III
Des coups.
Frappés sur le battant de la porte, ils pleuvent avec énergie.
Une énergie qui redouble.
Soudain dressée dans mon lit, le cœur en proie à l'angoisse, je m'empare de ma lampe et m'oriente à la lueur des braises vers l'âtre pour récupérer un tison et la rallumer.
- Sorcière ! Vite ! Ouvre !
Une voix d'homme.
Une voix teintée d'urgence et de peur.
C'est Thomas, l'aubergiste du village.
Sans ouvrir, maîtrisant ma voix, je crie à travers le panneau de bois :
- Qu'est-ce que tu veux ?
- Ouvre, sorcière ! C'est mon petit Mathieu ! Il tousse et il a de la fièvre !
Je me décide à ouvrir et laisse entrer l'homme qui tient serré contre lui un ballotin de chiffons dégouttant de pluie. Lui-même ruisselle.
- Qu'est-ce qui t'a pris de le sortir sous la pluie ?
Ma voix, cassante et pleine de reproche, lui fait baisser les yeux.
Quand il relève son visage vers moi, je vois que son regard est rougi par les larmes, cerné par les soucis et le manque de sommeil.
Je m'adoucis.
- Depuis quand est-ce que ton fils tousse.
- Depuis deux jours et surtout la nuit. Cette nuit, j'ai cru qu'il allait s'étouffer alors j'ai eu peu et j'ai décidé de venir te trouver !
- Et la fièvre ?
- Depuis hier soir, mais il n'en avait plus ce matin. Là, c'est reparti de plus belle.
- Montre-moi.
Il tient son paquet trempé serré contre lui et hésite à desserrer sa prise.
Enfin, il consent à défaire les couvertures, révélant un nourrisson en nage et rouge, inconscient.
- Donne-le moi !
Mon ton autoritaire le fait sursauter mais l'assurance de ma voix le rend obéissant et il me tend l'enfant. Je tourne le dos à Thomas pour allonger son fils sur mon lit défait. J'achève de le déshabiller.
Il ne bouge pas et il est brûlant.
Je m'empare en deux enjambées du sceau et d'un linge propre que je trempe dedans, passant l'eau fraîche sur son corps enfiévré.
L'inconfort est suffisant pour que le petit corps se contorsionne pour éviter le contact avec le tissu froid. Bientôt, Mathieu se met à pleurer une plainte rauque qui finit en quinte de toux. Malgré l'enfant, je poursuis mon nettoyage pour continuer de faire baisser la fièvre et, enfin, il ouvre ses yeux brillants.
J'ignore s'il passera la nuit.
- Thomas, viens t'asseoir près de lui, mets ton doigt dans sa main et parle-lui pour qu'il te sente près de lui mais, surtout, ne le touche pas et ne le couvre pas. Il doit rester frais pour... rester avec nous.
Là encore, il obéit, mais mon hésitation, je le sens, a accru son inquiétude.
- Tu vas pouvoir le soigner ?
Sa voix est suppliante, au bord des sanglots.
- Je vais faire tout ce que je peux.
Ma réponse ne peut le satisfaire mais je n'ai pas d'autre promesse que je puisse faire. Et je le laisse s'occuper de son petit. Je mets ses couvertures à sécher près du feu que j'ai réveillé et je m'agite en tous sens pour réunir les ingrédients nécessaires à la décoction et au cataplasme : raifort, argile, moutarde, pin et laurier.
Tandis que l'eau chauffe sur les flammes, je prépare les racines de raifort, les coupant en rondelles fines pour qu'elles infusent au mieux. Puis, j'écrase les graines de moutarde dans de l'argile mouillée et je mélange la mixture dans un bol de bois avant de laisser reposer le cataplasme.
M'avisant que l'eau bout, j'en prélève une partie dans un deuxième bol et y mets à infuser des feuilles de laurier en lambeaux et des aiguilles de pin brisées. Je verse ensuite les racines de raifort dans la marmite qui bout toujours.
Tandis que l'eau chaude fait son effet, je retourne auprès du malade et enduis son petit torse d'une épaisse couche du cataplasme de moutarde qui me pique le nez. L'enfant redouble ses pleurs et se débat faiblement sous les yeux anxieux de son père qui surveille chacun de mes gestes avec un espoir douloureux et des tremblements dans tout le corps.
Déjà, l'air dans ma cabane se charge en effluves piquants et vivifiants.
M'emparant d'un bouquet de thym, je l'ajoute à l'infusion de raifort qui bout toujours sur le feu.
Je m'empare du bol contenant la préparation pour l'inhalation de laurier et de pin et l'approche du nourrisson.
- Redresse-le au-dessus du bol.
Le père s'exécute ; le fils hurle et tousse de plus belle.
La serviette jetée sur sa tête achève de le rendre furieux et, en habituée, je me réjouis de ses hurlements qui assureront la pénétration de des vapeurs purifiantes.
Voyant que Thomas pleure en immobilisant son fils qui rue pour échapper au traitement, je l'encourage d'une main sur l'épaule.
- Il va bientôt s'apaiser en respirant les vapeurs de ces plantes, ne t'inquiète pas.
On menton tremble et ses yeux larmoient.
- C'est qu'il me reste que lui depuis que la Marie m'a quitté en le mettant au monde...
Je hoche la tête avec compassion.
- Tout va bien se passer.
Je m'en veux de ce mensonge qui pourrait se retourner contre moi mais me console en voyant Thomas se décontracter.
Je retourne à ma marmite que je retire du feu et laisse reposer.
Puis, tandis que les pleurs de Mathieu s'apaisent un peu, je filtre la potion en remplissant deux gobelets du liquide et en versant l'épaisse mixture en morceau dans mon pilon. Et j'écrase le raifort et le thym.
Quand la mixture est devenue purée, je racle le pilon pour verser le tout dans un carré de toile cirée que je noue d'un cordon de chanvre et laisse sur la table. Puis je rejoins le malade et son père, tendant un premier récipient à Thomas.
- Bois. Toi aussi tu as besoin de reprendre des forces. Tu n'aideras pas ton fils si tu meurs de fatigue et de fièvre.
Il hésite, fronce le nez devant le breuvage, me regarde à nouveau dans les yeux et avale la potion d'une traite, lentement pour ne pas se brûler.
A présent, Thomas a cessé de pleurer et de se débattre.
J'ôte doucement la serviette qui le maintenait au-dessus du bol qui ne fume plus et constate qu'il a toujours les yeux ouverts. Rougis, mais ouverts. Il dodeline de la tête, épuisé, mais est toujours éveillé.
- Il faut qu'il boive ça, lui aussi.
Le petit a d'abord un mouvement de recul devant le parfum et l'objet, mais il est assoiffé par la fièvre et consent à tremper ses lèvres.
Mais il recrache aussitôt et se met à pleurer à nouveau.
Je me relève et retourne à mes étagères, hésitante.
Je contemple le précieux bocal que je garde pour les occasions rares et me mordille la lèvre.
Derrière moi, Mathieu redouble ses pleurs.
Je soupire, résignée, et m'empare du petit pot de miel dont je sucre l'infusion avant de proposer à nouveau le gobelet au petit après avoir pris soin d'enduire le rebord d'un peu de miel pur.
Le petit n'a d'abord pas conscience du récipient, obnubilé qu'il est par sa colère, puis, percevant l'odeur du breuvage, il a un nouveau mouvement de recul.
Soutenant sa tête, je rapproche de force ses lèvres du rebord emmiellé. Un instant, je crois que ça va échouer, puis le petit est surpris par le goût sucré et cesse de pleurer, remâchant ce goût nouveau et plaisant. Enfin, il avance ses lèvres vers le gobelet et en tète le rebord. Je penche un peu le liquide vers sa bouche et, après une hésitation, il boit.
Victorieuse, je souris à Thomas, qui me rend mon sourire avec des larmes sur les joues.
Quand la potion est finie, je récupère ma vaisselle et retourne emballer dans un second carré de toile cirée le reste de cataplasme à la moutarde que je ferme d'un autre cordon de chanvre.
- Il faudra lui refaire le cataplasme demain et après-demain en couche moins épaisse sur la poitrine, chaque soir avant qu'il dorme, j'explique à Thomas en faisant danser un premier sachet au bout de ma main devant son regard. L'infusion, j'ajoute en agitant le second sachet, est à lui faire boire avant de dormir également, mais aussi au réveil. Le reste du temps, donne-lui du lait et du miel, si tu peux.
- Merci ! Merci ! Merci !
Thomas serre son enfant apaisé et endormi entre ses bras en répétant sa litanie dont je ne sais plus finalement si elle s'adresse à moi, à Dieu ou à Mathieu.
- Ne le couvre pas trop et tiens-le au sec à l'abri du froid. Qu'il dorme bien.
Comme il ne s'arrête pas, je range mon établi et nettoie la vaisselle utilisée avec un peu d'eau et du sable en attendant qu'il soit de nouveau disponible pour m'écouter.
Soudain, je sens le corps de Thomas contre mon dos.
- Jeanne, je voudrais te remercier en faisant quelque chose pour toi.
Je me raidis, cherchant du regard mon coutelas sur la table.
- Viens avec moi au village. Depuis que la Marie est partie, je me sens seul. C'est pas bon qu'un homme reste seul.
Et il se presse un peu plus fort contre moi et je sens son désir pousser sur mes reins.
Je resserre ma prise sur mon arme tandis qu'il enfouit son visage dans mes cheveux.
- Il y a de la place à l'auberge pour toi. Et puis, si tu deviens ma femme, plus personne ne te fera de misère !
Je sens la colère monter en moi et me retourne pour lui faire face, le repoussant de l'épaule au passage.
- Je ne suis pas une pauvre femme ! Ni une putain ! Ni un trophée ! Je suis ici chez moi ! Et je fais ce que je veux de ma vie et de mon corps !
Il me regarde en souriant, et ses yeux descendent de mon visage sur ma poitrine, et je n'aime pas la lueur qui s'allume dans son regard.
- Thomas ! dis-je durement. Ton fils était malade. Il est malade. Il est faible et peut encore mourir. Tu es venu en pleine nuit me réveiller et j'ai fait ce que je pouvais pour le soigner. Il a besoin de son père et de tes soins pour s'en sortir. Arrête de penser avec ta queue et comporte-toi en homme, en père et en chrétien. Pense à ta Marie qui te regarde depuis le royaume des cieux !
Il grimace et son regard s'éteint. Il vacille un peu, comme après un coup, et se tourne vers son fils.
Je ne desserre pas ma pris sur mon coutelas.
- La pluie a cessé. Rentre chez toi avec ton enfant et oublie-moi. Occupe-toi de Mathieu et tâche d'en faire un homme au moins aussi bon que son père.
Il ne répond rien, immobile, dos vouté. Puis, d'un pas pesant, il retourne auprès du lit et rhabille son fils de ses couvertures chaudes qui ne gouttent plus.
- Je suis désolé, lâche-t-il mornement en revenant vers moi avec son fils.
Je lui tends les deux sachets de remèdes sans répondre, gardant un visage impassible et le corps aussi droit que possible.
Fouillant sa ceinture de sa main libre, il en tire une bourse dans laquelle il récupère quelques pièces qu'il me tend.
Je ne bouge pas.
Il plante son regard dans mes yeux, l'air peiné.
- Merci.
J'accepte ses pièces et lui ouvre la porte, prenant soin de verrouiller lorsqu'ils ont disparu dans la nuit.
Puis je lâche le couteau qui vient heurter le plancher dans un choc sourd et je me laisse glisser au sol, laissant ma peur s'exprimer à gros sanglots suffoquants.
J'ai encore échappé à un viol. Ou pire.
Encore.
Mais jusqu'à quand ?
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