IV

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- Alors ? Que savez-vous de l'Algérie ?

Ben Salam entre ainsi dans la matière puis attend docilement nos réponses en orientant tour à tour son sourire vers Béatrice et moi. Je regarde Béatrice et l'invite à commencer.

- C'est un pays arabe et musulman, fait de côtes et de désert et une ancienne colonie française...

Béatrice a l'air de ne pas trop savoir ce qu'elle doit dire et c'est vrai que, ne connaissant pas notre professeur, nous ignorons ce qu'il attend de nous. Cependant, Khitab Ben Salam acquiesce et se tourne vers moi. Me rappelant de l'actualité, j'ajoute :

- Le pays est gouverné par un président presque impotent à force de vieillesse et de maladie : Bouteflika, je crois ; l'Algérie tire une partie de ses richesses du pétrole et du tourisme, et une autre partie des délocalisations de l'Europe, comme nous allons le faire ; et ils ont quelques soucis avec les terroristes musulmans...

Ben Salam ne cesse pas un instant de hocher la tête sur un rythme régulier et lent.

- Bien, bien. Vous avez déjà quelques informations générales qui vont nous aider à structurer ce que je vais vous apprendre.

Un déclic me fait tourner la tête vers Béatrice : elle a sorti son stylo et s'apprête à prendre des notes. J'en fais de même.

- L'Algérie est le plus grand pays d'Afrique et aussi le plus grand pays arabe du monde. A ce titre, elle a un rôle de leader et de poids dans la communauté arabe et africaine. C'est un pays dont la constitution définit comme composantes essentielles son islamisme, son arabité et son amazighité. Ce sont trois mots essentiels.

Si nous comprenons à peu près à quoi renvoient les deux premiers termes, le troisième me fait tiquer et, au regard que j'échange avec Béatrice, je comprends qu'elle n'est pas plus avancée que moi.

- C'est quoi « l'amaguisité », l'interromps-je avec gêne.

Il me sourit plus largement.

- L'amazighité, me corrige-t-il en accentuant la syllabe centrale, est une notion historique et culturelle fondamentale pour comprendre l'Algérie. Les amazighs sont les peuplades berbères originelles de ces régions, bien avant les invasions arabes. C'est un peuple fier dont le nom amazigh souligne la noblesse et l'indépendance, l'insoumission de ce peuple. Les amazighs ont donné de grands hommes à l'empire romain avant que l'ethnocentrisme européen nous fasse retenir ce vieux mot de berbère, déformation du terme barbare dont les grecs affublaient tous ceux qui leur étaient étrangers et incompréhensibles. C'est ce caractère rebelle qui a assuré à la fois la perpétuation de la culture berbère, très présente en Kabylie, cette région montagneuse du nord-est de l'Algérie, et qui explique en partie certains des événements les plus récents.

L'évocation de ce peuple et de cette région n'éveille en moi aucun écho. Quant à ces événements récents, ils m'ont apparemment échappé...

- De quels événements parlez-vous ? questionne Béatrice, à mon grand réconfort.

- Je vais y venir. Avant cela, je tiens à respecter une logique historique et donc chronologique. Quand les arabes ont conquis le Maghreb depuis la péninsule arabique, les kabyles ont dû accepter leur joug mais avec le mépris des sédentaires pour les nomades de passage. Mais les arabes sont restés et ont imposé l'islam et leurs traditions. Puis ce sont les turcs qui ont fait main basse sur le pays, portés par l'essor de l'Empire Ottoman. Enfin, les français, sous couvert de chasser les turcs, ont envahi et difficilement conquis le pays, tuant, pillant, rasant tout sur leur passage pour y imposer leurs colons. Dans tout ça, les berbères, soumis de toujours, ont continué avec ce sentiment orgueilleux de celui qui, n'ayant jamais eu le pouvoir, n'en a pas subi le déshonneur. Les amazighs, ainsi, ont toujours porté en eux cette mentalité de noyau marginal libre et résistant auquel la décolonisation a donné des ailes. A côté de tout ça, plus saillant, le peuple algérien s'est beaucoup constitué, comme souvent, contre un ennemi commun qui l'a soudé par sa cruauté et sa violence : la France.

Nous rougissons un peu, un sentiment de culpabilité irrépressible venant nous échauffer le visage. Mais, dans le même temps, entendre ce vieil arabe faire le procès de la France me gêne un peu, comme si j'étais attaqué sans raison malgré mon innocence.

- Il y a au moins soixante ans que tout ça est terminé, interviens-je, un peu agacé par ce cours d'histoire inopiné. Je ne vois pas bien où vous voulez en venir...

Le professeur m'adresse un nouveau son sourire énigmatique que je commence à trouver condescendant et qui m'agace.

- Il y a soixante-cinq ans que l'indépendance de l'Algérie a été obtenue. C'est extrêmement récent à l'échelle d'une société. Vous savez pourquoi ?

- On s'en rappelle encore ? tente Béatrice.

- En effet, approuve Khitab Ben Salam avec son imperturbable sourire. Les gens qui ont connu la guerre d'Algérie sont encore en vie et l'ont vécue dans leur jeunesse, âge où l'on prend tout à cœur. Et c'est plein de la violence de cette guerre qu'ils ont élevé leurs enfants et les enfants de leurs enfants. La France n'a toujours pas été jugée ni condamnée pour ses crimes. La France reste impunie car elle n'a jamais avoué. La plaie reste ouverte, l'injustice insupportable, la colère intense. Et c'est important. C'est important pour vous aussi, monsieur Roths.

Je pince les lèvres, contrit comme un élève dont son maître rabroue l'impertinence comme l'inculture.

- Vous allez, français, vous installer dans un pays dont le peuple est encore très remonté contre les français. Vous allez recruter et commander des algériens qui n'éprouvent que mépris et rancœur envers les français. Vous aller leur imposer l'usage d'un français correct de métropole, d'oublier leur identité, pour vendre à des français pas toujours tendres des produits que beaucoup d'Algériens n'envisagent même pas. Vous devez avoir conscience de ce passif de l'histoire pour aborder comme il le faut les conflits qui ne manqueront pas de se produire.

- Quels conflits ? je rétorque immédiatement, inquiet.

Nouveau sourire décidément condescendant.

- L'Algérie, comme beaucoup de pays développés modernes, connaît un taux de chômage important qui augmente. Néanmoins, la structure familiale de la société algérienne permet aux actifs de demeurer très flexibles. Aussi, vous aurez du mal à fidéliser vos employés s'ils s'estiment en désaccord avec vous : et ils le seront d'office car vous êtes l'ennemi dès lors que vous représenterez cette France brutale qui a tant fait souffrir les Algériens. Je parle de conflits d'autorité, de conflits racistes et de haines dures à émousser. Vous sentez-vous capables de donner tort à l'histoire et de désamorcer la haine ?

Nous lui répondons par notre silence, Béatrice et moi échangeant un regard inquiet.

- Bien ! reprend le professeur avec un air satisfait et son sourire supérieur. Maintenant que vous semblez avoir pris conscience des dangers de votre position et de la difficulté de votre mission, nous allons pouvoir réfléchir. L'Algérie n'est pas qu'une terre raciste et hostile.

Et notre accablement s'atténue tandis que Khitab Ben Salam nous dépeint les différents visages de notre nouvelle patrie d'exil de l'autre côté de la Méditerranée : terre de contrastes géographiques, terre d'hospitalité touristique, terre de culture. Au bout d'une heure de ce régime louangeur, je n'ai plus forcément envie d'y travailler mais je brûle de curiosité d'explorer l'Algérie.

Lorsque midi arrive, je connais mieux ce pays mais ne me sens pas plus avancé pour autant. J'ignore si cette mini-conférence nous sera de la moindre utilité, mais j'avoue me sentir plutôt moins serein que rassuré par mes nouvelles connaissances. Je décide de repousser ça à plus tard et réalise que je suis sensé partir en Algérie demain soir.

Demain soir.

L'information, jusque là irréelle, me frappe soudain avec violence.

Demain soir !

Je m'arrête tout d'un coup de marcher et d'écouter les commentaires de Béatrice sur cette drôle de matinée ; je m'appuie au mur, chancelant, sous le regard soucieux de ma collègue.

- Ça ne va pas ?

Je ne réponds pas immédiatement, laissant passer le vertige qui tambourine dans mon crâne.

- Petit accès de panique, dis-je enfin dans un souffle. Je viens de comprendre vraiment que nous partons demain. Je ne sais pas si je suis prêt.

Je ne me sens pas du tout prêt, en fait.

Béatrice pose ses mains sur mes épaules et patiente le temps que mes yeux trouvent les siens.

- On y va ensemble et ça va super bien marcher. Aie confiance ! Tu as vaincu cinq phobies en quelques jours ! Tu sauras venir à bout d'un boulot !

Le contact de ses mains et la chaleur de son courage me remplissent d'allégresse tandis que son parfum vient m'entourer d'un cocon réconfortant.

- Je dois passer un coup de fil et je te rejoins dans le hall, dis-je brusquement après lui avoir souri et en joignant le geste à la parole : je m'éloigne à grands pas vers la salle de réunion où je m'enferme tout en sortant mon téléphone portable.

Dans mon émotion, j'ai oublié la veille de tenir compte du départ en Algérie et j'ai seulement confirmé avec distraction le prochain rendez-vous de lundi soir.

Alors que je ne serai plus là.

Sentant monter l'angoisse, il me faut décrocher un ultime rendez-vous avec Prakaash avant le départ.

Après insistance, explications émues et supplications envers la secrétaire, j'obtiens qu'elle déroge à la règle et contacte le docteur pour valider un rendez-vous supplémentaire.

Il m'accorde un entretien exceptionnel à vingt heures. Mon vol est à minuit. Je m'empresse d'approuver, mon esprit tranquillisé. Il faut dire que j'ai très vite intégré ces nouvelles libertés dont celle, jouissive, de pouvoir sortir dans la nuit sans mourir de peur. Alors que cette pensée triomphante commence à basculer vers cette terrible nuit où l'on m'a crevé les yeux avant de me torturer et tuer dans la peau de Voix-des-Êtres, je me secoue et m'empresse de rejoindre Béatrice, privilégiant l'escalier pour utiliser l'effort physique et mental comme bouclier contre les pensées parasites.

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