V

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Je m'éveille dans une grande inspiration désespérée pour tenter de faire disparaître la sensation de suffocation et mon râle de souffrance qui l'accompagne me ramène soudain à ma chambre. Des relents de beurre cuit flottent dans la lumière tamisée de ma lampe de chevet et les corps ont disparu ; le sang s'est évaporé.

Pas leur souvenir.

Ni la sensation des cadavres pesant sur moi, ni celle, terrifiante, du sang qui me recouvre implacablement et me noie.

Je suis en nage, empêtré à nouveau dans mes draps. Les volets fermés ne laissent pas deviner l'heure qu'il est mais les chiffres rouges du réveil ne me laissent pas longtemps dans l'ignorance. Trois heures du matin. On est en pleine nuit. Et, sauf erreur de ma part, je viens de trouver la cause de ma peur panique du sang. Tout seul. Par défi autant que pour éloigner les spectres de mon cauchemar, je m'empare d'une paire de ciseaux sur mon bureau et, avec réticence mais détermination, je m'entaille le côté de l'indexe gauche. La douleur de la coupure me tire une grimace et, presque aussitôt, une goutte vermeille point au-dessus de la plaie, bombée, brillante et sombre à la fois, liquide, certes, mais dure au point que mon regard et mon esprit s'y heurtent violemment.

Mais la panique ne vient pas.

Je contemple la bille qui grossit puis s'allonge et, avant qu'elle ne ruisselle le long de ma main et ne tache ma moquette qui a assez souffert cette semaine, je porte mon doigt à mes lèvre et en aspire le sang. Le goût ferreux emplit ma bouche et les perceptions inédites de cette expérience tiennent momentanément à distance les bribes angoissantes de mes derniers rêves. J'éprouve la sensation de la douleur, le goût de mon fluide vital, j'observe la plaie et les étapes de la coagulation, fasciné par un phénomène vite rendu banal par les accidents de l'enfance et dont l'essentialité naturelle m'avait toujours échappé faute de pouvoir l'affronter.

Petite victoire sur la vie que de pouvoir savourer mon propre saignement et mon automutilation et, fugitivement, élan de sympathie pour toute cette mode gothique de l'engouement vampirique des midinettes de tout poil que, le temps d'une expérience jouissive mais sordide, j'ai rejointes !

Quand enfin la griffure rose cesse de saigner, je reste assis sur le bord de mon lit, les lèvres engourdies par la succion prolongée, la tête vaguement tournoyante de fatigue et de concentration trop longue. Je tente de m'allonger mais le vertige s'intensifie. Alors je m'installe face à mon ordinateur et l'allume.

Son bourdonnement familier me rassure et, la décontraction aidant, mon esprit dérive à nouveau vers mon rêve. Encore un massacre. Mais cette fois-ci, je n'étais pas seul.

Maigre consolation.

Une fois la machine éveillée, je lance le navigateur et reste quelques secondes à contempler le champ de recherche et son curseur impatient. Une part de moi rechigne à accomplir cette tâche, mais je sais que je dois le faire si je ne veux pas sombrer dans une folie qui me terrifie.

Même si l'autre possibilité me terrorise tout autant.

Je lance quelques recherches sur ma vie dans la peau d'Ernst, mais je sais bien que je ne vais rien trouver. Toute ma famille a été décimée par les nazis et les rares proches qui auraient pu vouloir se souvenir de moi ont été assassinés la nuit de mon arrestation.

Une boule incandescente s'allume à nouveau dans ma gorge, tandis qu'une hélice aux lames acérées se met à tourner dans mes entrailles. Je ferme les yeux un instant et me presse les paupières.

Puis je regarde à nouveau l'écran.

Des millions et des millions de pages créées pour parler de la seconde guerre mondiale, du nazisme, de la Shoah, de l'extermination des juifs, des photos innombrables qui me brûlent l'âme au fer rouge, douleur que je reconnais bien maintenant, et qui font déborder le chagrin par mes yeux fatigués d'avoir trop vu d'horreurs en si peu de temps. Des témoignages d'inconnus me parlent de ce que j'ai vécu. Nous avons été si nombreux à subir cette folie, cette cruauté...

A côté, Samba a l'impression d'avoir été malmené dans la cour de récré.

J'exagère, mais le décalage me paraît important, après avoir vécu les deux situations.

Écœuré par les horreurs du conflit mondial, je me décide à explorer les horizons plus aventureux de la conquête de l'ouest et de ses histoires de cow-boys et d'indiens, même si, désormais, j'y associerai toujours les images sanglantes de cette nuit.

Le massacre de Wounded Knee Creek. Le dernier grand massacre des indiens par les troupes américaines. Après cela, pas de réel bouleversement de conscience, mais une mort lente de mon peuple dans une déchéance affligeante. Fusionnant avec Cœur d'Ours, dont j'ai partagé quelques heures le corps et l'esprit, je retrouve le sentiment d'avoir fait ce qu'il fallait, aussi terrible qu'en aient été les conséquences, mais je doute aussi.

Je comprends désormais ce qui m'échappait cette nuit. Le sacrifice du clan à la barbarie humaine était une graine de honte pour faire éclore les fleurs de la dignité sous l'engrais du sang.

Mais la graine n'a pas germé. Deux guerres mondiales. Une guerre froide. Des conflits économico-militaires à n'en plus finir et, maintenant, à nouveau la résurgence de guerres de religions... Et tandis que les roquets humains se bouffent le nez au-dessus de leur pâtée, la Terre et la vie se nécrosent.

Tout ça pour rien ?

J'éteins l'ordinateur, écœuré. Il est près de cinq heures du matin et, si je n'ai pas sommeil, j'ai envie de dormir, de me plonger dans l'inconscience bienheureuse du lit.

Je me recouche, sans grand espoir, mais mon corps fatigué et mon esprit surmené trouvent un terrain d'entente sur l'oreiller et je sombre dans un sommeil sans rêves.

Que mon réveil interrompt trop tôt pour me rejeter sur le trottoir déserté des travailleurs du samedi matin.

Je passe la journée au radar, épuisé, toutes mes maigres ressources concentrées sur ma tâche afin de ne pas offrir de prise à Rorgal qui nous surveille comme le lait sur le feu.

A quinze heures, je rentre et me couche sans demander mon reste, et le médicament que je prends sans nécessité au vu de mon état n'a pas le temps d'agir que je tombe dans une inconscience sans fond.

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