I
Encombré par ma valise large et pesante, je peine à me faufiler dans les transports en commun. J'ahane comme un Sisyphe dans les escaliers.
Et mon cœur n'est pas plus léger.
Les adieux avec ma mère ont été froids. Elle semblait ailleurs. Moi-même, j'étais trop plein de moi pour être vraiment avec elle.
Je lui téléphonerai en arrivant.
Le remords est peut-être plus fort encore vis-à-vis de mon frère. Que je n'ai même pas prévenu de mon départ.
Une culpabilité brûlante me noue la gorge mais c'est trop tard pour revenir en arrière.
Je l'appellerai aussi.
Je pense en boucle à ce que sera le voyage en avion, aux épreuves qui m'attendent, et au-dessus de toutes ces inquiétudes, comme la lumière apaisante et pleine de promesse du soleil au-dessus de la cité ravagée par les aux, la pensée de Béatrice à mes côtés.
Sur le trajet, j'ignore presque tout ce qui m'entoure, même si je m'excuse machinalement lorsque ma valise peu maniable et envahissante bouscule un autre usager.
Je passe au crible mes souvenirs de mes existences passées, mais je n'y trouve aucun vol en avion, aucun voyage à l'étranger, aucune création d'entreprise avec recrutements. Samba, Ernst, Cœur-d'Ours, Voix-des-Êtres ou Jeanne ne me sont pas d'un plus grand secours que ma petite personne.
Un seul souvenir forme un écho sinistre sur mes pas : des hommes, des femmes, des enfants pressés par la peur qui traînent sur les routes de trop lourdes valises en carton pleines de tout ce qu'ils ont pu sauver avant l'arriver des nazis dans leur ville.
Et moi ? Qui suis-je ? Suis-je la victime civile poursuivie par la machine de guerre financière qu'est Fauvel et son adjudant Rorgal ? Suis-je le conquérant justicier qui libère le peuple opprimé ? Ne suis-je rien d'autre qu'un pauvre type qui a troqué des phobies contre des hallucinations ?
C'est sur ces gaies pensées que je parviens enfin à la tour qui héberge les locaux de la Flexiprospect, monolithe de ciment gris et de verre froid, temple de l'argent et menhir sacrificiel des employés qui viennent y gâcher leur vie et leur âme.
Heureusement, une belle fleur d'innocence fait de la lumière à cette ombre : Béatrice, debout, posée à côté d'une valise presque aussi grande que la mienne mais qui a l'intelligence de disposer de roulettes.
Je la salue, libéré du poids de mes pensées et de ma valise qui va rejoindre la sienne sur le béton du trottoir.
- C'est le grand jour ? Tu es prêt ? me demande-t-elle, entre excitation et effroi.
J'acquiesce en faisant une grimace.
- Pareil. C'était dur d'accompagner Elina à l'école pour la dernière fois avant longtemps. Dur de la laisser partir. Et ce sera sûrement pire ce soir quand je l'emmènerai chez mes parents et que je l'y abandonnerai !
- Tu ne l'abandonnes pas, voyons ! Elle va en vacances chez ses grands-parents ! je la corrige pour la consoler avant que les larmes qui montent ne la débordent.
Je lui presse l'épaule avec compassion pour l'encourager.
Double bonus : sa peine relègue la mienne aux oubliettes et, ma foi, je luis presse l'épaule...
- Allez ! Dernière ligne droite ?
Elle acquiesce en prenant une grande inspiration pour rassembler son courage et nous repartons de concert vers l'immeuble.
Je m'apprête à lui proposer galamment mon aide pour sa valise quand, saisissant la mienne et peinant à la soulever, je la vois démarrer sans problème avec la sienne sur roulettes. Je ravale donc galanterie et fierté et tâche de ne pas me laisser distancer.
Tout en me jurant de m'offrir un bagage digne de ce nom rapidement.
Dans l'ascenseur qui nous emporte vers notre prochaine étape de formation, nous gardons le silence, tout à nos déchirements respectifs, mais la vue de la Rossignol nous replonge dans la résignation.
Debout à côté de son bureau, un technicien dans son uniforme gris de travail semble nous attendre en souriant.
- Karim Rajulsadiq, se présente poliment celui-ci en s'avançant vers nous pour nous serrer la main. Vous êtes Béatrice Rézon et Baptiste Roth, c'est ça.
Nous confirmons.
- Je suis le responsable technique. C'est moi qui gère les équipes de maintenance générale et d'entretien. Je suis votre dernier interlocuteur pour votre formation. C'est moi qui vais vous montrer comment on gère ces aspects-là du travail. Suivez-moi.
Puis il commence à avancer vers l'ascenseur. Avec Béatrice, nous nous regardons, un peu perplexes avec nos valises.
- Monsieur ! je l'interpelle sans tenter de dire son nom, que je n'ai d'ailleurs pas mémorisé.
Il s'arrête et se retourne, sourcil interrogateur et toujours souriant.
- Il faut qu'on pose nos affaires dans notre bureau avant !
Notre bureau.
C'est cool, ça !
- Bien sûr ! dit-il en hochant énergiquement la tête. Je vous attends ici !
Quand nous sommes seuls, je murmure à Béatrice :
- Il va aussi falloir qu'on passe la serpillère en Algérie ?
Elle sourit.
- Je trouve qu'il a l'air gentil, moi.
- Moi aussi, dis-je avec un temps de retard, prenant soudain conscience que mon propos peut passer pour méprisant envers le petit personnel.
Abandonnant nos valises derrière nos bureaux respectifs et après avoir accroché nos manteaux à nos patères, nous rejoignons notre guide pour la visite des placards à balais. Je ricane intérieurement.
L'homme insère une petite clef dans le tableau de commande de l'ascenseur et déverrouille le sous-sol numéro trois. Dans la cabine qui descend, il profite de notre silence pour se présenter.
- Quand j'étais petit, je voulais être footballeur ou astronaute. Ou pompier. Ou acteur. Mais comme je n'étais pas très bon à l'école et que, au final, je n'étais pas le meilleur avec un ballon, j'ai dû mettre mes rêves de côté. Quand il a fallu manger, j'ai dû prendre un job qui n'était pas trop regardant sur les diplômes. Comme je bricolais un peu et que j'avais besoin d'argent, j'ai accepté un boulot ici. A l'entretien : vider les poubelles, nettoyer les toilettes, balayer les sols, aspirer les moquettes, lessiver, changer les ampoules, remettre du papier dans la photocopieuse... C'est pas du rêve mais ça nourrit. Au début, je l'ai pas dit aux parents et aux copains. J'avais honte. Un homme femme de ménage. Un blédard qui nettoie derrière les blancs. Puis j'ai compris.
Ce ton de confidence me surprend et me laisse perplexe. Pourquoi nous dit-il tout ça ?
A l'évocation de sa honte, je rougis de m'être moqué de lui en pensée.
- Beaucoup de gens trouvent humiliant de nettoyer la saleté des autres. Beaucoup de gens trouvent que ces emplois sont dégradants et, comme ils sont donnés sans qualification, on croit que ce sont des emplois au rabais pour des hommes et des femmes au rabais.
Malgré moi, je dois admettre que je fais un peu partie de ces gens détestables, à mon corps défendant.
J'examine mes pieds avec une grande concentration.
- En réalité, depuis vingt-trois ans que je fais ce métier, j'ai eu le temps de voir passer les gens et de comprendre.
Il m'intrigue avec sa philosophie de vieux balayeur. Quelle est donc cette vérité mystique qu'il a trouvée au fond de son seau ?
- Celui qui passe la serpillère, c'est comme s'il était Dieu.
Et il laisse planer le silence sur cette révélation étonnante.
Je me retiens de pouffer.
Je cherche la complicité du regard de Béatrice et ne rencontre qu'un visage sérieux et attentif. Elle marque son assentiment d'un petit mouvement du menton.
Cet assentiment me plonge dans la confusion. J'ai manqué quelque chose ?
- Pourquoi ? je demande alors que le silence s'éternise tandis qu'on approche du rez-de-chaussée.
Il se tourne vers moi et m'explique comme à un enfant avec la plus grande solennité :
- Celui qui passe la serpillère efface les traces du passé, fait renaître les lieux, propose au lendemain de la journée de travail un lieu propre, fais et neuf pour une nouvelle journée pleine de promesses. Sans ménage, les locaux deviendraient sales, abîmés, et chaque jour serait l'empirement du précédent. Et le malheur s'abattrait sur les travailleurs. Garder les bureaux propres, faire briller et sentir bon les toilettes, c'est mettre de la joie et du confort dans la vie des gens. C'est une responsabilité importante. Peut-être la plus grande. Sans nous, chacun se sentirait mal et plus personne ne pourrait travailler.
La profondeur à la fois philosophique et pragmatique de son propos m'estomaque.
Je suis un connard.
Sous prétexte d'uniforme d'entretien, je l'ai méprisé.
Sous prétexte d'homme dans un boulot dévolu aux femmes, je l'ai moqué.
Par ignorance et bêtise, je l'ai jugé sans le connaître. Sans réfléchir.
Et je l'ai mal jugé.
Je crois même avoir parlé de manière très prétentieuse et petit-bourgeois de petit personnel.
J'ai honte !
Qu'est-ce que Béatrice va penser de moi ?
- Excusez-moi mais je n'ai pas retenu votre nom tout-à-l'heure, dis-je dans une tentative de laver mon déshonneur reprenant tout à zéro.
- Karim Rajulsadiq. Vous pouvez m'appeler Karim.
- Merci.
Et je décide de prêter une plus grande attention à Karim et de ne plus traiter par le mépris ce personnel invisible constitué pourtant d'hommes et de femmes dévoués à notre confort.
Enfin, l'ascenseur s'ouvre sur les sous-sols.
- Ici, on entrepose les réserves de produits et d'équipements afin de pouvoir toujours assurer l'entretien des locaux.
Montrant un dossier accroché à côté de la porte de la réserve, il explique :
- Ceci est l'inventaire. Tout membre de l'équipe autorisée qui vient se servir ici pour faire face à ses besoins au travail inscrit la date, son nom, ce qu'il sort et en quelle quantité. Chaque fin de mois, en tant que responsable, je fais le point sur l'état du stock afin de repérer les éventuelles erreurs ou tricheries et je fais remonter à la gestion pour réassort.
Du flicage, en somme. Mais c'est légitime, je suppose.
- Réassort ? je demande quand même, pour être sûr de comprendre l'opération.
- Chaque mois, quand on vérifie ce qui reste, on commande ce qui manque afin de n'avoir jamais de rupture.
- D'accord, c'est ce que je pensais.
Reprenant sa progression dans les couloirs éclairés au néon, il égrène :
- Voici les vestiaires des femmes où elles se changent pour mettre et enlever leur uniforme ; la porte suivante est le vestiaire des hommes. Très importants, les vestiaires. Les casiers doivent être personnels et sécurisés afin que les employés puissent travailler sans s'encombrer de leurs affaires et sans s'inquiéter des vols. Il doit aussi y avoir des cabines de douche et de change pour préserver l'intimité de chacun. Pas de mixité, bien sûr.
Nous le suivons, étonnés par son souci des détails et contraints d'admettre la pertinence de ses remarques.
- Là, vous avez la salle de repos. Le ménage se fait très tôt le matin, très tard le soir et, parfois, sur le temps du midi. Les employés ont donc un emploi du temps très fractionnés et, pour certains qui viennent de loin, il est indispensable de pouvoir s'installer au calme pour se détendre ou se reposer sans avoir à dépenser de l'argent. Le mieux est d'avoir une salle de repos avec des couchages et une salle de détente avec de quoi préparer son repas et se détendre : télé, mobilier pour bavarder... Justement, ici, nous avons une seconde salle pour la détente et les repas. Pour des raisons de sécurité et de réglementation, on ne peut pas mettre de cuisinière à gaz dans une salle en accès libre collectif dans le sous-sol d'un immeuble de bureau, mais un réfrigérateur, un évier et un micro-ondes font le bonheur des employés. On peut ajouter bouilloire ou cafetière suivant les besoins.
Je repense soudain à tout ce courant paternaliste chez les patrons d'usines au tourant du vingtième siècle et me fais la réflexion que ce n'est pas con en fait. Un peu calculateur et intéressé, évidemment, mais pertinent : un employé travaille mieux s'il se sent bien au travail. J'en prends note intérieurement.
S'en suit la visite de locaux techniques tels que la chaufferie et la ventilation, dont la propreté et le bon état sont indispensables à la bonne marche de l'ensemble des missions conduites dans le bâtiment. Puis les cuisines du self où je suis de nouveau tiraillé entre mépris et admiration devant l'ingéniosité managériale développée afin de garder les employés captifs pour mieux les exploiter. Mais en même temps pour répondre à leurs besoins.
Stratégie implacable.
D'étage en étage, Karim nous présente les membres de son équipe et leurs missions, nous initiant à la complexité de la gestion des emplois du temps et des tâches de chacun, et je constate avec effarement à la fois leur nombre et leur diversité. Je vais de découverte en découverte et ma naïveté arrogante me désespère.
Enfin, nous sommes de retour à notre étage pour la pause déjeuner.
- Veuillez patienter un instant, je vous prie. M. Fauvel souhaite vous voir, nous arrête froidement la secrétaire tandis que nous remercions Karim pour retourner chercher nos affaires dans notre bureau.
Au bout de quelques minutes, Fauvel et Rorgal s'avancent à notre rencontre et nous invitent à les suivre dans la salle de réunion.
Karim nous emboîte le pas, ce qui me laisse déconcerté.
Pourquoi ?
Autour de la grande table, tous nos mentors de la semaine sont assis et Karim s'installe à côté de Jérôme Leblanc, le chef comptable, qui nous sourit amicalement. A côté de celui-ci se tient Domenico Mecchani, le responsable informatique, toujours aussi taciturne. Deux places vides plus loin, André Schmidt, directeur des ressources humaines, nous salue d'un hochement de tête solennel. A sa gauche est assis Lucas Riggson, le juriste du groupe, qui relit avec attention une liasse de documents. Fauvel et Rorgal prennent place sur les deux sièges vides et nous invitent à nous installer à notre tour face à nos tuteurs.
- Le professeur Khitab Ben Salam n'a pas pus se libérer et vous prie de l'en excuser, commence Fauvel.
Béatrice et moi gardons le silence, ignorants de ce qu'on attend de nous et vaguement intimidés par cette assemblée qui nous fait face comme des juges devant deux accusés.
- Toute cette semaine, nous avons mis à votre disposition nos collaborateurs les plus qualifiés afin de vous aider à prendre la mesure de vos nouvelles responsabilités. Ils nous ont tous fait part de leur satisfaction à votre égard et nous voulions vous souhaiter bonne chance avant votre départ de ce soir.
Sur la défensive, peu habitué à autant de sollicitude, je me méfie.
- Voici vos passeports, intervient Rorgal en nous tendant les deux carnets.
Nous les feuilletons rapidement. Tout semble en règle.
Riggson tend à Schmidt la liasse qu'il relisait depuis notre arrivée et le DRH prend la parole à son tour.
- Nous avons tous à cœur la réussite de votre mission et c'est pourquoi nous vous avons accordé toute notre attention au cours de cette semaine afin que vous soyez le plus à l'aise possible lorsque vous exercerez vos nouvelles responsabilités. Afin d'achever formellement votre session de formation, vous devez signer ce formulaire qui atteste que nous vous avons accompagnés au mieux et que vous êtes satisfaits de ce temps passé avec nous.
Il nous tend à chacun un exemplaire de la liasse d'une poignée de pages recto-verso écrites en petit caractères et rédigées dans un style apparemment très administratif et jargonnant.
- Conscient que tous ces changements sont importants pour vous, reprend Fauvel sans attendre notre réaction, j'ai souhaité vous accorder votre après-midi afin que vous puissiez vous détendre et vaquer à vos occupations de dernière minute avec plus d'aise. Vous pouvez donc repartir dès que vous avez signé.
- Et ça tombe bien car il fait faim, n'est-ce pas ? lance gaiement Jérôme Leblanc.
Tous nous regardent avec attention. Mal à l'aise, j'imite Béatrice qui est déjà en train de signer.
Nous rendons les formulaires à Schmidt, qui les passe à Riggson.
Rorgal dépose devant nous deux chemises cartonnées qu'il avait gardées sous le bras.
- Voici l'adresse de votre hôtel, celle des locaux d'implantation de notre nouveau centre d'appel, les copies de vos contrats, un répertoire de vos contacts ici et là-bas ainsi qu'une information du consulat pour les français se rendant en Algérie. Et vos billets d'avion, bien entendu. Bonne chance à vous et bon voyage.
Joignant le geste à la parole, Fauvel se lève et nous tend sa main. Puis c'est Rorgal, avec un temps de retard et un reste de raideur.
Nous serrons toutes les mains et repartons vers notre bureau.
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