VII

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Dans le néant obscur d'un lieu hors des lieux, d'un temps hors du temps, un point lumineux clignote froidement dans le lointain.

Il grossit.

Peu à peu, je distingue les contours carrés d'un écran mouvant et bleuté sur lequel des images frappent encore et encore à la porte de ma conscience.

Bientôt, c'est un bourdonnement, un brouhaha, puis un concert de voix et de bruits qui vient assaillir mes oreilles.

Les sens submergés par ce téléviseur astral, je me laisse envahir par la vision cauchemardesque qu'il m'impose.

Une face grimaçante à la peau orangée et à la tête broussailleuse de paille hurle des invectives depuis le bureau de la maison blanche, la main sur un bouton rouge, l'autre sur la fesse d'une bimbo souriant stupidement.

L'instant d'après, le rictus haineux laisse place à la vue d'un océan de déchets où surnagent des cadavres de cétacés, de poissons et d'oiseaux.

Nouvelle apparition : des villes grises où dominent les sirènes des véhicules d'urgence sont prisonnières de cloches de fumées noirâtres.

Nouveau lieu, nouvelle vision d'horreur : des milices armées escortent des limousines dans un monde en ruines où l'humanité agonise dans la misère et la violence.

Puis c'est la vision d'un désert s'étendant à perte de vue qui me repose un peu l'esprit, jusqu'à ce que je comprenne alors que je m'élève au-dessus des dunes et des plaines arides que ce désert s'étend en Europe.

Alors, dans une stridulation aiguë insupportable, l'image se brouille et je suis renvoyé dans le néant obscur face à cet écran qui continue de clignoter furieusement dans le sifflement assourdissant et je comprends que c'est ma voix que j'entends, mon hurlement.

Un cri d'effroi absolu qui n'en finit plus tandis que je tombe sans fin dans le noir et que le téléviseur redevient un point au lointain qui s'éteint.

Puis je sens qu'on m'agrippe et je tente de me libérer.

- Baptiste ! Baptiste ! C'est fini ! Calme-toi ! C'est moi ! C'est fini !

Les mots, petit à petit, traversent le brouillard pour parvenir jusqu'à moi et je la reconnais.

Clair-de-Lune.

- Je suis tellement désolé ! Je n'aurais jamais dû faire ça ! Tu ne pourras jamais me pardonner, je le sais, mais je ferai tout pour que tu connaisses le bonheur ! Tout !

Et je m'agrippe à Clair-de-Lune comme un enfant à sa mère face aux cauchemars qui cherchent à l'entraîner dans les abysses de leur cruauté.

Mes sanglots m'empêchent désormais de parler et je presse mon visage contre la poitrine de la femme que j'aime et dont les rondeurs chaudes apaisent ma terreur autant qu'elles piquent mon chagrin et ma culpabilité.

- Baptiste, non.

Sa voix est froide, soudain, et elle me repousse.

Mes lèvres, avides, avaient commencé à ramper sur son corps offert pour consoler ma souffrance.

Je lève les yeux vers son visage, prêt à m'excuser encore quand la réalité me frappe.

Béatrice.

Alger.

Je rougis brusquement et baisse la tête vers les draps froissés, mutique.

Que dire ?

- Ça va aller ? me demande-t-elle soudain alors que le silence s'éternisait.

Je tente un hochement de tête mais mon corps raide et mon visage lourd de honte ne veulent plus m'obéir.

- Oui, je coasse sourdement.

Et, le premier mot ayant laborieusement réussi à s'échapper d'entre mes lèvres engourdies, j'ajoute, misérable :

- Désolé.

Elle garde le silence et je n'ose plus la regarder en face.

Dans une conscience troublante, je suis à la fois Baptiste et Jeanne, et je me suis vu avec horreur reproduire le comportement brutal et obscène de François sur Béatrice dont je ressens d'autant plus la colère outragée que je l'ai connue, traversée.

- C'est pas grave.

Sa voix est à nouveau celle que je lui connais, douce et posée rassurante.

- Tu as juste fait un cauchemar.

Me pardonnerait-elle ? Si facilement ?

- De qui parlais-tu ? Tu veux en discuter ?

Sa proposition presque murmurée, me la montre plus que jamais en mère et cela m'apaise autant que cela me renvoie à ma place. Ce qui, en condamnant toute velléité amoureuse, contribue également à me rassurer malgré la douche froide sur mon ego.

Est-ce que je veux en parler ? Je ne sais pas.

En tout cas, j'en éprouve le besoin et je sais que je ne peux pas.

Qu'est-ce que j'ai dit exactement dans mon délire ? Est-ce que j'ai parlé de Clair-de-Lune ?

Je ne crois pas.

Je vais passer pour un cinglé à ses yeux ! En plus de lui gâcher ses nuits, quoi.

Je me mords la lèvre, en proie à une hésitation douloureuse.

J'opte pour un demi-mensonge. Une demi-vérité, en somme.

- Quand j'étais petit, mon père est mort dans un accident que j'ai en partie causé.

Cela faisait longtemps que je n'avais pas parlé de ça. C'est étrange. La dernière fois, c'était en thérapie et je devais avoir une quinzaine d'années. J'avais parlé tout seul devant le thérapeute qui m'avait écouté en battant la mesure d'un mouvement léger de la tête, les yeux mi-clos ; j'avais pleuré à nouveau à l'évocation de ce souvenir mais, laissé à moi-même dans cette remémoration, je m'étais senti plus mal encore qu'en arrivant au cabinet. Là, à le redire plus de quinze ans plus tard, dans cette chambre noire face à une personne que j'hésite à qualifier d'amie tant son amitié me paraît délicate à mériter et conserver, j'ai l'impression de raconter la vie d'un autre, de résumer un film. C'est dérangeant mais aussi plus facile.

- C'était l'été et on faisait un barbecue. Mon père était en train de l'allumer et je ne le quittais pas d'un centimètre tellement j'étais fasciné par ses gestes. J'avais l'impression d'être devant un grand sorcier préparant un rituel magique. Je devais avoir cinq ans et, pour moi, le feu, c'était magique. J'étais donc collé à ses semelles et, gentil comme il était, il me laissait faire et s'en accommodait. Enfin, quand tout a été prêt, il a allumé une grande allumette et m'a laissé contempler un instant sa flamme car il savait que le feu me fascinait. Puis il a plongé le bâtonnet dans le barbecue et ça a fait un peu de fumée. Mais la flamme, toute petite, n'a pas réussi à embraser tout le barbecue comme elle le faisait toujours.

Je fais une pause, revoyant désormais la scène distinctement, plongé dans mon souvenir, appréhendant la fin inéluctable de la scène.

- C'est là qu'il s'est aperçu qu'il avait oublié de mettre de l'allume-feu. Sûrement parce que j'étais dans ses pattes depuis le début. Il a attrapé la bouteille d'alcool à brûler et a commencé à en verser de petites giclées autour de la petite flamme qu'il avait réussi à implanté. Et c'est là que j'ai entendu un chien aboyer. J'avais déjà ma phobie des chiens. J'ai hurlé et me suis agrippé à lui pour monter dans ses bras. De surprise, il a pressé plus fort la bouteille et le jet a touché les flammes, qui sont remontées jusqu'à lui. Son tablier en plastique a pris feu et, paniqué, j'ai lâché mon père pour fuir plus loin dans la maison.

Le silence est total et mes yeux, plantés dans les draps blancs, revoient la torche humaine qu'était devenu mon père, tournant et gesticulant follement dans le jardin. Et j'entends soudain le cri terrible de ma mère à mes côtés. Et, surimprimé à la scène, mon reflet épouvanté dans la vitre du salon.

- C'est ce jour-là que j'ai tué mon père, conclus-je d'une voix atone qui se brise sur la fin.

- C'était un accident, Baptiste. Tu n'y es pour rien.

Béatrice me parle comme à un enfant.

Et, cette nuit, encore empêtré dans les images et les sons de mes visions et de mes souvenirs, j'en suis en effet un.

Et c'est comme un enfant que je commence à pleurer.

Et c'est en enfant que je me blottis doucement dans les bras de Béatrice qu'elle m'ouvre à nouveau.

En mère.

Et c'est sans aucune ambiguïté.

Quand mes pleurs s'apaisent, je réalise qu'il fait toujours nuit noire.

- On devrait dormir.

Béatrice hoche la tête contre moi et regagne son lit. Je me rallonge, fixant le plafond de mes yeux ouverts comme s'ils étaient fermés.

Je l'entends se recoucher, puis c'est le silence.

- Merci.

Elle ne répond rien et je n'attends d'ailleurs pas de réponse.

- On est amis : c'est normal de se soutenir.

Je souris douloureusement.

- Oui, on est amis, je répète doucement. Dors bien.

- Merci. Toi aussi.

- Merci.

J'ignore si elle se rendort vite ou simule, mais sa respiration régulière me berce bientôt et, concentrée sur elle, je dérive moi-même bientôt vers un sommeil sans rêve et profond.

Juste ce dont j'ai besoin.

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