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Métro - clodo - dodo.
La faune urbaine, avec ses couleurs, ses humeurs et ses odeurs, en cette fin de mercredi, est à la fois intrigante, pleine de mystères renouvelés sous le premier regard, et en même temps désespérante de visages fatigués et fermés.
J'arrive rapidement chez Prakaash et m'installe dans mon fauteuil moelleux, au sein de mon sanctuaire hindou.
L'attente feutrée, la détente implacable, les voiles initiatiques, les coussins colorés puis le plafond ornementé.
- Bonjour monsieur Roths. La dernière séance a-t-elle été productive ?
Je raconte une version édulcorée de ce qui s'est passé en me concentrant sur ma classe de découverte et en évitant soigneusement mon expérience de Voix-des-Êtres au pays des kangourous et mon nouveau super-pouvoir d'esprit envahissant.
Je n'oublie pas que Prakaash est psychiatre et que l'internement est une menace plus que sérieuse qui pèse sur mes nouvelles libertés.
Légitime ou non.
J'ai beau ne plus être claustrophobe, je ne tiens pas pour autant à finir enfermé.
- Aujourd'hui, donc, en vue de votre baptême de l'air de dimanche, vous voulez vous attaquer à votre vertige, c'est bien ça ?
J'acquiesce, solennel et crispé. Dit comme ça, c'est à la fois présomptueux et inquiétant. Comme si l'effet était garanti !
Comme si c'était facile...
- Comme les fois précédentes, je vais vous demander de vous concentrer sur le plafond et ses dessins ainsi que sur ma voix. Nous allons chercher le nœud de votre peur du vide dans votre souvenir le plus ancien.
Ernst en moi se cabre un peu pour résister à cette concurrence hypnotique de son homologue, mais je suis aux commandes et bien trop certain de pouvoir me fier à Prakaash pour remonter le fil de mes phobies : je me contrains donc à la confiance et à la concentration.
- Je devais avoir pas loin de dix ans et c'était la deuxième fois que je me faisais attaquer par un chien. J'avais déjà une peur panique de ces bêtes et un molosse m'a pris en chasse quand j'ai fui en hurlant. Il était furieux, excité par mes cris et ma fuite. Terrifié, j'ai réussi à trouver refuge dans un arbre de la rue où j'habitais et j'ai grimpé aussi haut que possible.
À l'évocation de ce double cauchemar épouvantable, je marque un temps d'arrêt. Les courbes entrecroisées au plafond figurent devant mes yeux le lacis des branches et des feuilles, mais certaines lignes brisées surgissent comme des crocs pour me déchirer. Je me force à poursuivre après avoir dégluti.
- Je tremblais comme un cinglé, persuadé que le chien pouvait me suivre dans les branches, et j'ai fini par m'accrocher à la mauvaise. Je suis tombé comme une pierre de plusieurs mètres et je n'ai évité le pire que grâce à mes lacets qui se sont retrouvés emmêlés dans une des dernières branches. Je me suis retrouvé pendu par les pieds à deux mètres du sol, face au vide et à la gueule écumante de l'espèce de rottweiler qui voulait me bouffer ! En plein quartier résidentiel et en pleine journée, j'ai dû attendre plus d'une demi heure avant qu'on vienne à mon aide. Une éternité pendant laquelle je n'ai pas cessé de hurler et pleurer pendant que mon cauchemar se déchaînait à portée de bras en sauts avides de sang et en aboiements et grognements hargneux. J'étais déjà terrifié par les chiens avant à cause d'une première attaque et ça n'a rien arrangé ! Et c'est à partir de là que je suis devenu hystérique au moindre dénivelé...
Prakaash laisse planer un moment un silence réflexif puis il entame sa litanie lénifiante tandis que les motifs du plafond se mettent peu à peu à se mouvoir sur l'écran noir de mes paupières, dessinant un entrelacement de lignes qui deviennent peu à peu des branchages mouvants tandis qu'un vent iodé se met à fouetter curieusement mon visage.
Une poigne ferme m'enserre chaque cheville comme un étau. Les branchages, au-dessus de ma tête, ont laissé place à des vagues écumantes venant pourlécher à grand fracas les crocs déchiquetés de la falaise qui s'élève, blanche comme des os, devant moi.
J'oscille en hurlant et, le sang montant à ma tête pour battre son tambour de guerre à mes tempes, je comprends enfin que je suis suspendue au-dessus d'un abîme vertigineux de près de cent mètres !
Le ciel noir, la pluie glacée qui me gifle, les rafales qui me déchirent les tympans et, près de mes pieds, des ricanements avinés et des paroles haineuses.
Encore.
Je hurle de plus belle, supplie, mais n'ose me débattre. Je fixe avec une fascination morbide et horrifiée les rochers calcaires éclaboussés de mousse blanche dans l'eau noire comme le ciel.
Dans cet univers bipolaire, bicolore, je tremble de manière incontrôlable, claquant des dents entre deux exhortations sanglotantes à la pitié. Mon visage ruisselle sans que je puisse déterminer ce qui le mouille.
Je suis trempée.
Je suis trempée et je sens que les mains hostiles qui me raccrochent à la vie glissent peu à peu le long de mes chevilles.
Je crie de plus belle, épouvantée.
Un dernier visage traverse mes pensées, jeune homme brun et grave me fixant des ses yeux doux, et la prise disparaît soudain tandis que ma chute commence.
Adam.
Le prénom résonne au milieu du ressac comme une bulle de lumière scintillant au soleil avant d'éclater brusquement au milieu des vagues déchaînées qui referment sur moi leurs trombes glaciales, noires et fatales.
Je me redresse d'un coup, aspirant l'air comme un noyé, la gorge déchirée par l'effort, les poumons en feu, le nez brûlant sous la morsure de l'eau salée.
Mais c'est le cabinet de Prakaash que découvrent mes yeux écarquillés et, devant le regard patient mais aiguisé du praticien, je fais l'effort de me calmer rapidement.
Mais la tête me tourne et j'ai envie de vomir, comme pour régurgiter les litres d'eau de mer qui semblent gonfler mon ventre et mes poumons, comme pour rejeter sur la grève de l'oubli les images de noyade et de vide qui défilent dans ma tête.
- Une vision intense ? me demande-t-il, plein de sollicitude.
- J'ai cru voir ma mort ! réponds-je, sibyllin, en lui laissant imaginer la gueule baveuse d'un molosse sous les yeux paniqués d'un morveux de dix ans tandis que dans ma tête je n'en finis pas de chuter, encore et toujours vers l'abîme.
Lorsque je quitte le cabinet, quelques instants plus tard, je sens mon portefeuille bien plus allégé que mon cœur. Heureusement, les effets coûteux de ma thérapie se font rapidement ressentir et c'est euphorique que je dévale mon premier escalier, quatre à quatre et sans la rampe.
Quand j'arrive en nage et essoufflé sur le quai, aucun train ne m'attend et quelques regards compatissant à mon empressement déçu se heurtent, perplexes, à un visage visiblement réjoui.
Un cinglé de plus dans le métro, pensent-ils sans nul doute ! Ils ont l'habitude et me rayent de la réalité pour se protéger d'une haie magique de leurs dos tournés.
M'en fous ! Je n'ai plus peur du vide !
En revanche, et cela douche mon enthousiasme, j'ai encore dû souffrir une mort atroce et, ce qui me perturbe étonnamment le plus c'est que, cette fois-ci, j'étais une femme.
Cela promet une nuit agitée...
Je me renfrogne dans un tourbillon d'idées noires tandis que mon reflet taciturne et rébarbatif flotte, glacé, sur la vitre où mon front s'écrase et derrière laquelle filent des murs noirs où se distinguent, parfois, de loin en loin, des veilleuses sales et des quais peuplés d'inconnus.
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