VII
Domenico Mecchani est un ingénieur informaticien taciturne d'une quarantaine d'années qui supervise le service depuis trois ans. Avare de commentaires, il nous fait visiter sobrement les installations en lâchant des mots qui, comme des pavés, font mal à la tête quand on les reçoit.
Je ne me considère pas comme ignare en matière d'informatique puisque j'utilise des ordinateurs depuis longtemps, mais les machines que notre guide nous fait découvrir n'ont pas grand-chose à voir avec des ordinateurs. Installées dans des celliers aux allures de poste de pilotage de vaisseau spatial, elles sont couvertes de boutons lumineux et recouvertes de branchements et de câbles, le tout dans un boucan de ventilation qui a plus à voir avec le décollage d'un hélicoptère qu'un bureau de téléprospecteur derrière son écran.
Au bout d'une demi-heure, il semble que nous ayons fait le tour de ces mécaniques mystérieuses et rébarbatives puisque notre nouveau tuteur nous entraîne en salle de réunion. Tandis que nous nous asseyons, Mecchani s'empare d'une télécommande te tamise la pièce tout en allumant un vidéoprojecteur.
- Lorsque vous vous installez devant votre ordinateur, vous n'êtes plus seul, commence-t-il en projetant une première diapositive ressemblant à une toile d'araignée. Dès lors que votre machine est connectée à un réseau, vous êtes visible par tous les membres de ce réseau tout comme chacun d'eux est visible par vous. C'est pourquoi on parle de toile - Web en anglais.
Nous acquiesçons sans trop savoir pourquoi il nous dit tout ça, qui me paraît somme toute assez connu bien qu'exagéré.
- Ce que je vais vous expliquer est très technique mais important. J'essaierai d'être simple pour que vous compreniez.
Nouvel hochement de tête, mais un peu crispé cette fois : il nous prendrait pas pour des cons, des fois ?
- La plupart des ordinateurs disposent désormais de webcams intégrées et de micros. Or, ces équipements peuvent être contrôlés à distance. Sans que vous le sachiez. C'est l'un des risques d'espionnage industriels aux quels vous devrez faire face.
Intérieurement, je lève les yeux au ciel : encore un cinglé de complotiste paranoïaque...
- Évidemment, je ne vous apprends pas non plus que chaque machine stocke des informations privées, et notamment confidentielles pour ce qui est de notre groupe, mais que ces informations peuvent être dérobées via une connexion. Autrement dit, toute connexion est une porte ouverte vers le monde et pour le monde.
- C'est pour ça qu'on utilise un antivirus, conclut Béatrice avec à-propos devant ce panorama digne d'un persécuté qui voit des hackers partout.
- En effet, mais un antivirus n'est qu'un filtre qui, à la manière des globules blancs de notre corps, ne peut intercepter et combattre efficacement que les menaces qu'il connaît. C'est pourquoi il est essentiel de mettre à jour les définitions de virus de votre antivirus car le catalogue ne cesse de s'enrichir au fil des découvertes.
- C'est bon, donc. On est protégé, dis-je pour mettre un terme à ce cours d'enfonçage de portes ouvertes.
- Seulement partiellement, me reprend-il sans broncher. Un antivirus ne reconnaît que ce qui a été identifié et analysé par ses développeurs pour proposer une définition qui vous protège. Or, la plupart des hackers créent leurs propres mécanismes de piratage et ne sont donc pas repérés. Par ailleurs, les antivirus ne sont pas non plus infaillibles car la moindre variation non prise en compte par la base de données de l'antivirus fera que la menace ne sera pas reconnue et donc pas combattue. Un antivirus est une ceinture de sécurité : il ne vous protège que des accidents mineurs. C'est votre conduite et celle des autres usagers qui sont décisives pour votre sécurité.
- Ça veut dire qu'on ne peut pas se protéger efficacement, alors ? rétorque Béatrice, choquée.
Je suis moi-même décontenancé : je commence à entrevoir les risques contre lesquels je me croyais jusque là prémuni.
- Ça veut dire que l'antivirus ne suffit pas.
Et il passe à la diapo suivante qui liste les moyens de défense dont l'antivirus n'est que le premier d'une série plus longue que ce que j'aurais imaginé, avec des mots aussi barbares que ceux qu'il a prononcés au cours de notre visite, comme : VPN, serveurs, pare-feu, cryptographie, chiffrement, réseau, passerelle, routeurs filtrants, protocoles, hubs...
Je prends des notes frénétiquement, cherchant à combler l'abîme de méconnaissance qui se cachait sous ma suffisance d'internaute du dimanche. Au bout d'une heure de ce régime, j'ai la migraine mais une vision plus claire de ce qu'est un réseau et des différents niveaux de filtres qui doivent s'y appliquer pour sécuriser les données, les appareils et les utilisateurs. C'est complexe car technique, mais c'est aussi très logique : à chaque risque sa parade, à chaque parade sa contre-attaque, à chaque contre-attaque son contre-feu... C'est interminable mais cela rend aussi ma compréhension plus dynamique, plus dramatique et plus pragmatique : c'est une guerre qui se joue, avec ses armes et ses stratégies.
En filigranes, puis de manière plus appuyée au fil des explications, on passe de la sécurisation de l'entreprise à la surveillance des employés. Là, je me crispe de plus en plus. Je me savais déjà surveillé, mais cette surveillance m'apparaissait comme a posteriori, liée à l'observation de mes statistiques de vente. Mais là, cela fait écho à l'entretien d'hier avec Joseph Musso, ce requin que nous avions licencié après qu'il ait été placé sous écoute de longues semaines. Sauf qu'à l'écoute s'ajoutent le contrôle de la webcam et du micro intégrés à l'ordinateur ou au casque de l'opérateur, l'enregistrement du clavier, les statistiques d'utilisation des programmes, la captation de mails, les captures d'écran, l'historique de navigation... Je me sens violé et, par anticipation, violeur, sale, indigne.
Et indigné.
- Mais c'est illégal ! je lâche, offusqué.
Béatrice, sombrement, marque son accord avec ma position d'un hochement de tête plein de raideur.
- Bien sûr que non ! nous rétorque l'informaticien ! Les machines que vous utilisez appartiennent à l'entreprise : Flexiprospect est en droit d'en contrôler l'usage ! Quant aux violations d'intimité, elles sont cautionnées par vous-mêmes ! N'avez-vous pas lu dans le contrat de travail que vous avez signé la clause indiquant que vous accordez à notre entreprise le droit de mettre en place toute les techniques de vérification nécessaires à la bonne conduite de vos missions sur votre temps et votre de travail ?
Je m'avachis sur mon siège, sonné, me repassant le fil de toutes mes navigations privées sur mon poste de bureau. Si j'ai toujours évité de recourir au téléphone de la boîte, je n'avais pas étendu cette retenue jusqu'à Internet. Et j'étais souvent resté à mon bureau, le midi.
Je ne crois pas avoir jamais fait quelque chose de problématique.
A bien y réfléchir, Flexiprospect m'aurait viré depuis longtemps s'ils avaient eu quelque chose contre moi.
Je soupire, relâchant la pression. Je tourne la tête vers Béatrice pour voir si elle s'est plongée dans les mêmes affres d'inquiétude.
Apparemment oui...
Elle me retourne un sourire contraint.
- Lorsque vous serez en Algérie, vous ne serez plus protégés par le droit français, plus libéral. Il vous faudra donc être plus prudents : sachez que le gouvernement algérien intervient beaucoup plus que le nôtre pour contrôler le réseau, espionner, censurer et sanctionner.
Nous acquiesçons. Pour ma part, je n'imagine pas tellement en quoi consisterait une imprudence en la matière ou ce qui pourrait nous valoir censure, mais soit. Béatrice ne semble pas plus avancée et répond à mon regard par un haussement d'épaule tout aussi déconcerté.
Enfin, Mecchani nous congédie et nous quittons l'immeuble, silencieux.
En sortant de l'ascenseur, Béatrice s'excuse de devoir partir vite car elle a des courses à faire pour le lendemain et veut rentrer de bonne heure pour profiter de sa fille. Avant de se quitter, on échange une bise maladroite et elle disparaît dans la foule.
Moi, rien ni personne ne m'attend vraiment, alors je retourne me poser dans le parc.
J'y retrouve ma place sur le banc du matin, partiellement caché par un petit buisson étonnamment planté devant lui.
Puis c'est le déclic.
Le tapis qui dissimule tous mes on-verra-plus-tard se soulève un peu et en sort le souvenir du matin. Parsemant le buisson, triomphants, des pissenlits. C'est la fleur que j'ai fait pousser par la seule force de mon esprit. La fleur rachitique est devenue buisson.
C'est la mauvaise herbe insignifiante de ce matin qui a cru de manière extraordinaire ! Je tombe en moi et m'affaisse sur le banc, le souffle coupé.
Comment est-ce possible ?
Le jaune insolent des fleurs m'éblouit vaguement au soleil. J'observe vaguement le ballet mou de quelques papillons et guêpes précoces.
Incrédule, je cherche à mes pieds une autre plantes minuscules pour expérimenter à nouveau cette faculté inconcevable.
Trois feuilles minuscules et froissées de chardon pointent entre deux pavés. Je les fixe intensément, tâchant de leur communiquer ma force et, à nouveau, le miracle se produit : tige et feuilles grandissent, se déploient à vue d'œil et leur vert devient plus luisant tandis qu'une boule rose et piquant se développe, suivie d'autres fleurs.
Au bout de quelques instants, de concentration intense, les chardons ont rattrapé les pissenlits et je suis comme dissimulé aux passants par une haie végétale qui me laisse stupéfait et ravi ; voilà enfin un pouvoir qui ne me plonge pas dans l'angoisse !
Mais je redescends sur terre et vérifie que personne ne m'a remarqué. A cette heure tardive, les promeneurs ont déserté les lieux et les clochards ne les ont pas encore investis.
Heureusement.
Je ne veux pas finir disséqué comme un monstre de foire !
D'ailleurs, la nuit tombe et je ferais mieux de me rentrer. Ma migraine, décuplée par mes efforts et la fatigue, me charge de plus belle et je descends dans le métro en me massant les tempes pour atténuer la douleur.
Préoccupé, je me laisse entrainer par la foule vers le quai jusqu'à ce que je bouscule par mégarde un petit vieux se traînant dans le flux des voyageurs en tirant difficilement un caddie trop lourd pour lui. Je le rattrape de justesse au moment où il perd l'équilibre et l'empêche de tomber.
Le vieil homme est seul au bas d'un escalier du métro, soufflant, lorsque trois jeunes s'avancent vers lui en ricanant.
- Alors monsieur, c'est dur d'être vieux ? Vous voulez qu'on vous aide ! lance un premier salopard en bousculant du coude son pote qui enchaîne.
- On vous laisse votre caddie de vieux fossile et on vous prend juste votre porte-feuille ! dit-il en s'approchant de l'homme qui tremble comme une feuille et ne peut plus reculer à cause du mur contre son dos.
Les trois lascars fouillent sans ménagement l'ancien qui, dans un sursaut d'indignation cherche à les repousser de bras usés et inefficaces.
- Putain, bâtard ! Me touche pas ! crache celui qui n'avait encore rien dit avant d'envoyer bouler sa victime bien inoffensive dans l'escalier d'une claque en plein visage.
Le pauvre type heurte l'arrête d'une marche de la tête et ne bouge plus.
- Merde ! Il est mort ! comprend-il soudain.
- Vas-y on s'tire ! ordonne le meneur, proche de la panique, en entraînant ses complices loin du cadavre tout chaud de leur proie.
- Vous pourriez vous excuser, jeune homme ! Faites un peu attention où vous marchez ! Et lâchez-moi, voyons !
Le vieillard m'engueule de sa voix chevrotante.
Je le lâche, docile.
La foule nous frôle en nous dépassant et je mets un moment avant de comprendre.
Une vision.
- Je suis désolé, monsieur ! dis-je précipitamment. Pour me faire pardonner, vous permettez que je vous aide avec votre caddie ? Il a l'air particulièrement lourd !
J'essaie de prendre l'expression la plus rassurante possible et, soit parce que j'y réussis, soit parce qu'il n'en peut vraiment plus, il accepte et me cède son caddie.
Je lui emboîte le pas, doucement, dans la foule qui se presse autour de nous.
Chemin faisant, il me détaille ses achats pour mieux m'expliquer le repas qu'il va préparer pour ses petits enfants qui viennent le voir demain.
Ce petit papi est émouvant. Veuf et papi-poule, il résonne en moi comme un écho de l'absence de mon père. Néanmoins inquiet, je surveille l'éclaircissement de la foule, en quête de l'escalier de ma vision.
Bientôt, nous nous retrouvons seuls avant d'arriver au pied des sinistres marches. Anxieux, je tends yeux et oreilles, à l'affût. Nous attaquons les premiers degrés quand on entend les premiers rires tomber sur nous. Je me crispe et resserre ma prise sur la poignée du chariot, prêt à le balancer violemment sur nos agresseurs.
Mon protégé ne les remarque pas et, concentré sur ses pieds, accroché à la rampe, il monte une marche après l'autre avec application. Les trois jeunes nous croisent en ricanant et poursuivent leur descente avant de disparaître au tournant.
J'expire soudain bruyamment.
- Eh bien ! Jeune homme ! On fatigue déjà ? me lance mon compagnon d'ascension avec hilarité.
- Oui, dis-je en me forçant à sourire. La journée a été longue et épuisante...
Et je reprends ma marche, doublant l'homme pour couper court à la conversation.
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