III
Nous revenons naturellement vers la sandwicherie de la dernière fois, la considérant apparemment comme notre cantine pour la semaine.
- C'est moi qui régale aujourd'hui, tu te rappelles ?
Je lui souris en acquiesçant et nous passons commande. Notre table étant libre, nous nous y installons et savourons en silence moi mon sandwich et Béatrice sa salade.
Au bout d'un moment, ma faim et mes souvenirs de la matinée refluent et je repense aux étranges expériences que j'ai vécues en venant. Elles me paraissent doublement irréelles assis en terrasse à midi à Paris : il n'y a en effet plus de place pour le surnaturel dans cette ville grouillante de monde et de machines et la longue matinée confond mes souvenirs du trajet avec les rêves de la nuit. Tout ces événements bizarres, étrangement, ne m'obnubilent pas vraiment : toujours à la limite de ma pensée, ils demeurent néanmoins secondaires, comme familiers et brumeux. Je reviens dessus, naturellement, dès que mon esprit n'est pas pris d'assaut par les angoisses du réel, mais, de manière surprenante, mon esprit traite à la fois tout ça par le mépris de la routine sur l'extravagant et l'indifférence du familier sur l'insignifiant du quotidien. Tout cela me laisse perplexe quand j'y réfléchis. En plus de l'inquiétude sourde que ça fait brûler dans mon ventre.
Du coup, l'ensemble formant un fond plutôt flippant à mes pensées, je décide de détourner mon regard et cherche en Béatrice une diversion salutaire.
Son regard est plongé dans le vague, lointain. De profil, ainsi détachée de tout, elle accuse les blessures du temps, un rayon de soleil venant timidement auréoler les lignes de son visage en soulignant quelques rides d'expression, comme les légères pattes d'oie qui étoilent ses yeux ou les discrets sillons qui marquent sur son front les victoires de la femme sur les coups bas de la vie.
Je la trouve plutôt belle. Il y a quelque chose de séduisant aussi dans cette indépendance manifeste qu'elle incarne vis-à-vis des autres. Un charme alliant force et fragilité qui ne me laisse pas indifférent.
J'apprécie vraiment sa compagnie, tant dans le cadre de notre travail qu'en dehors, son souci consciencieux de bien faire m'inspirant confiance et son acceptation de mes difficultés et son accueil auprès d'elle me remplissant d'un sentiment de gratitude un peu pathétique mais enthousiasmant et électrisant.
- J'apprécie vraiment beaucoup que nous soyons ensemble !
Ma déclaration, spontanée, franchit mes lèvres avant que j'aie pu même envisager de vouloir parler.
Béatrice sursaute légèrement, cille pour revenir dans le présent qui l'entoure.
- Pardon ? Qu'est-ce que tu m'as dit ? Désolée mais j'étais perdue dans mes pensées.
Tournée vers moi, elle me livre son regard attentif et grave et je m'y perds un instant.
- Je... Je disais que j'étais content qu'on travaille ensemble... Que j'apprécie beaucoup ta compagnie...
Elle sourit mais se crispe aussitôt, ses yeux traversés par une étincelle passagère qui me fait craindre d'en avoir trop dit, de l'avoir effrayée en faisant montre d'une implication un peu trop insistante dans notre relation de travail.
Elle se tourne à nouveau vers le trafic, lève ses yeux vers le soleil, paupières fermées comme pour se réchauffer, et se détend peu à peu.
- Moi aussi, lâche-t-elle au bout d'un temps qui m'avait fait cesser d'espérer une réponse.
Un sourire irrépressible étire mes lèvres tandis que je sens ma poitrine se contracter plutôt douloureusement pendant que ma tête, comme emplie d'hélium, semble entraînée loin du sol en même temps qu'un délicieux vertige me la fait tourner.
D'une mièvrerie périlleuse, ma réaction me déstabilise et je m'efforce de la contrôler, puis de repousser ces sensations prématurées et contreproductives.
- Tu as pu discuter avec ta fille ?
Son regard se voile de tristesse et je m'insurge contre ma maladresse. Je ne pouvais pas choisir un sujet plus léger ? Mais je manque de pratique autant que d'habileté et, je dois l'avouer, je peine à parler pour ne rien dire tant qu'il y a des problèmes sérieux à traiter. Et en matière de soucis, j'ai ce qu'il faut pour ne plus jamais devoir parler de météo !
- Je lui ai expliqué. Mais elle n'a compris qu'une seule chose : que je vais m'en aller comme son père, l'abandonner. Et elle m'en veut pour ça.
Sa voix est éteinte et elle fixe ses doigts qui se livrent à un corps-à-corps angoissé.
- Je vais en rediscuter avec elle chaque jour jusqu'à dimanche pour l'aider à comprendre et accepter ce changement...
- Tu lui as fait miroiter les avantages pour elle ? dis-je, enjoué.
Elle se tourne vers moi, sourcils circonflexes.
- Qu'est-ce qu'elle pourrait bien trouver comme avantage à me voir disparaitre des semaines entières ?
- Vacances à la mer, voyages en avion, promenades à dos de chameau dans le désert, cadeaux spéciaux, un ordinateur pour te parler en visioconférence, plus de temps avec ses grands-parents, deux chambres... Il doit être possible d'allécher et de faire positiver une enfant dans tout ça !
Elle réfléchit un peu puis sourit.
- Toi, tu sais parler aux mamans désespérées ! J'essaierai tes arguments chocs ce soir et je te dirai si ça a marché !
Elle se perd un peu dans ses pensées mais, rapidement, elle fronce les sourcils et se tourne vers moi.
- Je suis désolée d'être aussi égoïste ! Je ne pense qu'à moi depuis le début ! Tu prends les choses comment pour dimanche, toi ? Ça ira avec tes angoisses ?
Je ne parviens pas à répondre immédiatement, tant mes pensées et mes mots se bousculent pour sortir. J'y mets un peu d'ordre avant de parler mais, du coup, je vois nettement que le délai paraît assez explicite pour lui servir de réponse.
- Tu n'as jamais pris l'avion, c'est ça ? Et tu as le vertige ?
Je hoche la tête.
- Je vois mon thérapeute demain à ce sujet, je confie presque malgré moi, tant j'ai besoin d'en parler, et le soulagement que j'en retire ouvre plus large les vannes de la confidence. Il est redoutable avec mes phobies ! Il en a déjà éradiqué trois particulièrement handicapantes et j'ai même réussi à me débarrasser d'une quatrième tout seul dans ma lancée !
- C'est super ! Qu'est-ce que ça te fait de ne plus ressentir ces peurs ?
Je lui souris largement, pour le coup.
- J'ai repris le métro pour la première fois depuis plus de vingt ans ! J'ai pu prendre un bain de foule ! Mon premier sans paniquer ! J'ai même pu découvrir les joies d'une promenade en pleine nuit ! C'était génial ! Je revis !
- J'imagine même pas ce que ça peut représenter pour toi ! Tu as trouvé la perle rare avec ton thérapeute ! Il te reste encore beaucoup de phobies à éliminer à part le vertige ?
Le hasard faisant bien les choses, comme on dit, je réponds en actes au moment où le roquet d'une vieille dame se met à japper furieusement après un coursier dont le scooter pétaradant l'a surpris.
Pris de panique, je bondis de ma chaise en renversant table et chaise, agrémentant ma démonstration de cris hystériques dignes d'une donzelle de série B assaillie par des souris anthropophages...
Heureusement, mon humiliation ne va pas plus loin car la vieille et son terrifiant basset vont s'éloignant tandis que je me dissimule accroupi et tremblant derrière la table de nos voisins.
Un silence atterré s'est fait sur la terrasse où certains consommateurs sidérés me fixent avec perplexité tandis que d'autres jettent des coups d'œil inquiets aux alentours.
Je sursaute et pousse un petit cri aigu quand une main se pose sur mon épaule. Quittant mes genoux des yeux, je suis surpris de voir Béatrice penchée sur moi, pleine de sollicitude. Elle me tire légèrement par le bras.
- Allez, Baptiste, me dit-elle avec douceur, tout va bien ! Il n'y a plus de danger ! Il est l'heure de retourner au boulot maintenant.
Je me laisse entraîner, encore en proie à l'angoisse mais délicieusement diverti par la poigne ferme mais délicate de Béatrice.
Tandis que nous avançons vers l'immeuble, je me calme peu à peu, aidée en cela par les paroles réconfortantes qu'elle me prodigue. Une fois dans le hall, je me sens mieux mais c'est avec un serrement de cœur que je la vois se détacher de moi pour appeler l'ascenseur.
Lorsqu'elle se retourne vers moi, je me sens gêné et fixe mes pieds.
- C'était donc avec les chiens, ton autre angoisse ? Mais j'avoue que, là, ta terreur était justifiée : c'est vrai qu'il était atrocement moche, ce chien !
Je relève la tête et, devant son sourire, je sens un poids s'envoler de mes épaules.
- Et, si tu veux mon avis, sa maîtresse devait mordre encore plus fort et elle devait sûrement avoir la rage !
Je pouffe.
- Et je dois me préparer à te courir après pour quelles autres menaces ? Pigeons ? Motocrottes ? Jupes rouges ? Du moins en attendant que ton super thérapeute t'en débarrasse !
Je ris de son ouverture d'esprit et, surtout, du soulagement que je ressens de ne pas l'avoir vue fuir face à ma crise. Mais je me moque aussi de moi au passage, que je trouve si pathétiquement ridicule.
- Rien d'aussi original, j'en ai bien peur ! je répond en pénétrant à sa suite dans l'ascenseur. Il ne me reste plus qu'à dépasser ma peur du vide, des chiens, du feu et de l'eau. Je suis à mi-chemin, en fait. Sur mes huit phobies, quatre sont en voie de guérison et, j'espère, une cinquième le sera demain soir !
Elle réfléchit un moment, comme prise d'un doute. C'est là que je me dis qu'on ne peut sans doute effectivement pas rire de tout et que je suis allé trop loin dans mes confidences...
- Tu ne m'as expliqué que trois de tes peurs guéries, tout à l'heure... C'est quoi la quatrième ? Si c'est pas trop indiscret ! ajoute-t-elle soudain, prise d'un remords face sa curiosité.
Je suis quelque peu rassuré et je réalise avec un mélange d'angoisse et de plaisir que notre relation évolue de la collégialité complice à une forme d'amitié franche, ce qui n'est pas pour me déplaire mais m'inquiète un peu. Plus quelque chose devient précieux, en effet, et plus la crainte de le perdre devient grande...
- J'avais aussi peur du sang, d'en voir. Mais pour ça, j'ai guéri spontanément.
Elle marque un temps de réflexion, interrompu par l'ouverture des portes de la cabine sur notre étage. Ce qui met un terme à notre conversation intime, aidé en cela par le regard aimable, chaleureux et doux du cerbère mécanique qui darde son regard d'acier glacé sur nos intruses présences.
Quatorze heures. Nous gagnons rapidement le bureau de Schmidt.
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