, les blancs n'en ont pourtant pas tous encore entendu parler...

Lorsque j'arrive, haletant, au cabanon, ma mère n'est toujours pas rentrée. Sûrement à la lessive ou en cuisine. Le maître attend du monde ce soir pour une réception donnée en l'honneur de sa fille. Le bal sera l'occasion pour les prétendants de se présenter et de sonder l'approbation de mademoiselle Sophia, bien sûr, mais surtout celle de son père. J'ai hâte d'être à ce soir pour la contempler dans sa belle robe. Ma mère a appris par les couturières de la maison que l'habit avait été commandé auprès d'un grand modiste de Montgomery dans des tissus plus luxueux que ceux qu'elles avaient vus jusque là.

Madame Forbes a été irascible et nerveuse toute la semaine, s'en prenant avec violence à tout serviteur faisant mine de ne pas obéir à l'avance aux ordres qu'elle n'a pas encore formulés. Les autres femmes, elles, ne s'en soucient guère, impatientes et excitées qu'elles sont à l'idée du bal, des beaux habits et de tout le gratin qui sera présent. Les hommes, eux, se réjouissent surtout à l'avance des restes abondants et avantageux du banquet plantureux qui se prépare.

Moi, je pense surtout à mademoiselle Sophia, si douce et si fraîche, et qu'un cow-boy arrogant va tenter d'arracher au domaine, plus pour l'héritage que par amour pour elle, et certainement pas parce qu'il sera digne de cet ange blond. A trop y penser, j'enrage. Mais plus contre moi-même que contre ces bellâtres : que pourrais-je lui apporter qu'elle n'ait au centuple en claquant des doigts ? Le petit génie de la raison qui niche au fond de mon esprit, lui, se réjouit de savoir qu'elle va quitter le domaine et prendre un époux. Ainsi, le mariage coupera court à mes stupides rêves de romance contre nature.

Mais le regard lumineux et le sourire plein de gentillesse de mademoiselle Sophia hantent mes nuits comme mes jours. La fleur de coton me rappelle la blancheur laiteuse de ses dents et la douceur évidente de sa peau pâle et fine ; le bleu du ciel m'évoque invariablement celui de ses yeux pétillants ; le vert des plantes ravive en ma mémoire le souvenir de ces robes et rubans dont elle aime à se parer ; la rectitude des arbres et des tiges font revivre devant mes yeux celle, royale, de la princesse du domaine ; le ruissellement de la rivière, le chant des oiseaux, les murmures du vent sont comme les échos de son rire, de sa voix, de son chant... La nuit surtout, parce qu'elle ouvre la porte à tous les possibles nés de l'esprit, est propice à faire de l'image de mademoiselle Sophia un soleil tiède et consolant autour duquel tournent mes rêves et mes chagrins.

Et il n'est pas rare que le matin me trouve la gorge nouée et les yeux brûlants d'avoir couvé dans mon sommeil ma rage et mon amertume. Pourquoi a-t-il fallu que Dieu m'ait fait noir et elle si blanche ? Pourquoi avoir fait d'elle un astre du jour et de moi un charbon nocturne, quand je brûle d'être pour elle le foyer de sa vie ?

Les pas lourd de mes voisins me tirent de cette rêverie aussi stérile qu'agaçante. Alim entre sans frapper, comme à son habitude, et il s'assied près de moi, sur ma couche.

Au premier coup d'œil qu'il me jette, je sais qu'il m'a compris. Tout nous sépare car il est aussi cavaleur que je suis romantique, aussi enjoué que je suis timide, aussi puissant que je suis chétif. Et pourtant, malgré toutes nos dissemblances, nos oppositions, nous sommes les meilleurs amis depuis l'enfance. Nous avons endossé l'un pour l'autre tant de fautes imaginaires ou avérées que nous ne comptons plus les coups de fouet reçus. Il m'a fait part de ses rêves de liberté, de conquêtes féminines ou militaires, car il espère s'enrôler au prochain passage du recruteur afin de gagner par les armes le respect que sa naissance lui interdit de recevoir des blancs ; moi, je lui ai fait part de mon projet de suivre les pas de ma mère dans le métier de guérisseur, mais surtout de mon désir, inavoué, secret et interdit, pour mademoiselle Sophia. Nous savons tous les deux que ça ne me mènera nulle part et que je n'ai aucune chance, mais il sait que ma souffrance comme mes sentiments pour elles sont réels et il m'épaule de toute sa compassion.

- J'espère que tu as repris des forces à te la couler douce comme ça depuis hier ! La nuit va être longue avec tous les invités qu'il va y avoir ! Entre les chevaux à bouchonner, les voitures à nettoyer, les automobiles à lustrer, les lampes et feux à entretenir et le service, nous n'allons pas nous reposer ! Heureusement qu'il y aura des compensations !

Son clin d'œil appuyant sa dernière remarque me fait bien comprendre qu'il ne parle pas de nourriture. Lors de ces soirées, les filles du village sont contaminées par l'ambiance festive et, les fonds de verre et de bouteille d'alcool aidant, elles deviennent moins pudibondes et Alim compte bien en profiter ! Il sait toutefois que je n'aurai d'yeux que pour une seule femme ce soir et que mes yeux souffriront de ce qu'ils verront.

Il me met une petite tape sur la tête et éclate de son bon rire franc et sonore, ses dents resplendissantes faisant comme une lune affamée dans la nuit de son visage et la pénombre du cabanon. Sans raison, un frisson d'anxiété me secoue et je me rallonge, la couverture remontée jusqu'au menton.

- Allez Samba ! Sors de là et viens te faire beau ! Ce soir, j'ai pas envie que tu fasses fuir les filles !

Malgré moi, je lui souris et je me lève. Je mets de l'eau à chauffer et j'y jette quelques fleurs de lavande et de menthe pour la parfumer. En attendant, je prépare mes plus beaux habits : un pantalon noir proprement rapiécé, une chemise blanche avec presque tous ses boutons, un veston noir raide d'amidon et quasi neuf et une paire de sabots polis et teints en noir. J'ajoute à l'ensemble un petit foulard blanc pour protéger mon cou de la fraîcheur nocturne et souligner mon teint d'ébène. Alim me montre son assentiment par des mouvements comiques des sourcils et les deux pouces dressés.

La buée montant de la casserole m'indique que l'eau est chaude. Je la retire du feu et j'y plonge un linge. J'enlève mes vêtements crasseux tandis que mon ami sort pudiquement le temps de mes ablutions. Je me frotte énergiquement pour ôter la crasse et la sueur, le parfum frais des plantes venant rafraîchir l'air ambiant et donner à ma peau une odeur de fleurs ragaillardissante. Une fois propre, j'enfile mes beaux vêtements puis je vais vider la casserole d'eau grisâtre derrière la cabane. Mes sabots me font déjà mal aux pieds, peu habitués qu'ils sont à se trouver enfermés et serrés, et je grimace à l'idée des ampoules qui m'attendent. Je retourne dans la maison et, choisissant deux mouchoirs fins, j'emballe mes pieds avant de renfiler les sabots. C'est mieux.

Enfin, à travers la plantation, le long d'un sentier poussiéreux, nous prenons la direction de la villa. Autour de nous, nous précédant et nous suivant, des grandes sœurs accompagnent les petits en habits du dimanche, tandis que quelques anciens traînent leurs vieux os dans des robes et des costumes amidonnés.

La procession est émouvante, même si elle est un peu pathétique. Les sourires et l'excitation montrent aisément comme chacun se réjouit de ces festivités qui viennent égayer notre quotidien morose, mais pourtant nous savons tous que cette fête n'est pas pour nous. Certains, moi le premier, savent que le bal de ce soir signe sans doute le début d'une période plus sombre encore pour nous, loin de la bienveillance de mademoiselle Sophia qui va nous être enlevée. Mais la plupart, en particulier les enfants, sont ravis à l'idée d'entendre enfin de la musique, d'apercevoir de belles dames et de beaux messieurs, des automobiles pimpantes, et de goûter en fin de soirée les délicieux mets dont leurs mères parlent depuis des semaines et qu'elles ont aidé à préparer dans de telles quantités qu'il est certain que, même nous, nous aurons notre part.

Mon estomac grogne déjà d'impatience à cette seule idée. Mais mon cœur, oppressé, et ma gorge, serrée, sont un pendant à cette bonne humeur ambiante. Pour moi, la soirée est déjà un deuil.

A côté de moi, Alim marche d'un pas allègre, lançant des œillades aux grandes sœurs qui font mine de jouer les mères respectables avec leurs troupeaux de mômes galopant et criant autour d'elles. Mais malgré ses blagues, ses bourrades et ses sourires amicaux, mon humeur reste sinistre et ma joie de façade ne le trompe pas.

Quand nous émergeons enfin du champ de coton et parvenons en haut de la colline qui marque les limites du domaine privé de la famille Forbes, des échos de musique nous parviennent, ponctués de rires et de coups de klaxons guillerets. Des berlines étincelantes de lustre et de chromes serpentent dans l'allée jusqu'à l'entrée de la villa, chacune s'arrêtant et laissant échapper des froufrous de dentelles et de soies colorées ou des éclairs de damas et de cotons sombres. Le gratin de tous les environs de Greenville jusqu'à Montgomery ou Mobile. Des noirs en livrée blanche, la dernière mode chez les familles riches – sûrement un nouveau moyen de marquer la domination de la race supérieure... - tiennent les portes des voitures, portent des plateaux, des torches et des braseros dans le crépuscule qui monte sous les derniers feux du soleil couchant.

Bousculé par Alim, je réalise que je me suis arrêté, tel un condamné à mort devant l'échafaud. Je pousse un soupir à fendre l'âme qui desserre un peu l'étau de ma poitrine, puis je me remets en marche vers la luxueuse bâtisse en bois blanc et volets verts. Les tuiles d'ardoise, briquées de frais, étincellent aux derniers rayons du jour. Autour de nous, les grillons ont commencé leur concert, ponctué çà et là de coassements gutturaux annonçant la nuit.

Je traîne un peu les pieds, mais partout autour les autres font de même. Le désespoir alourdit mes pas, mais c'est la crainte qui ralentit ceux de mes compagnons. Même les enfants semblent soudain plus vieux. Ils sont conscients de ce que risque un noir à déplaire à un blanc et, même si nous sommes autorisés à profiter des miettes de la fête, il ne viendrait l'idée à aucun de nous de nous faire remarquer au risque de déranger un des invités importants de monsieur Forbes.

Comme sur la pointe des pieds, nous parcourons dans un silence de procession funèbre les dernières centaines de mètres de pelouse taillée qui nous séparent encore de la maison. De près, elle prend l'allure menaçante d'une forteresse d'ivoire que vient auréoler d'or et de sang la lumière du couchant.

La musique est plus nette, ici, et les enfants retrouvent le sourire. A dire vrai, même moi je ne peux m'empêcher de sourire un peu à entendre les notes devenues familières des chansons enfiévrées de Presley ou de Lewis.

M'approchant d'une fenêtre ouverte, je jette un regard discret dans le grand salon. Les lustres électriques dispensent une lumière généreuse et chaude sur les convives. Une longue table sur le côté, devant la cheminée éteinte, est couverte d'une nappe d'un blanc étincelant rehaussé de broderies ors et verts, les couleurs de la maison. Dessus trônent des plats d'argenterie étincelante et de porcelaine colorée emplis de mets raffinés de toutes sortes : viandes chaudes et froides, crudités et légumes chauds, toasts à la charcuterie, au fromage ou au poisson, boissons et cocktails variés... Un festival de couleurs et de saveurs qui me met l'eau à la bouche.

Les invités circulent dans la pièce, s'arrêtant régulièrement au buffet pour se servir, saluant les uns, discutant avec les autres, riant du bon mot d'untel, entretenant ou forgeant les alliances des puissants. A la faveur d'un mouvement de groupe, mademoiselle Sophia apparaît dans mon champ de vision, magnifique dans sa somptueuse robe de bal.

Ses cheveux, tirés en arrière par un ruban vermeil, retombent en cascades blondes sur ses épaules, bouclant l'orée de son corsage, orné d'un pendentif rubis serti dans une treille d'or et suspendu par une fine chainette dorée. La peau laiteuse de son visage, contrastant avec son regard bleu pétillant de gaieté, est encore soulignée par le rouge discret qui teinte ses pommettes. Sa robe, effectivement taillée dans des tissus incroyablement luxueux, a été composée avec une sophistication qui lui va à ravir : d'un velours léger et blanc aveuglant, marial, dont la douceur évidente me fait soudain trembler les mains, me rappelle immédiatement le grain de cette peau adorée. Les ourlets sont brodés de motifs rouge et or qui chatoient au plus infime mouvement, tandis que son décolleté, masqué par une dentelle opaque bien qu'au motif aérien, attire irrépressiblement le regard sur ce qu'il dissimule. Étroite à la taille pour souligner la minceur énergique de la jeune femme, elle s'évase vers le bas pour lui conférer une légèreté de voltigeuse virevoltante, et froufroute aux poignets et au cou, formant une corolle de pétales diaphanes ouverts sur un cœur de douceur : ses mains fines et douces, bien sûr, mais surtout son visage angélique, trophée surmontant ce chef-d'œuvre de la nature et de l'homme.

Mademoiselle Sophia.

- Ferme la bouche ! T'as l'air idiot !

L'air moqueur d'Alim dissimule mal la compassion qui s'est installée dans son regard et l'ombre d'inquiétude qui la sous-tend.

Je sursaute et détourne mon regard de cette vision douloureuse, honteux, me félicitant pour une fois que ma peau d'ébène m'empêche de rougir dans les ombres crépusculaires qui nous enveloppent peu à peu.

Alors qu'il m'attrape le bras pour m'entraîner vers un autre côté de la maison où les autres noirs se sont rassemblés, derrière les cuisines, pour profiter plus librement des échos de la musique et des restes du banquet, je jette un dernier coup d'œil, à la sauvette, sur Mademoiselle Sophia. Elle est encerclée de soupirants à l'allure digne et riche, mais son regard se détourne invariablement d'eux et, tout à coup, se plante dans le mien. Je me fige, captif. Elle me sourit de ce sourire unique qui me fait sentir à la fois minuscule et gigantesque, fort comme un héros et fragile comme une fourmi sous le sabot d'un cheval.

Simultanément, la silhouette de Peter s'interpose entre nous, son regard mauvais braqué sur moi, et Alim me tire plus sèchement hors de vue des invités du grand salon.

- Arrête ça ! me chuchote-t-il avec véhémence. Elle n'est pas pour toi et tu vas t'attirer de graves ennuis !

- Je sais, je lance, à la fois amer et triste. C'est bientôt fini, de toute façon.

Mon ton, à la fois agressif et désespéré, met un terme à la discussion et Alim me donne une accolade affectueuse, me serrant fortement sous son bras lorsqu'il s'aperçoit que je tremble.

Approchant de l'arrière de la bâtisse, je distingue les lueurs des braseros autour desquels les miens se sont regroupés. Certains ont rapporté de notre village de maigres provisions pour faire patienter les enfants, mais tous ou presque, surtout, profitent des mélodies qui se font entendre pour danser ; ils profitent surtout de cette impression rare et factice que blancs et noirs sont des égaux qui fêtent ensemble la joie d'être en vie.

Les mères font des allers-retours entre le jardin et les cuisines, portant des cruches d'eau et des assiettes fumantes de nourriture réchauffée sur le poêle, partageant quelques instants de repos auprès des leurs entre deux services en salle.

Voyant que malgré sa sollicitude à mon égard Alim ne cesse de lorgner les jeunes femmes dont les silhouettes avantageuses se découpent en ombres chinoises devant les flammes, parmi celles, plus petites, des enfants, je l'encourage à aller s'amuser tandis que je vais voir ma mère.

Il me remercie et file sans me laisser le temps d'insister. Bien sûr, j'ai menti. Je n'ai aucune envie d'aller voir ma mère. Pas plus que de retourner jouer les espions. Caustique et abattu, je pars explorer l'autre façade de la grande maison, abandonnée et sombre comme mon humeur, où un quasi silence permet d'entendre à nouveau le chant des grillons. Je m'assieds sur les marches de la véranda de bois clair. Non loin de moi dans l'obscurité, la brise fait doucement grincer une balancelle.

J'écoute les bruits de la nuit, celui des insectes et des crapauds, au loin, celui du bois qui craque sous moi et derrière moi, le grincement de la balancelle qui s'intensifie soudain puis s'atténue, s'éteint, le craquement du bois qui pulse régulièrement sous les pas des blancs qui s'amusent derrière moi.

Mademoiselle Sophia.

Ma mère travaille parfois dans ses appartements et, lorsque je l'embrasse à son retour, c'est sournoisement que j'étreins la jeune fille à travers son parfum léger qui a imprégné les chairs et affaires maternels. Un parfum de lilas et de lavande, piqueté de zestes de mélisse. Un parfum qui lui ressemble : douceur solaire et vivacité de la jeunesse. Un parfum que je sens autour de moi rien qu'à l'évoquer.

Je sursaute soudain lorsqu'une masse blanche fait son apparition à mes côtés, fantôme invraisemblable qui s'assied près de moi en silence.

Elle.

Je tremble à nouveau, violemment, presque incapable de respirer tant le délicieux parfum, dont la source est si proche, me paralyse l'esprit.

Mademoiselle Sophia.

Elle se tourne délicatement vers moi, sa tête penchée, et les boucles de ses cheveux viennent caresser son menton tandis qu'elle me sourit.

- Vous vous appelez Samba, c'est bien ça ?

Sa voix, douce et murmurante, et qui dit mon nom, à quelques centimètres seulement de moi ! J'en ai la tête qui tourne et des bouffées de chaleur. Incapable de parler, je hoche la tête, un peu trop frénétiquement à mon goût. Depuis le temps que je m'imagine nos conversations, nos rencontres, je suis très loin d'avoir aussi fière allure que dans mes rêves les plus modestes.

- Cela a un rapport avec la musique que l'on joue en Amérique du sud, au Brésil ?

- Je ne sais pas. Ma grand-mère m'a dit que ça veut dire « celui qui se relève ».

- Un très beau nom pour un descendant d'esclave.

Je suis très mal à l'aise. J'ignore où nous mène cette conversation, mais je suis à la fois dans l'épisode le plus heureux et le plus angoissant de toute ma vie. Par un effort de volonté et pour masquer mon trouble, je tente de nourrir la conversation.

- Et vous, Sophia, ça veut dire quelque chose ?

Je vais sûrement passer pour un demeuré ! Elle va appeler son père pour qu'il me châtie !

- Ça signifie « sagesse ».

Sa réponse, chuchotée, laisse deviner un sanglot naissant que ses yeux, voilés soudain, viennent confirmer.

La lune, désormais, jette des reflets froids dans son regard d'habitude lumineux. Je dois tenter de lui remonter le moral !

- C'est vrai que vous êtes sage ! Je n'ai jamais entendu dire que vous ayez donné du souci à monsieur ou madame Forbes. Tout père serait fier de vous avoir pour fille.

Entraîné par ma joie de lui parler et mon envie de revoir son sourire et ses yeux pétiller, j'évoque l'épisode de l'après-midi.

- Vous êtes en tout cas plus sage que votre frère et vous ferez du prétendant que vous choisirez l'homme le plus heureux de la Terre.

Manqué. Elle détourne son regard de moi et le silence tombe, lourd. Je la regarde de côté, mortifié d'avoir dit quelque chose que je n'aurais pas dû dire. Quelle idée d'avoir critiqué son frère ! De quel droit ai-je insulté sa famille ? Alors que je m'apprête à réclamer des coups de fouet pour me punir de cette injure que je lui ai faite, je surprends un premier sanglot et je vois ses épaules tressauter. Par réflexe, je commence à tendre un bras consolateur puis je me fige, effaré. De quel droit poserais-je mes sales mains de nègre sur sa pure blancheur ?

Mais je n'ai pas le temps de me rétracter que Mademoiselle Sophia se jette dans mes bras, lâchant la bonde à son chagrin, presque silencieux, mais manifestement violent et douloureux.

Bien sûr, mon cœur se fend devant tant de souffrance chez cette jeune femme que j'adore, mais la serrer dans mes bras, pour de vrai, seuls dans la nuit, est un strict instant de bonheur aux allures de paradis. Je voudrais que cela ne s'arrête jamais. Malgré moi, presque à mon corps défendant, je l'enlace légèrement, tapotant chastement le haut de son dos.

Ses cheveux chatouillent mon menton, puis mon nez tandis que, impuissant, j'inspire enfin cet air tant désiré, habité du parfum de sa présence à mes côtés.

Mes tremblements s'apaisent tandis que ses sanglots se calment et nous restons ainsi enlacés sous la lune, les échos lointains de la fête comme provenant d'un autre monde inaccessible.

A un moment - j'ignore si c'est elle qui s'est éloignée de moi ou mes bras qui l'ont laissée s'éloigner -, elle s'écarte un peu, relève son visage vers le mien et nos regards, proches à se toucher, s'arriment l'un à l'autre. Nos souffles se mêlent tandis que nos bouches, implacablement, plongent l'une vers l'autre. Le monde disparaît dans un vertige euphorisant tandis que nos lèvres se mêlent, son corps chaud pressé contre le mien, sa blancheur limpide serrée contre ma noirceur opaque. Deux êtres contraires se complétant en une seule et même âme dans un pur moment d'éternité.

Une douleur fulgurante jaillit du milieu de mon dos et mon corps, violemment projeté par le coup, roule au bas des marches, lâchant brusquement ce corps de femme auquel il se croyait soudé. Tandis que je relève les yeux, hagard, vers mademoiselle Sophia, je capte d'abord son regard effaré, horrifié, puis, la surplombant, le corps nerveux et haineux de Peter.

- Espèce de sale enfoiré de négro de merde ! Je t'ai juré de te faire la peau si tu t'approchais de ma sœur ! Espèce d'enculé ! T'as cru que je plaisantais ! C'est ce soir que tu meurs !

Sortant de son saisissement, mademoiselle Sophia s'agrippe soudain aux jambes de son frère en le suppliant de m'épargner. Il la repousse violemment et elle étouffe un cri de douleur lorsque son épaule vient heurter la rambarde de la véranda. Elle se jette à nouveau dans ses jambes et, attirées par les cris de Peter, j'entends les voix des invités approcher, dominées par celles des maîtres de maison. Pour ne pas attirer davantage de problèmes à mademoiselle Sophia et parce que je sens qu'aucune de mes explications ne saurait laver l'affront que j'ai fait à cette noble famille, je décide de fuir en direction des bois.

En quelques enjambées hésitantes, je quitte le halo de lumière répandu à travers l'encadrement de la porte qui vient de s'ouvrir et je prends peu à peu de la vitesse au fur et à mesure que je retrouve mes esprits.

Je m'aperçois soudain qu'à mes halètements se mêlent des sanglots. Colère, joie, peur et dégoût se confonden. en un trop-plein d'émotions qui cherchent à m'étouffer. Parvenu en haut de la colline, je m'arrête un instant pour jeter un œil en arrière. On a fait rentrer la jeune fille et les invités, mais Peter et quelques autres jeunes hommes, sans doute des prétendants, se sont réunis sous le porche et se sont équipés de torches.

Et de fusils.

La panique me gagne et je reprends ma cavalcade vers le bois. Je traverse le champ de coton comme un forcené, distingue à peine les cabanes de guingois du village dans l'obscurité de cette nuit où la lune s'est cachée derrière les nuages pour ne pas assister au gâchis dont je suis l'auteur et la victime consentante.

Enfin, les ombres des arbres m'enveloppent et me dissimulent. Je ralentis un peu. J'ai de l'avance sur mes poursuivants et je connais le bois mieux que quiconque. Pourtant, je sais qu'ils me retrouveront : je dois partir.

Mais, déchiré, je n'accepte pas l'idée d'abandonner mademoiselle Sophia alors qu'elle a trouvé un abri dans mes bras et que nous nous sommes embrassés. Aussi impossible que cela soit, je sais qu'elle aussi éprouve des sentiments pour moi, sinon elle ne se serait pas blottie contre moi et elle n'aurait pas cherché à me défendre contre son frère.

Mais si je l'aime, puis-je seulement envisager de lui apporter le bonheur ? Que peut faire un nègre dans ce monde de blancs tout-puissants ?

Je continue ma course, régulière et ralentie, à travers bois, et je longe bientôt la rivière, que je traverse lorsque j'atteins le premier gué. Au cas où Peter et ses amis auraient pris des chiens, je continue le long de la rivière et je retraverse le cours d'eau au gué suivant, répétant la manœuvre plusieurs fois, continuant de m'éloigner du domaine.

Je n'entends toujours pas d'aboiements ou de cris. Mais je revois les grands yeux effrayés de mademoiselle Sophia. Je sens encore le contact de ses lèvres sur les miennes. J'entends encore ses supplications pour sauver ma misérable peau. Et gâchant tout ça, le regard haineux et la voix pleine de fiel et de meurtre de son frère.

Je pense fugitivement à ma mère, mais je sais que les Forbes sont justes et ne la puniront pas pour mes actes. Mais qui prendra soin d'elle, si je m'en vais ? Alim, sans doute, et tous les autres du village seront là.

Non, je peux partir sans craindre pour ma mère.

Ni pour Alim, qui sera plus heureux sans devoir s'apitoyer sur mon sort.

Ni d'ailleurs pour mademoiselle Sophia, qui pour un instant d'égarement, ne risquera pas de sacrifier tout son confort et sa position.

Mais si elle était malheureuse avec ces arrogants fils de bonne famille ? Et si Peter ou son père la punissent pour ce que nous avons fait ? Si peu en somme... Et rien de mal en tout cas ! C'était tellement pur que je me sens sali qu'ils puissent y voir quoi que ce soit de mal.

Son beau visage flottant devant mes yeux embués de larmes et de sueur mêlées, je me prends soudain les pieds dans une racine et je m'écrase aussi brutalement que lamentablement par terre, mon crâne heurtant avec un bruit sourd un tronc de chêne massif. La douleur explose dans ma tête, en même temps qu'elle coupe les sanglots qui menaçaient d'étouffer le peu de souffle que ma course me laissait. Étourdi de fatigue autant que par le choc, je sombre dans l'inconscience.

Les aboiements des chiens me tirent brusquement de ma léthargie et j'ouvre péniblement les yeux, ébloui par les rayons de soleil de l'aube. Je tourne un peu la tête et recrache un peu de terre et de feuilles mortes avant de me relever avec difficulté, un peu désorienté. Les aboiements à nouveau me ramènent à la réalité et au douloureux souvenir de la nuit. De nouveau suffoqué par l'angoisse, je me mets à courir dans la direction opposée aux chiens.

Si je veux sauver ma peau, j'ai intérêt à bien la cacher.

Tandis que ma course prend un rythme plus régulier sous l'ombre des branches couvertes de bourgeons, je repense à mademoiselle Sophia et mon cœur s'emballe à l'évocation de notre étreinte aussi intense que fugace.

Je ne peux pas l'abandonner !

J'ai beau savoir qu'un nègre ne peut épouser une blanche et lui assurer un avenir heureux, je sais que je suis dur au labeur et que je l'aime depuis aussi longtemps que remonte ma mémoire ; et son regard hier, ses lèvres, son corps m'ont murmuré cette nuit l'aveu de son sentiment pour moi.

L'espoir, ténu mais brûlant, de cet ailleurs voisin où un nouveau départ serait possible me galvanise et je souris presque, un peu crispé, tandis que j'accélère et amorce une courbe pour ne pas croiser mes poursuivants tout en revenant vers le domaine.

J'ignore combien de temps je cours, mais ma force semble inépuisable, mon souffle invincible. Mon cœur bat la chamade et m'encourage de son tam-tam, faisant résonner en moi une détermination inflexible. Son battement en deux temps semble marteler le prénom de la femme que je retourne chercher : So-phia ! So-phia ! So-phia !

Parvenant à la lisière du bois, je distingue par-delà le sommet de la colline le toit d'ardoises luisantes de la villa. Impossible de m'approcher : le terrain est à découvert et la pelouse, d'un vert lumineux, me révèlerait. Je contourne la prairie vers le champ de coton, puis me glisse entre les tiges de la plantation. J'essaie de contourner le bâtiment. Par derrière, le jardin tend ses bosquets vers la plantation et celle-ci, masquée par la construction, ne fait pas à cette heure partie des zones les plus traversées par les Forbes et leur domesticité.

Je tente.

Parvenu en face du pré carré de madame Forbes, je me tapis un instant, guettant les allées et venues éventuelles, écoutant les bruits, scrutant les fenêtres. Il est encore tôt pour un lendemain de fête et aucun mouvement n'est perceptible.

Cassé en deux, oppressé par la peur autant que par l'excitation, je me rue dans le bosquet le plus extérieur du jardin et plonge quasiment dessous. Haletant en silence, j'attends que mon souffle se régule tout en m'assurant que je n'ai pas été repéré et qu'aucun danger immédiat ne me menace.

Rien.

Je passe discrètement de massif en massif, m'approchant de la maison. Les chambres de madame Forbes et de sa fille donnent sur la verdure fleurie de ce petit havre féminin. Accroupi entre deux buissons sous la fenêtre de mademoiselle Sophia, je tâte à mes pieds le sol humide et pose la main sur des débris de branches laissés là à pourrir. J'en ramasse un, le brise en deux dans un claquement spongieux et presque inaudible et jette doucement le plus petit morceau vers le carreau. Le tir étant mal ajusté, je ne touche que les lattes de bois du mur et le projectile claque mollement avant de retomber.

Je brise le reliquat en deux petits morceaux et retente l'expérience. Le premier atteint la vitre mais ne cogne pas assez fort, se contentant de l'effleurer. Le second, lui, jeté avec anxiété et impatience, frappe un peu plus durement la surface fragile et je grimace en entendant le claquement sec résonner comme un coup de feu dans le silence. Je m'enfonce vivement dans les feuillages et me fige, attendant le bris de glace et les cris qui s'en suivront.

Au bout de secondes interminables, je soupire de soulagement devant l'absence de réaction, mais aussi de frustration. Toutefois, je sursaute soudain en distinguant le loquet de la fenêtre jouer doucement. Je me renfonce davantage dans ma cachette, les yeux levés vers l'ouverture, et je manque pleurer de joie et de chagrin en apercevant son visage blême et ravagé de fatigue et d'angoisse. Sa robe de nuit froissée, son bonnet de travers et ses mèches en bataille soulignent sa jeunesse et sa candeur, mais son teint livide, ses yeux rougis par les larmes et ses cernes sombres la font paraître plus âgée et je peine presque à la reconnaître.

Alors qu'elle se penche un peu, je m'extirpe lentement de mon cocon végétal et je lui fais mon sourire le plus chaleureux pour lui transmettre ma force et mon amour. Son expression bouleversée me fait comprendre que la nuit ne m'a pas non plus mis à mon avantage, mais son sourire soulagé et les larmes qui ruissellent soudain sur ses joues me font gonfler le cœur à en éclater.

Alors que je m'apprête à lui parler, elle pose son indexe délicat sur ses lèvres et disparaît brusquement. Stupéfait et effrayé à l'idée de nous faire repérer, j'attends en jetant sans cesse autour de moi des regards nerveux. Je manque détaler comme un lapin quand j'entends craquer une branche au coin de la demeure, et m'évanouir lorsqu'un bruissement suivi de l'apparition de quelqu'un se produit : d'abord de peur, puis de soulagement. Elle est là, dans une robe simple passée en vitesse, un petit sac au bras.

Et elle me sourit.

Elle se jette dans mes bras et nous nous étreignons si fort qu'une idée traverse mon esprit le temps d'un éclair : nos deux corps soudés à tout jamais, tels une seule statue taillée dans un marbre noir et blanc.

Mais l'urgence du réel chasse vite cette image et, surtout, vient rompre le charme de nos retrouvailles.

- Ils ne t'ont pas tué !

La phrase, murmurée, me fait l'effet d'une détonation. Elle me parle. A moi ! Mais surtout, elle n'a pas tout à fait raison : ils ne m'ont pas encore tué. La nuance tient en un mot mais marque une différence de la taille d'un abîme sans fond.

- Ils sont encore à ma recherche. Il faut que je parte.

- Mais tu es là.

Son affirmation, chuchotée alors qu'elle a rivé ses yeux dans les miens, me fait frissonner. Je suis pétrifié, à la fois terrifié et heureux, omnipotent et impuissant. Elle se défait de mon étreinte et, plaçant sa petite main blanche dans ma grande main noire, elle m'entraîne vivement derrière elle en direction de la forêt.

Une fois sous le couvert des arbres, nous ralentissons le pas, aux aguets. Je lui expose mon plan : partir, ensemble, tous les deux, vers la Virginie ou même le Maryland, ou pourquoi pas New-York ? Plus terre à terre, elle y ajoute un moyen : le car de Greenville pour Montgomery, puis de là vers Atlanta et Charlotte, et ainsi de suite jusqu'à ce que nous soyons arrivés à destination. Tandis qu'elle parle, je la contemple, un sourire idiot jusqu'aux oreilles, incapable de faire face à ce miracle qui vient illuminer ma sombre vie : mademoiselle Sophia à mes côtés, auprès de moi, et fuyant avec moi ! Le reste, tandis qu'elle me destine ses sourires, ses regards et ses paroles, et que sa main serre la mienne, n'a aucune importance.

Nous dirigeant à l'oreille pour ne croiser personne, nous faisons des détours pour nous rapprocher de la ville. Bientôt, la forêt cède la place aux champs de blé, de maïs et d'avoine, que nous traversons le plus discrètement possible, traversant les sentiers avec prudence, nous faufilant entre les jeunes tiges des céréales, à demi courbés pour ne pas dépasser.

Tout se déroule comme dans un rêve. Mes sabots, serrés sur mes pieds par les mouchoirs trempés de sueur et raidis de poussière, me font mal aux pieds, mais je crois que mon sourire idiot reste accroché à mon visage.

Enfin, des bruits de moteur se font entendre de loin en loin, puis des bâtiments découpent soudain leurs toits sur le ciel bleu à la lisière des champs.

Greenville.

La tension monte en moi d'un cran. En ville, tout le monde connaît mademoiselle Sophia, et même si la plupart des blancs ne distinguent pas un nègre d'un autre nègre, nous ne pourrons pas nous promener main dans la main au milieu d'eux sans nous attirer des problèmes. Je m'arrête, la forçant à cesser sa course, et je lui expose mes craintes. Elle penche légèrement sa tête de côté pour m'écouter et réfléchir à mon propos et je manque perdre le fil de mon idée tant elle est belle à couper le souffle.

Nous décidons de nous rendre à la gare routière séparément, aussi douloureux que ça puisse paraître. Elle règlera les billets – elle a pris de l'argent dans son sac – et je la rejoindrai devant le car. Le départ se fait tous les jours vers onze heures.

Levant les yeux vers le ciel, j'en déduis qu'il nous reste environ une heure et j'acquiesce, angoissé à l'idée de la voir s'éloigner, et déjà désespéré par son absence. Elle plonge son regard dans le mien et m'embrasse délicatement. La douceur de ses lèvres me fait fermer les yeux et la tête me tourne délicieusement. Lorsqu'elle recule son visage, elle garde les yeux rivés aux miens et me sourit.

- Tout va bien se passer. A très vite.

Puis, dans un grand mouvement de robe, elle part d'un bon pas vers Greenville. Mon cœur se serre tandis que je la vois disparaître au loin.

Lorsqu'elle est hors de vue, je compte dans ma tête jusqu'à cinq cents, j'écoute et j'observe les alentours et, n'y pouvant plus, je me lance à sa suite, prenant sur moi avec peine pour ne pas courir et la rattraper.

Je tremble comme une feuille en approchant les premiers bâtiments et manque fuir en courant lorsque je croise le premier blanc venu. J'ai le sentiment - la certitude - qu'il y a, écrit en grosses lettres lumineuses sur ma peau de nègre : à abattre. Des ruisseaux de sueur froide viennent imbiber ma chemise dans mon dos tandis que je m'efforce de paraître serein. Je n'arrive pas à croire que je passe inaperçu. Peu à peu, de rencontre en rencontre, face à l'indifférence des blancs comme à celle des autres noirs qui s'affairent fébrilement, je reprends confiance.

La gare routière n'est plus loin. Bientôt, j'aperçois le toit pyramidal, puis l'horloge qui orne la façade de plâtre blanc de la gare ferroviaire. Le train ne passe qu'une fois par semaine sur cette ligne, et il ne s'y arrête pas à chaque fois, d'où l'importance vitale des cars pour les voyageurs.

Une fois à portée de vue de l'arrêt, je scrute éperdument la foule qui est plus dense à l'approche de onze heures aux abords du point d'embarquement. Je ne la vois pas. Des dizaines de blancs et de noirs occupent la place, les premiers s'abritant à l'ombre des érables qui décorent les trottoirs, les seconds vaquant précipitamment à leurs occupations. Quelques nègres attendent à l'écart, une valise en carton ou un sac rapiécé à leurs pieds.

Personne ne fait attention à moi. Mais dans mon état, je préfère ne pas m'approcher de suite. Pas tant que je ne l'aurai pas vue.

Enfin, une ombre claire et blonde apparaît derrière la porte vitrée de la gare et mademoiselle Sophia sort au milieu d'un groupe de blancs. Elle jette des coups d'œil vifs autour d'elle, sûrement pour me repérer, mais elle ne me voit pas. Sans réfléchir, je lui fais un grand signe du bras.

M'ayant reconnu, elle se met à me crier de fuir. Dans un brouillard d'incompréhension, je l'entends sans saisir ce qu'elle attend de moi. On va partir dans quelques instants. Bientôt, nous serons libres et réunis en paix.

Enfin, je réalise que le groupe de blancs auquel elle est mêlée est composé exclusivement d'hommes. Et que ceux-ci m'observent tous, l'air mauvais. Parmi eux, Peter, qui soudain lance le signal de la curée. Tous se mettent à vociférer insultes et menaces en se précipitant vers moi, mademoiselle Sophia retenue par deux d'entre eux. Elle pleure et crie sa rage impuissante.

Moi, tout à coup, l'horreur de la situation me frappe. Ils nous ont rattrapés ! Hésitant un quart de seconde supplémentaire qui laisse mes agresseurs se rapprocher dangereusement de moi, je me résigne à ne rien pouvoir faire d'autre que fuir – pour l'instant.

Je détale à nouveau, un groupe de chasseurs aux trousses. Attirés par le bruit de la poursuite et des imprécations haineuses de mes poursuivants, d'autres se joignent à eux pour tenter de se saisir de moi, de me couper la route.

En panique, je slalome entre les voitures, les piétons et autres obstacles fixes, mais les bâtiments de la ville crachent sans cesse de nouveaux adversaires tout autour de moi, et les jupes elles-mêmes se mêlent aux pantalons pour le lynchage final. Je dois m'échapper coûte que coûte. Dans le lacis labyrinthique des rues, chaque croisement porteur d'espoir se change en nouveau renforts ennemis. Le désespoir me gagne tandis que je m'essouffle et que l'idée, inexorable, monte en moi : je vais mourir.

Leurs voix, innombrables et furieuses, me submergent maintenant de tous côtés, me crachent des injures, des condamnations sans appel. Certaines sont presque sur moi et je perçois leurs haleines lourdes d'alcool et de fureur. Je sens soudain que des mains m'agrippent pour me tirer, me pousser. Puis des ongles s'enfoncent comme des serres dans ma chair, et les coups commencent à pleuvoir : dans mon dos, sur ma tête, sur mes bras dont je tente de me faire un bouclier, des coups de pieds dans mes jambes tandis que je glisse vers le sol, dans mes reins, dans l'estomac... La douleur est suffocante, et d'autant plus que les coups dans le ventre me coupent la respiration. La terreur est comble tandis que je comprends brusquement que je vais mourir, que ces gens veulent ma peau et qu'ils sont en train de m'exécuter. Les yeux pleins de sang, je ne parviens plus à me protéger des coups qui tombent de partout à la fois. Je ne discerne plus rien d'autre que les vociférations de la foule qui crie sa colère et se galvanise ensemble en se faisant sentir sa puissance. Une foule contre un homme seul. Je sens mes os craquer un à un, les poumons en feu, mon corps parcouru de spasmes de douleur. Quelqu'un, d'un violent coup de talon, vient de me fracasser une jambe ; un autre me brise l'articulation d'un bras en tirant brusquement à contresens. D'autres coups de bottes écrasent, percent et frappent, brisant une à une mes côtes. Au bord de l'asphyxie, je me mets à vomir une bile noirâtre dans la poussière. C'est mon sang que je crache ! C'est mon sang dans lequel je m'étouffe ! Je suis désormais étendu sur le dos et on continue de me tabasser. A travers le voile rouge qui recouvre mes yeux, je distingue des silhouettes vives qui s'approchent puis s'éloignent, remplacées par d'autres ; et, toujours, la douleur qui se répète, qui s'intensifie. Un nouveau coup, plus violent que les autres, vient heurter ma tête et je tombe enfin inconscient, l'image de mademoiselle Sophia, de son sourire angélique et de son regard triste flottant quelques instants devant mes yeux...

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Quatseyes ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0