III
Le repas s'étire, comme hors du temps, la rareté de notre conversation reflétant nos préoccupations intérieures, nos propos se résumant à des banalités sur la météo et le repas.
Quand j'ai réglé l'addition, il est un peu plus de quatorze heures.
- Vu l'heure, me dit Béatrice, je propose qu'on prenne doucement le chemin de chez moi ?
Je suis d'accord.
Nous prenons la direction de la station de métro quand une envie puérile et dangereuse s'empare de moi.
- Attends une seconde !
Je lui laisse ma lourde valise et m'élance à travers l'entrée du parc vers un mon banc.
Les pissenlits sont toujours là.
J'en cueille le plus gros aux akènes les plus fournis et reviens vers Béatrice en prenant garde de ne pas secouer la fleur.
Que je lui tends.
- Pour nous porter bonheur, j'explique. C'est un rituel pour attirer la chance.
Elle sourit, s'empare de la fleur et souffle les akènes dans ma direction, les yeux brillants d'espièglerie.
Je me protège en riant du nuage de graines en me détournant.
Quand je lui refais face, elle pouffe.
- Tu as une tête de pissenlit !
Je me frotte vigoureusement les cheveux pour en chasser les débris de plante.
- C'est mieux ?
Elle m'examine et, d'une main experte, m'ôte un dernier akène.
- Tu es de nouveau présentable ! conclut-elle d'un ton joyeux.
On se sourit, face à face, puis Béatrice se détourne et nous reprenons notre progression.
A chaque pas, mon cœur joue au yoyo et mon bras s'allonge sous le poids de sa charge.
Je change de main, réveillant la brûlure jusque là oubliée dans ma seconde paume.
Saloperie de valise !
Dans le Métro, puis dans le RER, Béatrice me parle de l'endroit où elle vit, m'expliquant notamment le chemin que nous allons prendre pour nous rendre à l'école de sa fille.
C'est agréable de discuter ainsi. Je crois que je pourrais écouter Béatrice parler pendant des heures. Sa voix et sa douceur me tranquillisent, m'apaisent, et je profite que son regard se perd dans le vague pour la détailler.
C'est con mais je dois bien me rendre à l'évidence : je suis en train de tomber amoureux d'elle.
Cynique, je ne peux m'empêcher de penser que ce n'est qu'un béguin pathétique pour la première fille avec qui j'ose parler et qui semble tolérer ma présence. Une sorte de planche de salut à laquelle je me raccroche et que ça pourrait au final être n'importe qui. Que j'aime à travers elle l'idée d'être aimé.
Une femme, je me corrige intérieurement, cinglant. Béatrice n'est pas une fille mais une femme. Remarquable, qui plus est. Je suis peut-être pathétique à penser que nous pourrions connaître l'amour ensemble, mais ce n'est pas pathétique de l'aimer.
Je tranche mon débat intérieur par un sentiment mitigé d'amertume et de défi.
- Tout va bien ? Tu as l'air en colère...
Béatrice me fixe d'un air préoccupé.
- C'est la troisième fois que je vois de la colère dans tes yeux depuis hier. Il y a un problème ?
Réfléchis ! Réfléchis vite ! Une explication probante !
- Je... je commence sans savoir quoi dire. J'aurais voulu qu'on fasse connaissance dans d'autres circonstances.
J'ignore où je veux en venir et, visiblement, Béatrice aussi puisqu'elle me demande de m'expliquer.
- Hinergeld, Rorgal, Fauvel, le licenciement, ce départ précipité... j'énumère, ouvrant les vannes aux récriminations. Mes phobies, la fatigue, le stress, ta séparation avec ta fille, la précipitation...
Elle hoche la tête avec une moue de tristesse.
- On a en effet perdu beaucoup de temps avant de se découvrir...
Et cette phrase continue de résonner dans notre silence pensif jusqu'à notre arrive en gare de Brétigny-sur-Orge où nous prenons le bus jusqu'à l'école de sa fille que nous atteignons vers quinze heures trente.
- Je t'offre un café, me propose-t-elle en désignant un bar du menton, face à l'école.
Malgré l'heure précoce, il y a déjà du monde en terrasse. D'autres parents en avance ?
- Avec plaisir ! Ça va me redonner un coup de fouet !
Nous allons donc nous installer tandis que Béatrice salue d'un geste de la main quelques clients de la salle ou de la terrasse.
- A quoi ressemble ta fille ? je demande soudain pour briser le silence tendu qui s'installe quand le serveur a pris notre commande.
- Attends ! me répond-elle dans un sourire en se jetant sur son sac. J'ai des photos !
Et elle me tend son téléphone après avoir fait quelques manipulations dessus. C'est un smartphone, appareil que je me refuse à acheter, moi qui n'utilise que péniblement un téléphone portable à boutons qui ne fait que téléphoner.
Sur le large écran dont je suis bien obligé d'admettre la qualité et l'intérêt pour des photos, je vois une petite fille mignonne comme tout, souriant sous sa tignasse brune en désordre.
- Elle a tes cheveux, je commente en poursuivant mon examen. Je n'arrive pas bien à voir la couleur de ses yeux...
- Zoome, alors !
Comme j'ignore de quelle façon m'y prendre, je touche l'écran. Une autre photo s'affiche et, avant que je le signale, je reconnais Béatrice, un bébé dans les bras et qui se tient épaule contre épaule avec un homme que je ne reconnais pas.
Je touche à nouveau l'écran pour tenter de revenir en arrière et c'est l'homme seul que je vois désormais me sourire avec amour. Je rougis.
- Désolé mais je sais pas utiliser ces trucs-là, dis-je avec gêne en lui redonnant l'appareil, et au lieu de zoomer j'ai changé de photo.
Béatrice le récupère, tapote son écran puis le range.
- C'est pas grave, laisse-t-elle pour conclusion. Elle a les yeux bleus, comme son père.
Son regard dérive vers l'école dont nous voyons les murs.
- A quelle heure la sortie ? je demande pour renouer le contact car son mutisme me trouble.
- Quinze heures cinquante, me répond-elle en revenant vers moi dans une grimace. Ils ont rajouté le mercredi matin d'école pour retirer chaque jour une poignée de minutes sous le prétexte bidon d'alléger le rythme des enfants ! Stupide... Depuis la rentrée, elle est épuisée d'avoir école tous les jours, de devoir se lever cinq matins au lieu de quatre.
La mère s'empourpre d'indignation et je souris de la trouver si jolie.
- Qu'est-ce qui est si drôle, s'interrompt-elle soudain, apparemment perplexe.
- Rien, rien, dis-je en balbutiant maladroitement.
- Mais si, dis ! insiste-t-elle.
Je regarde ma montre.
- C'est l'heure d'aller chercher Élina ! j'élude.
Elle me fixe puis, toujours circonspecte, elle hoche la tête.
Je paie la note et nous traversons la route pour rejoindre d'autres parents devant la grille.
- Tiens ! Papa a pu venir avec vous aujourd'hui ! embraye gaiement une mamie lorsque Béatrice la salue. C'est bien, ça ! Votre fille va être contente ! C'est rare que les papas viennent chercher leurs enfants à l'école, continue-t-elle sur un ton de confidence tandis que je rougis, désemparé par le flot de paroles. De nos jours, les enfants n'ont plus aucun repère alors ils ont besoin d'un père ! Repère, père ? Vous comprenez ? insiste-t-elle lourdement en me faisant un clin d'œil.
- Ce n'est pas son père, fini par réussir à placer Béatrice.
- Ah bon ? Pourtant elle lui ressemble ; vous êtes sûre.
Je rougis de plus belle tandis que, manifestement, Béatrice se crispe en se contentant de confirmer d'une mimique.
- C'est bien que votre bon ami s'investisse dans le rôle de beau-père, dans ce cas ! reprend immédiatement le vieux moulin à parole avec un clin d'œil à Béatrice, cette fois. C'est une perle rare, ça ! Faites attention de pas le laisser s'échapper ni de vous le faire souffler !
C'est au tour de Béatrice de rougir. Nous devons avoir l'air fin avec nos têtes de tomates, gêné pour ma part, irritée pour ce qui est de Béatrice.
Heureusement, quelqu'un vient nous tirer d'embarras en ouvrant enfin la porte de l'immeuble pour entraîner dans son sillage un premier cheptel d'enfants.
Les parents, beaucoup plus nombreux soudain, se rapprochent d'un coup pour apercevoir leur progéniture et la petite grand-mère trop bavarde se retrouve coupée de nous.
Ouf.
Je guette dans les rangs d'élèves la petite frimousse d'Élina, prenant soin d'observer cette masse d'enfants dont je n'ai plus l'habitude depuis longtemps.
Je suis sidéré par leur petite taille. Beaucoup moins grands que dans mon enfance, en tout cas dans mes souvenirs !
Enfin, une petite fille nous rejoint en se faufilant entre les adultes agglutinés.
Élina.
Plus craquante encore que sur la photo avec son cartable trop grand et sa petite voix fluette.
- Bonjour monsieur.
- Bonjour Élina.
- C'est le collègue dont je t'ai parlé, Baptiste, qui va partir avec moi au pays des dromadaires.
La petite acquiesce.
- Tu m'as apporté quoi pour mon goûter ? demande-t-elle à sa mère en se désintéressant aussitôt de moi.
Ma fierté de présumé père en prend un coup pour l'occasion.
- On passe à la boulangerie ? Tu choisiras...
- Ouais !
La joie de la petite est contagieuse et je les suis, elle et sa mère, le long du trottoir, portant tant bien que mal mon bagage trop lourd de mes mains douloureuses.
- Tu protègeras ma maman si un chameau essaie de la mordre ou s'il y a des terroristes ?
La question d'Élina me percute en plein ventre tandis que Béatrice règle les viennoiseries quelques pas plus loin. Je manque en lâcher ma valise. Son sérieux, surtout, derrière ces mots d'enfant sur des horreurs adultes, me prend aux tripes. Je m'agenouille pour la regarder dans les yeux. Ils sont d'un bleu profond, inquiets.
- Promis. Je vais veiller sur ta maman et il ne lui arrivera rien.
J'en ai les yeux qui s'embuent devant ma sincérité et la solennité avec laquelle je vis cet engagement soudain. Devant cette petite fille, je ne peux rien de moins qu'être un géant. Et je suis conforté dans ma décision et mon sentiment par son sourire lumineux et franc de soulagement et de confiance.
- Elle ne t'embête pas, au moins ? m'interroge Béatrice lorsqu'elle revient avec son sachet marron et me trouve agenouillé devant son enfant.
- Pas du tout, bien au contraire ! je lui réponds en ébouriffant les cheveux de la petite, qui rit en se dégageant.
Je me sens fort et bien tout d'un coup.
Mes phobies disparaissent, je récupère des super-pouvoirs au passage, j'ai eu une promotion, je vais aller découvrir un pays étranger qui paraît magnifique, et j'ai à mes côtés une femme incroyable et sa petite fille adorable, deux êtres qui comptent déjà dans mon existence.
Tandis que nous sortons de la boutique, Béatrice me tend un chausson aux pommes. Je la remercie, heureux de cette friandise au bon goût d'enfance que je n'ai plus consommée depuis si longtemps et nous mangeons et marchons de conserve vers leur domicile.
De nouveau, je me sens intimidé. Un coup d'œil m'apprend que mon rendez-vous avec Prakaash est dans trois heures. J'ai encore le temps mais il ne faut pas que je m'oublie.
- Je dois repartir dans une heure et demie au plus tard : j'ai un rendez-vous.
Béatrice me répond d'un sourire. Élina, je crois, ne m'entend même pas tant elle est concentrée sur son pain aux raisins dont elle tâche de prélever les fruits un à un sans abîmer la pâtisserie.
L'appartement est comme je m'y attendais : petit, agréable, bien rangé. On m'installe sur le canapé devant un verre de jus de fruits et j'ai le temps de détailler les photos qui décorent les murs. Élina, dans la plupart des cas, à tous les âges, dans toutes les positions, avec toutes les expressions et dans tous les lieux possibles. D'ailleurs c'est la petite qui me rejoint en premier avec une boîte à la main.
- On fait une partie de course des souris ? Tu vas voir : c'est facile et très rigolo !
Le pouffe, attendri, et accepte avec plaisir.
Le temps que sa mère arrive, le jeu est installé et je suis briefé sur les règles.
- Élina ! Baptiste n'est pas venu pour jouer avec toi ! la tance-t-elle, gênée.
- Ça va ! Au contraire, ça me fait plaisir ! Je rétorque avec entrain. Tu veux jouer avec nous ou bien tu as peur de perdre ?
Béatrice me sourit de toutes ses dents et vient s'installer avec nous autour de la table.
Pendant près d'une heure, nous multiplions les parties, riant comme des baleines, alternant victoires et défaites au gré des lancers de dés.
Heureux.
Un coup d'œil à ma montre vient mettre un terme aux réjouissances et Béatrice me raccompagne à la porte après que j'aie embrassé la petite.
- Très attachante, dis-je sur le pas de la porte tandis que nous nous faisons face. Ta fille, je veux dire, je précise après un silence.
- J'ai passé un très agréable moment, me répond-elle, sans me quitter des yeux.
Puis elle me dépose une bise sur la joue gauche, qui se met à chauffer illico.
- A tout à l'heure, dis-je sans bouger.
- A tout à l'heure, fait-elle en écho, sans non plus faire mine de fermer la porte.
- On part à quelle heure chez papi et mamie ?
La voix d'Élina, aigrelette, nous parvient du salon et je souris à Béatrice avant qu'elle ne ferme la porte en lui répondant.
Face au battant clos, je souris.
Puis je descends avec légèreté les marches de l'escalier.
Beaucoup trop de légèreté.
Merde ! Ma valise !
Je remonte, sonne, m'explique et nous ricanons tous les trois de mon étourderie avant de se quitter à nouveau, plus rapidement mais plus tristement aussi.
Et j'ahane à nouveau en direction de la gare, maudissant mon fardeau tout en papillonnant de souvenir doré en souvenir sucré.
Dans le RER C, une douce langueur m'envahit et je manque mon arrêt de la gare d'Austerlitz, m'imposant un détour coûteux en temps.
Qu'importe !
J'ai le temps.
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