VI
Quand mon réveil m'arrache au sommeil, je suis épuisé mais plein d'une excitation nerveuse. J'ai désormais la sensation d'avoir deux êtres en moi, à l'étroit, dédoublant ma conscience du monde mais gonflant jusqu'à menacer de la faire éclater ma pauvre carcasse de trentenaire aigri.
Je regarde longuement couler l'eau du robinet du lavabo avec une fascination morbide, puis je mouille mon gant et fais ma toilette habituelle, insistant sur ce visage blanc que je ne reconnais plus tout à fait. J'ignore ce que me réserve ma séance de ce soir avec Prakaash, mais j'y trouve déjà matière à nourrir mes angoisses, mon impatience et mes espoirs les plus fous.
Je m'habille rapidement et descends aussi vite que possible à la cuisine. J'y croise ma mère qui s'en va après avoir déposé un baiser léger dans mes cheveux tandis que je m'installe devant un bol de café fumant.
Tandis que je sirote le breuvage amer qui infusera dans mes nerfs l'énergie fébrile dont ils ont besoin pour soutenir ma carcasse sous le poids de ses angoisses, je tente de gonfler à bloc ma détermination, bandant ma volonté pour appuyer ma résolution à faire face à cette journée et à Hinergeld que j'imagine paré de plumes de vautour et tournoyant autour de moi, tout en serres et bec acérés et menaçants. Bref, j'ai les pétoches mais je serre les fesses contre l'adversité.
Dans le bus, pied de nez à mes terreurs passées : je m'assieds à une des quatre places en vis-à-vis, aux côtés d'un vieil ouvrier taciturne qui sent déjà le tabac froid dans sa vieille salopette en jean tachée des traces indélébiles de son dur labeur quotidien. En face, deux femmes aussi dissemblables que possible : l'une est jeune et l'autre ne l'est plus depuis un bout de temps ; la première est mince et nage dans ses habits de hippie tandis que la seconde contient à grand peine son excès de chair dans un tailleur sévère et terne dont le décolleté menace de succomber sous l'avalanche flasque. Un bel exemple de dimorphisme dans la jungle de la RATP.
Chemin faisant, le bus continue de se charger et la chaleur augmente avec la presse.
Coincé ainsi contre la grande vitre du bus et sous le regard croisé de mes voisins, je ne suis plus aussi persuadé d'être le glorieux nouvel homme que j'ai fait monter à l'arrêt précédent. Je sue abondamment dans un malaise permanent mais je me console en ne sentant croître en moi aucune vague d'angoisse, aucun déferlement de panique. J'en suis quitte pour descendre à ma station trempé, mais je ne m'imagine pas non plus quitter soudain mon siège pour rester benoîtement debout à bringuebaler contre les autres naufragés de cette France d'en bas qui monte au mauvais arrêt.
Néanmoins, n'y tenant plus et afin de préserver mes restes de dignité en arrivant au boulot autrement qu'en donnant l'impression d'être venu à la nage, je descends plus tôt et décide de finir à pied pour avoir le temps de sécher.
Sous la pluie.
Mauvais calcul.
Ça m'apprendra à sortir la tête de mon nombril de temps en temps et à relever les yeux de mes chaussures...
Du coup, j'arrive trempé dans le hall de ma boîte, dégoulinant d'une eau qui n'a pas la sordide odeur de mon mal-être mais qui me donne néanmoins l'aspect d'un clodo.
Un raté de plus.
Je prends quelques instants pour retrouver une contenance à défaut de recouvrer une allure présentable. Petit passage éclair aux toilettes pour sécher ce qui peut l'être sans trop me retarder, puis je regagne mon poste en me faisant discret.
Mais le soin que je mets à avoir une démarche naturelle n'empêche pas les regards de se tourner vers moi. J'ai soudain l'impression de rouler du cul comme une putain. Et leurs expressions hostiles et méprisantes, contrastant radicalement avec l'indifférence teintée de commisération à laquelle j'ai habituellement droit, ne font rien pour améliorer mon sentiment. Je résiste autant que possible, mais c'est presque en courant et rouge de honte que je me jette derrière l'abri dérisoire de mon box.
Pourquoi tant de haine ce matin ? Juste pour un léger retard ? Seulement parce que mes vêtements sont à tordre ? Je n'ai quand même pas été le seul à prendre la pluie, si ?
Tâchant de faire fi de mon malaise croissant, j'allume mon poste de travail et passe mes premiers appels. Peu à peu, le bruissement des voix à l'étage retrouve un peu de normalité et mon inquiétude se relâche.
Lorsque vient la pause, cependant, des murmures incompréhensibles mais acerbes appuyés de regards agressifs et méprisants me transpercent tandis que mes collègues désertent la salle.
Étonné et même un peu indigné par cette vindicte injustifiée, je me décide in extremis à interpeller Béatrice qui s'éloigne bonne dernière derrière le troupeau des fumeurs et de leurs sympathisants.
Arrivée près d'un an après moi, Béatrice est une trentenaire en perpétuelle galère. D'après les infos que j'ai entendues quand on s'oublie à discuter devant mon invisible personne, c'est une mère célibataire qui n'a cherché ni à se faire larguer, ni à avoir un enfant, mais elle affronte courageusement sa situation, comme elle a surmonté le licenciement économique qui lui a fait perdre subitement son boulot de secrétaire. Je n'ai pas échangé dix phrases avec elle en cinq ans, mais nos rapports ont toujours été corrects, quoique bien trop rares pour pouvoir être qualifiés de rapports...
- Désolé... Bonjour... Est-ce que... Je voudrais savoir...
C'est fou ce que j'ai comme mal à cracher le morceau face à un étranger à ma petite sphère familiale ! Je me collerais des baffes... Faut dire aussi pour ma décharge que Béatrice n'a daigné détourner que d'un tiers de tête son corps de l'ascenseur ouvert et qu'elle le retient d'une main, prête à partir au moindre impair de ma part. Impair de ma part qui ne manquera certainement pas de se produire d'une seconde à l'autre. Surtout qu'elle me jette elle aussi un regard réfrigérant. Pas hostile comme ceux qui me sont tombés sur le râble un peu plus tôt mais éteint, résigné, déçu. Et c'est peut-être pire.
- Qu'est-ce que tu veux ? me relance-t-elle dans un soupir.
Je ne peux m'empêcher de remarquer les rides qui marquent son visage. La vie ne lui a pas fait de cadeaux mais, à sa façon, elle en impose avec sa carrure plantureuse qui suggère force et générosité, sa tignasse brune et drue qui tombe en boucles lourdes partout autour de son visage et ses lèvres pincées, soucieuses en permanence de tous les problèmes qui doivent miner son quotidien.
Je réalise brusquement que cette inconnue qui m'inspire ce respect et cet intérêt est dans ma vie ce qui se rapproche le plus d'une amie.
Et qu'elle n'a pas l'air de s'amuser plus que moi dans la sienne.
- Tu es la seule à qui je peux demander ça...
Elle hausse les sourcils, vaguement surprise par mon entrée, sans doute, puis ce sont ses épaules qui m'encouragent mollement à continuer.
Je me lance.
- Pourquoi tout le monde a l'air de m'en vouloir tout-à-coup ?
Là, pour le coup, ce n'est plus une vague surprise qu'expriment ses yeux mais carrément de l'ébahissement devant ce qu'elle semble considérer comme un culot monstre de ma part !
- Tu croyais quand même pas que ça allait te rendre sympathique !
- Juste parce que j'ai été un peu en retard ?
Là, je suis estomaqué par cette injustice flagrante, moi qui suis toujours à l'heure, et même plutôt en avance, alors qu'il y a chaque jour des retards que nous avons l'habitude de compenser le jour-même, d'ailleurs, en quittant plus tard notre poste !
- Mais qui te parle de ton retard ? C'est ta promotion qui fait débat, et surtout notre licenciement programmé à tous !
- Comment vous avez su ?
Ma voix, après un mutisme atterré, n'est plus qu'un filet vacillant.
- Par le mailing d'hier soir, bien sûr. Tu ne l'as pas lu ?
Je fais signe que non de la tête, la gorge nouée. Mon égoïsme me frappe de plein fouet. Je n'ai pas eu une pensée pour tous mes collègues sur le carreau.
Soudain, alors que Béatrice fait mine de s'engouffrer dans l'ascenseur, il m'apparaît vital de me justifier au moins auprès d'elle, de m'innocenter à ses yeux.
- C'est pas du tout ce que tu crois : Hinergeld ne m'a proposé cette promotion que pour me forcer à démissionner et économiser mes frais de licenciement.
Ma voix a beau vibrer des accents les plus sincères de la vérité, je sens qu'elle ne me croit pas. Et je ne veux pas la laisser partir sans avoir pu rectifier cette image faussée qu'elle a de moi.
- Pourquoi démissionner face à une promotion ?
- Je suis multiphobique.
J'ai lâché l'aveu comme une pierre du haut d'un puits. Maintenant, je n'ai plus qu'à attendre de voir le bruit que ça fera en touchant le fond. Quelques secondes passent durant lesquelles je la vois réfléchir. Je retiens ma respiration.
- Qu'est-ce que ça veut dire ? Et quel rapport avec cette promotion ?
Je m'attendais au mépris, à la moquerie, mais pas à cette curiosité simple, cette volonté de me comprendre. Je suis donc forcé de confier ce que je n'ai dit que trop rarement, par honte et peur des moqueries.
- J'ai peur. Une peur panique de beaucoup de choses. Hinergeld le sait, comme il sait que je ne peux changer de façon de vivre. Ma promotion va m'obliger à rencontrer beaucoup de monde, à prendre le métro, l'avion, à découvrir de nouveaux lieux... Toutes choses qui me sont interdites par l'angoisse et la panique. J'en suis incapable.
- Pourquoi avoir accepté cette promotion alors ?
Sa question est posée sans méchanceté. J'y réponds avec sincérité.
- Je ne voulais pas donner ce plaisir à ce salaud.
Ma remarque accroche un sourire au visage de Béatrice et fait jaillir une étincelle de défi dans ses yeux. Je lui renvoie son sourire timidement.
- Accroche-toi, alors. Ne t'occupe pas des autres et fais-toi cet enfoiré !
Elle me presse brièvement le bras en me souhaitant bon courage et je contemple figé les portes de l'ascenseur qui se ferment sur elle.
Un sourire continue de flotter sur mon visage et je reste immobile, concentré sur la sensation de cette main amicale sur mon bras.
Une amie ? C'est à la fois trop tôt, absurde et pathétique de ma part de brandir de telles pensées mais je ne peux m'empêcher de penser à Béatrice en ces termes : elle m'a écouté, compris, soutenu... Et elle ne s'est pas moquée de moi.
Mais elle va se faire virer et pas moi... Une bile amère envahit ma bouche et j'hésite entre pousser la porte des toilettes pour vomir ou retourner me prostrer sur ma chaise de bureau. J'opte pour la seconde solution tandis que ma nausée recule.
Seul dans le silence bourdonnant des ordinateurs et des néons, je me repasse le fil de notre conversation, pas ébloui par ma prestation mais satisfait du résultat final.
Je repense soudain au mailing d'Hinergeld et je lance mon navigateur pour consulter ma messagerie.
Le mail est là, presque perdu entre les spams. Il est là et on peut y lire entre les lignes, mêlé de formules de politesse creuses et de justifications économiques vaseuses et vides de sens, que je suis le seul à conserver mon poste en raison de mon expérience et de mon efficacité. Si en tant que dinosaure du service mon expérience ne peut être remise en cause, il ne fait aucun doute que mon efficacité, elle, est plus que douteuse, et que personne ne peut y croire en vertu des classements mensuels affichés près de la machine à café et où je ne suis jamais apparu dans le top ten.
Je commence à mieux comprendre les réactions de mes collègues. Et la stratégie d'Hinergeld. Ce salaud essaie de monter tous ces pauvres bougres contre moi ! Il doit sans doute espérer qu'ils vont me pourrir la vie sans qu'il ait besoin de se salir les mains... Quelle enflure !
Mais je dois reconnaître qu'il a bien manœuvré... Il va falloir que je contre-attaque ! Et je n'ai pas le moindre début du commencement d'une idée...
Il me faudrait leur parler, me justifier... Mais l'idée même de me dresser face à eux et à leurs regards hostiles me fait trembler d'appréhension. Je revois le visage compatissant de Béatrice et retrouve un instant le plaisir rassurant de me voir compris, accepté. Mais reconduire l'expérience devant tant de gens me paraît insurmontable, irréaliste.
Il me paraît de plus en plus évident que Prakaash va devoir opérer un miracle sur moi ce soir si je veux pouvoir m'en sortir lundi prochain au siège... Et que je vais devoir accomplir d'improbables prouesses pour sauver du caniveau les bribes de dignité que j'ai laborieusement assemblées depuis quelques jours...
Ce soir, ma priorité sera de guérir ma claustrophobie. Que ce soit dans le métro parisien pour me rendre au siège, dans la salle de réunion où je serai reçu, ou même dans l'impensable avion que je devrai prendre pour me montrer à la hauteur de mes nouvelles obligations et les petits hôtels où je devrai descendre, il est indispensable que je me débarrasse de cette stupide peur panique des endroits clos. C'est vital. Je verrai le reste après.
Je réalise soudain à quel point je suis plein d'espoir et d'ambition et, même si la sale petite voix geignarde de la défaite qui m'accompagne depuis toujours me souffle que je n'y arriverai pas, je me réjouis intérieurement de cette force nouvelle qui me permet de l'ignorer et d'y croire quand même.
Fragilement, toutefois.
Quand les collègues remontent, j'essaie d'ignorer les commentaires à peine discrets qu'ils me destinent de leurs voix aigres en passant, tout comme je feins de ne pas voir leurs regards mauvais peser dans mon dos. Du coin de l'oeil, je guette le retour de Béatrice mais ne l'aperçois nulle part. Sans doute a-t-elle pris l'allée qui contourne mon box, comme elle le fait le plus souvent, puisque c'est le chemin le plus court vers son bureau quand elle ne s'arrête pas aux toilettes. Malgré moi, je suis déçu, bien que je me trouve pathétique de l'être. Une fois chacun à son poste, l'après-midi suit son cours normalement. A l'exception du fait que rien ne l'est plus, normal.
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