IV
- Oh ! Pardon !
Je sursaute et, dans un instant d'horreur, j'ai l'impression qu'on essaie de me noyer.
Dans un regard exorbité de frayeur, je perçois la salle de bain, l'eau, un éclair de chair blanche et, éclaboussant autour de moi, je prends enfin conscience des choses en retrouvant mes facultés.
Je suis dans un bain.
Je me suis endormi.
Béatrice vient d'entrer et de me découvrir.
Nu.
Nue.
Je me sens rougir.
Mais pas que.
Et je rerougis derechef.
- Désolé ! Je me suis endormi ! je lui crie à travers la porte qu'elle a refermée.
- Non, c'est moi ! Je n'avais pas vu la lumière sous la porte ! me crie-t-elle, apparemment tout aussi embarrassée par la situation.
- Je me dépêche !
- Prends ton temps !
Vivement, je me redresse, remarquant au passage que la mousse a disparu et que l'eau a considérablement refroidi.
Je me rince, me sèche et... constate que j'ai oublié de prendre des vêtements.
M'entourant de ma serviette, j'ouvre prudemment la porte et, quittant la pièce, je vois Béatrice sortir de l'abri du paravent, elle aussi en serviette.
Nous nous croisons près de mon lit, osant à peine nous regarder. Pour ma part, c'est la conscience de notre nudité qui me met mal à l'aise, et je suppose qu'il en va de même pour elle. En terre étrangère, ainsi isolés que nous sommes, je me fais l'impression d'être Adam au jardin d'Eden, avec Béatrice dans le rôle d'Ève, et qu'on vient de goûter au fruit de la connaissance en se voyant la pomme...
Embarrassant.
Excitant aussi.
François.
Le souvenir me frappe brutalement et douche mon désir aussi sec.
Être une femme et un homme à la fois dans le même esprit n'est pas une sinécure. Je n'ose rien tenter de peur de m'imposer de manière obscène ou simplement inopportune, et de gâcher cette belle amitié naissante qui m'est si précieuse.
Si seulement Béatrice pouvait me donner un signe.
Au bruit de la douche qui se remet à couler, je chasse les images qui montent dans mon esprit échauffé en me secouant et m'habillant.
Ce soir, j'invite Béatrice au resto et on verra bien.
Inch'Allah, comme on dit ici face à un futur qu'on ne maîtrise pas.
Pour me donner une contenance et me contenir, je consulte mon portable.
Avec un soupçon de culpabilité, je remarque les messages de ma mère et d'Alexandre, et même de Céline, auxquels je n'ai même pas répondu.
Je n'ai d'ailleurs même pas seulement songé à leur écrire ou téléphoner.
Je leur réponds sommairement, me promettant de les rappeler plus longuement un peu plus tard.
Procrastination.
Lâcheté et paresse.
Quand Béatrice sort de la salle de bain, habillée, je suis en train de supprimer les derniers spams.
- Tout va bien ? m'interroge-t-elle comme si de rien n'était.
Et peut-être, en effet, n'y a-t-il rien.
Rien d'autre que mon esprit en lambeaux qui claquent au vent de ma folie et de mes vains espoirs ?
- Oui, mens-je. Je suis content, j'ajoute en guise de diversion pas complètement hypocrite. Je viens de voir par mail que j'allais bientôt recevoir le masque que j'ai acheté sur e-bay. C'est un masque rituel amérindien que je guettais depuis un moment.
- Je ne savais pas que tu t'intéresses aux indiens, me répond-elle, surprise.
- On ne se connaît pas encore beaucoup !
J'ajoute un sourire à ma remarque pour qu'elle passe comme boutade gentille, mais je sais et j'ai peur qu'elle ne devine l'amertume et la secrète espérance qui se tapissent dans cette phrase de trop.
- Et d'où te vient cette passion pou les masques indiens ? me relance-t-elle en s'essuyant les cheveux avant de se les brosser tout en me regardant.
Je manque un battement de cœur et peine à cesser de la fixer tandis qu'elle me laisse pénétrer l'intimité de ses gestes quotidiens, sa belle chevelure brune prenant peu à peu sa fière allure sous ses mains expertes.
- Je sais pas trop, dis-je enfin. Il y a quelque chose de familier et d'exotique qui me rassure ? Et puis je les trouve beaux. Bref, c'est mon dada, conclus-je dans une moue d'impuissance que j'espère comique.
Elle me sourit et la pesanteur me paraît soudain toute relative.
- Au fait, c'était bien la piscine ?
Me raccrocher au réel, au concret, pour ne pas nourrir de fantasmes inutiles et douloureux.
- Ça fait du bien de nager, mais c'était un peu spécial, répond-elle avec une voix lointaine et une expression perplexe.
- De quoi ?
- Il faudrait que je demande à Tariq mais je crois que quelque chose m'a échappé. J'ignore quoi, mais on m'a regardé bizarrement là-bas et j'ai peut-être fait quelque chose d'inadapté pour ici. D'ailleurs, reprend-elle après un silence pendant lequel je n'ai rien trouvé à dire, occupé que j'étais à trouver un contre-argument à la nécessité de recourir à notre guide, je pense que nous avons besoin de lui dans le cadre de l'implantation de notre centre d'appel et la gestion du personnel et des affaires courantes. Nous avons besoin de quelqu'un de fiable et... j'ai confiance en lui.
Son hésitation ne m'a pas échappé et je sens une douleur dans ma poitrine.
Alors c'est ça, la jalousie, un dard dans le cœur qui pèse et s'enfonce dans notre poitrine en rendant difficile notre respiration et en obscurcissant notre vision du monde ? Pas étonnant qu'on en devienne fou.
Serait-ce le signe que je demandais ?
Une fin de non recevoir ?
- Et toi, qu'est-ce que tu as fait cet après-midi ? Tu as préféré barboter dans la baignoire qu'à la piscine ?
Son ton amusé me tire de ma tempête intérieure et les pensées et les mots se bousculent dans ma tête.
Au bout d'une petite éternité pendant laquelle je m'accroche à son regard franc et doux, je choisis la version édulcorée.
- Je suis allé me promener du côté de l'église Notre-Dame-d'Afrique et j'ai eu un déclic : je n'ai plus peur de l'eau ! Du coup, je suis rentré et j'ai renoué avec un plaisir oublié depuis longtemps : une douche et un bain brûlant ! Mais les émotions m'avaient épuisé alors je me suis endormi. Et c'est là que...
Je m'interromps, replongé tête la première dans l'embarras.
- C'est super ! s'exclame-t-elle avec joie ! Finalement, je te découvre au meilleur moment de ta vie ! Tu deviens un homme neuf et tu dois être particulièrement heureux de tous ces progrès !
La sincérité de son bonheur pour moi fait gonfler dans ma gorge un nœud brûlant d'émotion qui fait monter à mes yeux des larmes inattendues.
Je hoche la tête, tous mes efforts portés sur mon combat contre cette eau qui menace de déborder.
Elle pose sa main sur ma joue et plante son regard dans le mien.
La douceur de ce contact !
Je ne suis pas sûr de parvenir à résister au mouvement instinctif qui me pousse à me blottir dans sa paume.
- Je sais que c'est dur, reprend-elle dans un murmure. Je devine comme c'est éprouvant pour toi.
Une larme passe la corniche de mes paupières et se précipite lentement le long de mon nez.
- Tu s fait beaucoup pour moi et je t'en suis reconnaissante, vraiment. Alors, si je peux t'aider, si tu as besoin de parler avec quelqu'un, je suis là. Tu peux me considérer comme une amie.
Je pose ma main sur la sienne, fermant les yeux pour savourer cette caresse qui ne s'avoue pas.
- Je sais que nous sommes collègues et que cette relation de travail peut paraître problématique, mais je ne trahirai pas ta confiance, crois-moi.
Je rouvre les yeux, tombant dans les siens, et, sans préméditation, j'approche mon visage du sien, tendant mes lèvres vers les siennes.
Sa main sur ma joue, captive de la mienne, s'est raidie.
Son regard s'écarquille.
Quand nos lèvres s'effleurent, un choc électrique me parcourt.
Son corps est droit, crispé, son visage figé.
Elle ne me rend pas mon baiser.
D'ailleurs, elle ne semble plus consciente de rien.
Immobile, elle paraît arrêtée dans le temps.
Je la lâche vivement et recule d'un pas.
Elle ne bouge pas.
Ne respire pas.
Que se passe-t-il ?
Je regarde autour de moi et, avisant la fenêtre, je m'y précipite, pris d'un doute.
En bas, tout est immobile.
Jusqu'à un oiseau suspendu en plein envol.
- Béatrice !
Mon cri m'échappe et je la vois tourner la tête vers moi avec étonnement, son bras retombant vers son flanc, tandis qu'un voile noir s'abat sur moi.
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