VI
J'ouvre brusquement les yeux, aux aguets. Quelqu'un marche dehors. Je projette ma pensée vers les rongeurs avoisinants. Plusieurs géants. Beaucoup. Ils progressent lentement vers le village, mais pas assez discrètement pour passer inaperçus. Je tourne la tête sur les côtés pour évaluer leur nombre.
Plusieurs dizaines.
Je change de point de vue avant de me lever.
Les huttes forment désormais un amas de petits points sous la lune. Je m'approche en piqué, la vitesse grisante m'électrisant, le vent de ma chute me fouettant.
Je suis pleinement éveillé.
Je tourne autour des constructions, en silence, repérant les hommes et quelques proies mal dissimulées par des touffes d'herbe.
Le village est encerclé.
La cause semble perdue mais je ne peux me résigner à mourir sans combattre.
Ailleurs, je me redresse et, levant la gueule vers le plafond, je hurle à la mort. Le cri d'alarme trouve immédiatement un écho et, par dizaines d'yeux attentifs, je vois qu'hommes et femmes se préparent à périr avec dignité, secondés par les enfants les plus grands.
On entrouvre des volets, on rassemble des projectiles.
Les blancs paieront cher leur désir de tout posséder et d'éradiquer ceux qu'ils ne comprennent pas.
- Voix-des-êtres ?
Le chuchotement me fait sursauter et je perds le contact avec les autres créatures, contrarié de m'être laissé surprendre.
C'est Court-au-vent, mon apprenti. Je me détends.
- Tu vas fuir immédiatement et continuer tes études ! je murmure, autoritaire et sans appel. Je vais mourir ce soir mais notre mission se perpétuera à travers toi. Tu dois survivre absolument ! Je t'ai appris les bases mais il te reste tant à découvrir pour devenir voix-des-êtres à ton tour. Tu es jeune ; tu auras le temps de découvrir et de former un apprenti toi aussi. Va, maintenant ! Et ne te retourne pas ! Tu ne seras jamais seul.
Court-au-vent retient ses larmes et acquiesce, déterminé à m'obéir.
Je le serre brièvement dans mes bras et le regarde disparaître dans la nuit.
Aussitôt, je ferme les yeux et me projette à nouveau. Je bondis hors d'une hutte et trottine au devant de lui en silence, rejoint par d'autres. En meute, nous lui ouvrons la voie.
Prédateurs instinctifs et sûrs, nous égorgeons efficacement quelques hommes pour briser les lignes assaillantes et lui libérer un passage. Une fois hors de danger, nous nous retournons pour nous lancer dans notre dernière chasse.
Soudain, un coup de feu retentit et je réintègre brutalement mon esprit, coupé par la souffrance. C'est toujours déroutant de se voir chassé d'un corps à sa mort. Immédiatement néanmoins, je projette mes dernières forces dans la dispersion de mes ultimes volontés et, quelques minutes encore, je reste conscient de la boucherie héroïque qui nous relèguera avec une fierté ironique et ignorée dans le passé.
Je suis crocs qui s'immiscent et déchiquettent, serres qui plongent et arrachent, griffes qui déchirent et frappent pour tuer. Et, à côté de moi, j'entends, je vois, je sens les miens qui tombent par dizaines, à peau tendre, poils ou plumes. Dans un déferlement de tonnerre, la violence de l'homme blanc répand son nuage de mort dans une odeur de poudre implacable et envahissante sans cesse traversé par l'éclair meurtrier des détonations.
Puis c'est le silence, ponctué çà et là de râles de douleur ou d'essoufflement.
Et c'est la battue.
J'entends qu'on abat des portes de bois léger, des cloisons de roseaux tressés et des enfants épargnés par le combat. Les chocs se rapprochent et, les accompagnant, un crépitement lumineux croît tandis qu'une odeur de feu dévore peu à peu l'air ambiant.
Deux hommes entrent enfin dans ma cabane et me soulèvent brutalement de terre pour me traîner vers leur chef.
Je tiens à peine debout, mais je relève le menton.
Le trépas ne m'effraie pas et, désormais que tant des miens sont partis, il me tarde de les rejoindre loin de la misère rampante qu'est cette nouvelle humanité coupée de la vie.
- C'est toi le démon qui pervertit les créatures de notre Seigneur ?
Leur chef porte une longue robe noire et ses cheveux blancs en broussaille bouillonnent autour de son visage ridé par des décennies dédiées à l'exercice de la haine.
- C'est toi le serviteur d'un Dieu d'amour au nom duquel tu assassines des créatures innocentes en oubliant ce que tu dois à la vie ?
Il me gifle pour mon insolence, ce qui ne me surprend pas, mais la force du coup, elle, m'étonne. Il darde sur moi des yeux incandescents de malveillance et me crache au visage.
Je lui réponds par un sourire moqueur et un claquement de langue réprobateur.
- Tu es sorti trop tôt de la poche de ta mère et n'as pas sucé son lait assez longtemps ; ton coeur a pourri avant de mûrir !
Je vois nettement son corps se contracter et la rage gonfler en lui jusqu'à menacer de le faire éclater, mais il se contient in extremis et dégaine un petit poignard fin à la poignée dorée.
- Tenez-le ! grimace-t-il sèchement à l'adresse des deux hommes qui ne me lâchent pas et chez qui je sens la même rage immature de l'enfant qui ne comprend pas et détruit la source de sa peur plutôt que de se dominer et de s'adapter pour la dépasser.
L'homme en noir s'approche du brasier - l'ancienne cahutte de Koala-soudain, un chasseur dont la patience légendaire lui valait de toujours rapporter les plus belles prises.
Il ne rapportera plus rien, désormais, et sa tranquille assurance me manque déjà.
Il plonge son couteau au cœur des braises, comme s'il cherchait à poignarder l'incendie lui-même et, au bout d'une attente longue et tendue, l'en retire, rougeoyant.
La lueur des flammes environnantes et de la lame chauffée projettent sur son visage des ombres fuyantes et inquiétantes, et je réalise soudain que cet homme est fou, rongé par ses démons intérieurs.
La peur me tord brusquement les entrailles mais j'essaie de n'en rien montrer. L'incendie derrière lui donne à sa chevelure l'apparence d'une couronne de feu telle que les blancs aiment à se les représenter sur leurs anges de la vengeance.
Mais de quoi cherche-t-il à se venger ?
Il s'approche à nouveau de moi, l'arme brandie comme un pieu entre son pouvoir à lui et mon impuissance à moi. Il arbore un rictus joyeusement cruel sous ses yeux de forcené.
- Tenez-le bien, répète-t-il à ses hommes de nouveau, mais la fureur a maintenant laissé sa place à une délectation sadique qui me donne froid dans le dos.
Il approche la lame de mon visage et malgré moi, je cherche à reculer, sentant la panique me gagner. Mais mes deux gardes me tiennent fermement et un troisième par derrière vient maintenir ma tête. Et mon bourreau enfonce lentement la lame brûlante dans mon oeil droit.
Je tâche en vain de me débattre, de me libérer, la douleur horrible et l'effroi m'empêchant de raisonner, mais j'en suis réduit au cri de souffrance inutile d'un vieillard incapable de résister.
Il retire la lame de mes chairs fumantes et endolories et retourne la plonger dans les flammes où elle grésille quand mon sang s'y consume.
Je vomis à mes pieds, vaguement content d'éclabousser mes gardiens, mais toujours conscient, à mon désespoir naissant. La douleur ne reflue pas, brûlante, implacable, et mon corps immobilisé tremble de tous ses nerfs pour tenter de l'endiguer.
Et le prêtre revient.
La dernière chose que je vois avant que la lame transperce mon dernier œil, c'est le sourire cruel de mon tortionnaire.
Puis tout disparaît de ma vue.
Mais je suis toujours conscient et les sons, les odeurs, ma peau écrasée par les mains calleuses des fermiers, me renseignent sur la poursuite de mon cauchemar.
- Lâchez ce suppôt de Satan !
On lui obéit, mais je suis tout autant enchaîné par ma cécité soudaine que par leur poigne virile.
- Tu es libre si Notre Seigneur miséricordieux te garde en vie jusqu'au lever du soleil. Cours si tu veux vivre, vieillard.
Et comme je ne bouge pas, il me plante à nouveau son dard dans le corps. La souffrance dans mon épaule est fulgurante et presque aussi dure que celle de mes yeux. Je titube pour m'éloigner, cherchant à éviter une nouvelle blessure, sous les rires gras des hommes qui m'entourent.
Cherchant à me guider au bruit, je me dirige vers l'espace d'où rien ne s'esclaffe et trébuche sur quelque chose de mou, m'étalant de tout mon long. Sous mes mains, un petit corps fin et lisse. Un de nos enfants.
Je me redresse péniblement, au bord de la nausée, et un fouet claque contre mon oreille. Souffrance cuisante. Je porte ma main à cette nouvelle blessure et continue de m'éloigner en trébuchant à chaque pas sur des cadavres et autres ruines du combat.
Maigre consolation : Court-au-vent s'est échappé et ils ne sont plus qu'une dizaine à s'amuser à mes dépens. Tout n'est peut-être pas perdu.
Tandis que je cherche mon chemin à tâtons, une nouvelle lame me perce dans le bras jusque là indemne et je hurle. Au bord de la panique, j'essaie frénétiquement de suivre de la main le contour de la cabane contre laquelle je viens de buter, mais je me brûle la main dans un nouveau foyer de l'incendie et, criant à nouveau parmi les rires, j'essaie de courir plus loin, intercepté par un nouveau coup de fouet dans le dos.
Désormais en proie à une terreur irrépressible, j'halète et cours à l'aveuglette, me blessant presque autant par moi-même qu'en me jetant sur mes ennemis hilares. Sentant des larmes couler sur mes joues, désespéré par mon état lamentable d'inepte vieillard, je ne peux pourtant plus contrôler ma panique et tourne en rond dans une obscurité compacte qui me terrifie car elle dissimule poignards, fouets, cadavres et autres ingénieuses idées pour me torturer. Et, dans mon état, je ne songe ni ne peux me projeter dans un autre corps.
J'ignore combien de temps dure le supplice avant que je m'écroule, à demi fou et épuisé par mes blessures et mes vains efforts pour les limiter, mais je n'ai pas conscience d'une seule partie de mon corps qui n'impulse pas sa douleur jusque dans mes os.
Alors que j'entends leurs pas qui se rapprochent, attendant la mise à mort, le galop de chevaux se fait entendre. Je tends mon esprit vers eux mais j'échoue, faute de force. Les cavaliers s'arrêtent à proximité et mettent pied à terre. Un choc mou succède à leur descente, puis le raclement d'un poids traîné sur le sol.
- Mon père ?
Un des nouveaux venus.
- Qui est-ce ? demande mon bourreau de sa voix que je n'oublierai pas.
- Un des noirs de c'nid, crache-t-il en réponse. On l'a cueilli à une lieue d'ici environ sur la route de Brisbane qui s'faufilait ventre à terre comme s'il avait l'diable à ses trousses !
Court-au-vent ! Non, c'est impossible !
- D'un coup de lasso, qu'on l'a eu ! Même qu'on y voyait pas à deux pas ! Un tir de Finn ! On vous l'a ramené pour s'assurer de vot'volonté mais on voudrait bien s'amuser un peu avec. Mac Carthy pense qu'on d'vrait lui ôter c'te couche de charbon pis l'saigner pour le rendre à Dieu tout rose comme y dvrait êt' pour pas lui faire injure.
Je tente à nouveau, en vain, de tendre mon esprit, mais je suis trop faible et je peine à me concentrer. Je cherche à me relever mais mon corps me trahit.
Pas lui ! Pas Court -au-vent ! Il doit vivre !
- Non ! je grogne. Pas lui ! Laissez-le !
- Tiens ! On dirait que ce démon le connaît !
La voix, toujours la même, grinçante, cruelle. Et je comprends que je viens de faire ma dernière erreur.
Soudain, un cheval hennit et on entend un cri de douleur à proximité.
- L'autre démon a eu le cheval ! Abattez-le et assommez le jeune sorcier !
Entre horreur et fureur, la voix autoritaire a claqué et un coup de fusil lui fait écho, suivi d'un hennissement de souffrance pitoyable.
C'est le premier succès de mon élève sur un gros animal et, malgré la situation, je suis fier de lui. Mais cela confirme également qu'ils l'ont eu et ça, plus que tout, me fait mal car il est le seul espoir de survie de mon peuple...
Je sonde à nouveau les alentours, mais l'odeur de feu a éloigné les animaux et je suis trop faible pour communiquer avec un cheval. Tout est perdu...
J'entends gémir Court-au-vent et c'est comme un nouveau coup de poignard - dans le cœur, cette fois-ci.
- Non ! j'implore, lamentable. Laissez-le ! Ce n'est qu'un enfant !
Mon enfant. Ou celui de ma fille, mais c'est la même chose pour nous, puisqu'elle est morte en couches et que son père l'avait précédée au hasard d'une mauvaise rencontre avec des blancs. Je le revois dans mes bras, encore tout fripé mais beau, calme, ses grands yeux noirs plantés dans les miens, serein, comme pour me consoler de la mort de sa mère et me dire que tout irait bien.
Et tout avait été aussi bien que possible dans ce monde envahi par les blancs. En grandissant, il était devenu mon disciple et notre relation s'était enrichie.
Et alors qu'il doit me succéder comme Voix-des-êtres auprès de notre peuple, il va mourir avec lui. Avec moi.
Quel gâchis.
- Le vieux sorcier reconnaît son engeance ! tonne victorieusement le fou en noir. Reconnais que vous êtes des suppôts de Satan et que vous pervertissez les bêtes et vous aurez une mort miséricordieuse !
- C'est faux ! s'insurge Court-au-vent, affaibli mais indigné par ces accusations ordurières. Nous comprenons et protégeons la vie sous toutes ses formes. C'est à ça que sert notre don ! Vous ne pouvez pas comprendre, vous qui écrasez la moindre parcelle de vie pour en tirer un profit délétère et éphémère ! C'est vous qui êtes une perversion de la nature !
La gifle claque, puissante et sonore, et Court-au-vent s'écroule pesamment, inconscient. Des bruits de coups s'ensuivent.
- Pitié ! je crie, me remettant péniblement à genoux. C'est juste un enfant effrayé ! Il ne sait pas ce qu'il dit !
La morsure d'un fouet vient soudainement me déchirer le dos et je m'avance pour lui échapper dans un gémissement, cueilli en plein visage par la lacération d'une autre lanière experte.
À quatre pattes, je m'échappe vers la droite, tâchant de me guider au bruit des coups qui continuent de pleuvoir sur mon petit-fils, mais l'horrible dard vient se planter dans ma clavicule gauche et je glisse brutalement au sol, heurtant une pierre du menton.
Le corps en feu et au bord de l'évanouissement, je poursuis en rampant ma progression. Dans un bruit de tonnerre, la foudre me transperce la jambe droite, sous les rires gras de la meute de bêtes humaines qui me cernent.
La panique est de nouveau là, puissante et incontrôlable, dans cette obscurité menaçante où se cachent tant de mes vicieux ennemis.
Mais je m'accroche à ma dernière pensée lucide : protéger de ma vieille carcasse desséchée le corps frêle et plein de promesses du sang de mon sang.
Quand je parviens enfin à son corps inerte, je m'écroule sur lui et ma dernière satisfaction est d'encaisser pour lui une partie des coups qui lui étaient destinés. Même si ces brutalités ne peuvent désormais plus l'atteindre.
Puis les odeurs de feu et de poudre s'estompent, le goût du sang s'éloigne, le crépitement du feu, les rires et les chocs des bottes sur nos chairs disparaissent et la douleur occupe seule mon obscurité intérieure avant de se résigner enfin à relâcher son emprise sur moi.
Et tout s'arrête.
Ce sont mes propres sanglots qui me réveillent. Je pleure la perte de mon petits-fils et de mon peuple, je pleure devant tant de violence gratuite et vaine, je pleure de désespoir devant cette espèce à laquelle j'appartiens et qui n'apprend pas, qui ne progresse pas, qui ne grandit pas.
Mes sanglots irrépressibles attirent ma mère qui me prend dans ses bras et je la serre aussi fort que je peux pour étouffer mon chagrin, comme pour rattraper tous ceux que j'ai aimés et qu'on m'a arrachés.
Comme pour retenir ma vie d'avant qui m'échappe de plus en plus.
Comme un naufragé qui s'agrippe à sa planche de salut et qui lutte dans la tempête pour ne pas sombrer.
Et qui sait qu'il va sombrer.
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