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Bientôt l'heure de la reprise.
Le bourdonnement de l'ascenseur annonce le retour des collègues et leurs voix qui envahissent l'espace relancent la course du temps et me broient les intestins.
L'après-midi va être long. Ou rapide. Je suis torturé alternativement par des élans d'impatience enthousiaste et des poignards d'angoisse glacée. Je mène mes appels au radar et n'en garde aucune trace. Une seule question hante en boucle mon esprit : ma suggestion va-t-elle être efficace ou suis-je le jouet d'un délire qui va m'exploser à la gueule comme un ballon trop gonflé ?
En attendant, je suis dans cet instant figé d'appréhension crispée qui précède l'impact, l'explosion. Tendu comme une corde d'arc prête à céder. Incessamment, mon œil est attiré par la petite horloge qui clignote en bas de mon écran et, invariablement, mon cœur manque un battement puis frappe plus douloureusement sa cage comme pour s'enfuir avant la catastrophe. Mais mes côtes tiennent le coup.
Je suis moins catégorique pour les nerfs.
- Chers collaborateurs !
La voix autoritaire d'Hinergeld retentit à travers l'espace et me glace les sangs. Je sens un vertige m'emporter au bord de l'évanouissement, mais je m'accroche avec l'énergie du désespoir au rebord de mon bureau. Je dois entendre ce qu'il va dire. Peu importe ce qu'il va dire. Mais je croise les doigts. Intérieurement, du moins, faute de pouvoir détacher mes phalanges blanchies par l'effort.
- Chers collaborateurs ! Je vous ai informés en ce début de semaine de la décision de fermer ce service afin d'optimiser l'efficacité et le rendement de notre prospection téléphonique. Aujourd'hui, je reviens vers vous afin d'affiner et compléter les informations que je vous ai déjà communiquées et qui, je m'en doute, ont pu vous inquiéter quelque peu.
Sans blague !
Je suis pendu à ses lèvres, comme les autres, même si je n'ai pas réussi à me redresser pour pouvoir les regarder.
- Après réflexion et au vu de votre sérieux, j'ai décidé une surprime de licenciement pour tous ceux qui vont continuer leur chemin hors de l'entreprise. J'ai demandé que vous soit versé un dédommagement équivalant à deux mois de salaire. En outre, je vous rédigerai personnellement une lettre de recommandation pour faciliter votre retour à l'emploi.
Quelques vivats résignés mais joyeusement surpris se font entendre. Les bougres se font licencier : c'est une belle saloperie à encaisser quand même.
- Madame Rézon, veuillez me suivre à mon bureau je vous prie. J'ai des dispositions particulières à vous présenter.
Ton sec et professionnel, il a déjà tourné les talons sans même douter un instant que Béatrice va le suivre. Rasséréné par ce premier succès, je parviens à trouver la force de me relever pour la voir s'éloigner de son bureau vers celui d'Hinergeld. Tout le monde la suit des yeux et, avant de pénétrer dans la petite pièce vitrée où se jouera peut-être un chapitre crucial de sa vie, elle se retourne brièvement et nos regards se croisent, moi anxieux et elle perplexe et inquiet. Puis elle ferme la porte derrière elle.
La plupart échangent des commentaires étonnés, entre réjouissance et stupeur incrédule. Certains semblent hésitants, comme s'ils appréhendaient un mauvais canular.
Moi, je jubile intérieurement mais une large part de mon soulagement s'hypothèque dans un bureau hors de portée de mes oreilles et de mes yeux. Hinergeld est visible, lui, mais son visage, surtout de loin, est un masque impénétrable. Quant à Béatrice, comment dire si son dos droit est un signe de fierté comblée ou de désespoir digne ? Alors que quelques uns, songeant à ma promotion, s'avisent que ma tête dépasse au-dessus des parois des boxes, on me fixe avec intensité, dans l'espoir peut-être que je divulgue une quelconque bribe d'information sur ce qui vient de se passer ou qui demeure en cours. Je me rassieds, gêné.
L'après-midi est surréaliste, comme en apesanteur, et le temps semble avancer par petits bonds successifs, de convocation en convocation, la voix d'Hinergeld claquant dans le silence de l'étage avec la même sécheresse froide que d'habitude. Pourtant, aujourd'hui, chacun ne fait pas que redouter d'être appelé : une fébrilité comparable à celle des enfants le matin du vingt-cinq décembre parcourt l'étage en un frisson continu ponctué de soubresauts à l'énoncé claquant de chaque nom. Albenque. Brunault. Bugnon. Dombière. Favret. Leprévost. Marchand. Mouret. Nielle. Nurtesse. Oiselier. Omande. Orbèche. Pascalet. Plouhenac. Riffert. Roths.
Quand mon nom me foudroie, je me dresse au garde-à-vous, me sentant rougir tandis que je remonte l'allée vers le bureau du directeur, tel le cancre appelé au tableau qui sait avancer vers le pilori. Mais je me tance intérieurement pour mobiliser toute mon assurance nouvelle et encore si soluble : je dois faire face à Hinergeld et obtenir gain de cause !
Quand je frappe à la porte entrouverte, il ne quitte pas l'écran de son ordinateur des yeux et, saisissant deux feuillets dans la gueule de son imprimante, les pose brusquement de mon côté du bureau dans un bruit de froissement d'ailes. Blanches ailes, blanches nouvelles ?
- Signez ça !
Toujours glacial et chirurgical. J'approche prudemment et déchiffre le document bref et concis qui m'est soumis en double exemplaire. Mon maintien en CDI, mes nouvelles missions au Maghreb et mon augmentation substantielle - près de mille euros de mieux ! -. Je cherche le piège, louchant sur les interlignes pourtant manifestement vierges de tout mauvais coup.
- Allons ! Dépêchez-vous ! On n'a pas toute la journée !
Galvanisé, sur mon petit nuage d'autosatisfaction hagiographique, je signe et flotte en sens inverse jusqu'à mon poste, à peine conscient du nom qui tonne dans mon dos à ma sortie. Mais passée une demi heure, je redégonfle un peu et me remets à angoisser à propos du sort de Béatrice.
A moins d'un quart d'heure de la fin de mon service, de toute manière, je l'entends bien aux bourdonnements excités, le cœur n'est plus au travail malgré l'adoucissement inespéré des conditions de licenciement. Proie figée dans les phares du destin, j'attends que tombe le verdict final. Autour de moi, les bruissements m'indiquent que beaucoup partagent mon humeur, du moins en partie, et jouent tranquillement avec leurs affaires en échangeant à voix basse. Moi je reste immobile, vidé de tout but. Absolument et irrémédiablement dans l'expectative.
Enfin, quand il est temps pour moi de partir, je plie bagage et me relève avec lassitude. Pour tomber nez à nez avec Béatrice, qui venait à ma rencontre, hésitante.
- Comment tu as fait ? dit-elle simplement, et je vois dans son regard que la reconnaissance et le doute le disputent à la honte et à la colère en une tension palpable.
Je n'ai pas le droit à l'erreur.
Je joue la prudence, à nouveau.
- Comment j'ai fait quoi ?
Elle me dévisage, l'air de se demander si c'est du lard ou du cochon, puis se décide à mettre les sous-titres.
- Comment as-tu convaincu Hinergeld de ne pas me mettre à la porte et même de me donner une promotion ? Comment et pourquoi moi ?
- Je ne sais pas de quoi tu parles... essaie-je d'éluder. Tu dis qu'il te garde finalement ? Je suis heureux pour toi ! Vraiment !
Mon enthousiasme ne la déride pas. Pire, son regard se voile, comme si je l'avais déçue.
- Ne me mens pas. Je t'ai vu avec Hinergeld ce midi. Tu sais aussi bien que moi que c'est un con et que rien ne l'obligeait à ces deux efforts qu'il a faits aujourd'hui. Qu'est-ce que tu lui as dit ?
Dans ses yeux, je lis une douleur désespérée que je ne comprends pas. J'ai tout fait pour lui rendre une part de bonheur auquel elle a droit et j'ai soudain le sentiment de lui avoir causé plus de tort encore.
- OK. J'ai discuté avec lui, c'est vrai, et il faut croire que j'ai été convaincant.
Bel euphémisme ! Qui ne la convainc pas.
- Je lui ai expliqué mon point de vue : le gain d'image vite compensé par les économies salariales et la modernité avantageuse d'un binôme paritaire s'appuyant sur tes qualités. Concrètement, nous allons dans un pays où la relation homme-femme n'est pas aisée. Une direction des deux sexes nous permettra de diriger les équipes au mieux.
Mon explication mi-improvisée me paraît un peu tendancieuse, mais je n'ai rien trouvé de spirituel à opposer à sa méfiance et c'est le seul argument logique que j'ai trouvé. Elle se détourne de moi mais ne s'en va pas, se frotte vigoureusement le visage et se masse tempes et paupières avant de se retourner et, d'une voix enrouée, de me murmurer un merci qui me serre le cœur tant je ne parviens décidément pas à définir ce qu'il signifie, entre amertume et soulagement. Puis elle s'en retourne à son poste.
Je la regarde s'éloigner et m'avise brusquement que je veux la rattraper. Je sprinte alors pour la rejoindre.
- Tu as accepté, alors ?
J'ai lancé ça sur un ton plein d'entrain pour tenter une ultime fois de réchauffer le lien qui m'avait paru naître entre nous, mais elle ne me regarde pas et, tandis qu'elle reste tournée vers son bureau, prête à poursuivre vers lui, elle laisse échapper, lasse et résignée :
- Ai-je seulement le choix ?
Scotché par le ton de sa voix, je reste planté à la regarder s'éloigner. Puis je me retourne et me rend à l'ascenseur. Je regarde défiler les chiffres sur le cadran qui surplombe l'ascenseur et, lorsqu'ils indiquent le zéro, je prends la direction de l'escalier, les pieds lourds comme des tombes.
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