VI

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- Baptiste ! Baptiste ! Tu vas bien ?
Je reviens à moi avec devant les yeux le visage à l'envers de Béatrice qui me surplombe avec une expression inquiète.
- Oui, ça va. Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Tu étais devant moi et puis je t'ai retrouvé allongé par terre. Je n'ai pas compris comment ça a pu être si rapide !
Je me redresse, encore étourdi. J'étais appuyé sur Béatrice, qui avait pris ma tête sur ses genoux.
Émotion ambivalente.
Je me frotte le visage pour me ragaillardir puis je me lève, encore flageolant, et m'assieds sur le bord du lit de Béatrice.
Et mon regard croise le sien, interrogatif.
Silence pesant.
- Chacune de mes phobies s'inscrit dans un événement traumatique de ma vie. Pour la désamorcer, je dois replonger dans ces souvenirs pour les affronter avec ce recul lié à l'expérience qui me permet d'y faire face avec plus d'efficacité. Mais c'est comme la boîte de Pandore. Une fois ouverte, il s'en échappe tout un tas de trucs qu'on n'attendait pas.
Elle acquiesce lentement, m'encourageant à continuer.
- Grâce à mon thérapeute, qui pratique l'hypnose, je replonge dans ces souvenirs oubliés et je débloque les phobies. Maintenant les blocages se lèvent tout seuls au gré des stimulations. Et chaque fois qu'un verrou saute, la phobie s'éteint. Mais ça laisse la place à des réminiscences, des cauchemars, des souvenirs très éprouvants qui me frappent comme des flashs, des visions violentes, presque des hallucinations.
Elle se pince les lèvres.
- Excuse-moi si je te parais brutale, mais combien de traumatismes tu as connus pour être la proie d'autant de phobies et cauchemars ?
Sa voix se fait murmure.
- Tu m'as parlé de l'accident avec ton père... C'est terrible, bien sûr, mais c'est ça qui a provoqué autant de problèmes ?
C'est à mon tour de me mordre la lèvre. Que dire ? J'ai envie de tout déballer, de me soulager enfin de tout ce poids, mais est-ce que je peux vraiment me fier à elle ?
Et, d'ailleurs, est-ce que je peux lui infliger ça ?
En même temps, elle est aux premières loges s'il m'arrive quelque chose. Et puis elle est ce qui se rapproche le plus d'une amie.
Mais acceptera-t-elle cette histoire démentielle ?
C'est à ce moment que sonne le téléphone de Béatrice, qui hésite à aller décrocher.
Salutaire diversion !
- Vas-y, t'inquiète pas pour moi !
Elle se lève précipitamment.
- Désolée ! On en reparle juste après !
Elle fouille dans son sac à main et en extrait son portable juste à temps.
- Ah ! Tariq ! Merci d'avoir rappelé !
Tariq.
- Je voulais avoir votre avis sur quelque chose qui s'est passé aujourd'hui et qui faisait écho à notre discussion d'hier sur les taxis.
Elle rit ; et ce rire me fait mal. Cest égoïste, je sais bien, puis c'est absurde, mais pour la première fois de ma vie que jai quelqu'un dont je me sens proche et qui n'est pas près de moi uniquement par obligation, j'ai du mal à partager.
- En fait, je suis allée à la piscine... Oui, le club Kiffan... Cest ça. Et je suis allée nager dans le grand bassin et, en entrant dans l'eau et en sortant du bassin, mais aussi en sortant du bâtiment, j'ai vu qu'on me regardait de biais, un peu méchamment... Les femmes et les hommes, oui...
Tandis qu'elle parle, elle fait de petits pas pensifs en tortillant une mèche de cheveux du bout du doigt, jetant au passage des regards par la fenêtre. Je la suis avec fascination et tristesse.
- Ah d'accord ! s'exclame-t-elle soudain comme devant une révélation ! Merci pour vos explications !
Elle couvre le téléphone de sa main et chuchote vers moi :
- Je lui propose de travailler pour nous au centre d'appel ?
Elle attend ma réponse avec un tel intérêt que je ne veux pas mopposer à sa volonté qui, en toute honnêteté, est une bonne idée pour notre travail.
Je hoche la tête.
Pendant qu'elle lui explique sa proposition, je me rends dans la salle de bain, essentiellement pour me rafraîchir le visage, mais je suis également content de ne plus l'entendre lui parler avec des sourires dans la voix.
Dans le miroir, je constate que je ne fais pas le poids face au bel algérien buriné par le soleil : je suis pâle, presque verdâtre, j'ai les yeux cernés et ma bouche, peu encline à la bonne humeur, ne fait pas plus pétiller l'ensemble que mon regard éteint.
J'ai une sale gueule.
Béatrice s'encadre dans la porte.
- Il est d'accord ! Il nous rejoint demain à huit heures en bas de l'hôtel. On va manger ? Je meurs de faim et j'ai très envie qu'on aille au cinéma après ! Qu'est-ce que tu en dis ?
Son sourire éclatant me fait l'effet d'un phare dans ma nuit.
- Carrément ! je réponds, brusquement regonflé et enthousiaste.
Et tandis quelle repart mettre ses chaussures, je tourne ma face illuminée d'un sourire vers mon reflet.
En fait, ça va.
Quand je souris.
J'éteins la lumière et je la rejoins dans la chambre pour enfiler moi aussi mes chaussures.
- Pardon ! m'interrompt-elle d'un ton contrit. Je suis désolée... Avec le coup de téléphone, j'ai failli oublier...
Elle a l'air tellement honteuse que, par réaction, je me sens soudainement un peu offensé : je m'apprêtais à lui livrer peut-être mon plus terrible secret et un appel de cet inconnu exotique suffit à m'éclipser.
Amère désillusion.
Tu parles d'une amitié, toi !
Je ne réponds rien.
Son désaroi coupable nourrit en moi une colère bien trop violente pour moi. Je ne comprends pas ce feu qui brûle tout-à-coup au fond de moi.
Je sens la rage gonfler ma poitrine et crisper mes poings.
Clair-de-Lune.
Toute ma fureur est douchée d'un coup.
Une sueur glacée mouille mon dos et des tremblements montent le long de mes jambes.
- J'ai besoin de prendre l'air.
Et je tourne les talons, claque la porte et quitte l'hôtel, laissant Béatrice interloquée et seule.
Seule comme moi, qui erre désormais sans but à travers les rues animées du bord de mer.
Fuyant la foule qui ne m'effraie plus mais me répugne, j'aspire au calme des ruelles moins bruyantes des vieux quartiers résidentiels.
Je marche avec détermination, empli de mes pas et du décor, m'accrochant à mes sens pour ne pas replonger dans la spirale de mes pensées.
A mon grand étonnement, j'atteins rapidement la lisière des champs : il semble que cette wilaya d'Alger soit une excroissance essentiellement touristique. Aïn Taya n'est qu'une résidence balnéaire côtoyant la campagne algéroise.
Rasséréné par l'espace, les bouquets d'arbres verts, cette terre riche et ce ciel bleu, j'inspire à pleins poumons et me retrouve plié en deux par la douleur : un point de côté vient de se déclarer brutalement.
Avisant une étendue d'herbe grasse, je m'étends face aux nues qui rosissent devant les promesses de la nuit et je respire en profondeur pour dissiper la souffrance.
L'élancement aura au moins eu l'avantage de concentrer mon attention ! Néanmoins, tandis que mon corps s'apaise, mon esprit s'échauffe à nouveau.
Je connais les propriétés des plantes sans jamais les avoir étudiées parce que j'ai été Samba, fils de guérisseuse pendant la ségrégation dans les année soixante aux États-Unis.
Je peux hypnotiser les gens sans l'avoir appris parce que j'ai été Ernst, Grand-Maître de loge maçonnique et rabbinique en Pologne pendant la seconde guerre mondiale.
Je peux voir l'avenir dans des visions incontrôlables parce que j'ai été Coeur-d'Ours, sachem sioux face aux armées américaines durant la fin du génocide amérindien.
Je peux contrôler des animaux par ma seule volonté parce que j'ai été Voix-des-Êtres, chaman aborigène lorsque les blancs ont conquis l'Australie.
Je peux diriger la croissance des plantes suivant mes caprices parce que j'ai été Jeanne, une sorcière de la région d'Etretat sous l'ancien régime.
Et maintenant je peux arrêter le temps parce que j'ai été Louis, un môme étrange doté de ce pouvoir en pleine révolution française.
Pourquoi ?
Pour réparer un crime que j'ai commis dans une vie passée, lorsque j'étais Frère-des-Esprits avant l'arrivée de l'homme blanc en Amérique  ?
Comment ? Qu'est-ce que je suis censé faire ?
Je me revois plein de hargne jalouse face à Béatrice. Comme lorsque j'étais Frère-des-Esprits. Béatrice serait-elle le prolongement de Clair-de-Lune ?
Et qui joue le rôle d'Aigle Serein ? Ce séducteur à la petite semaine ? Ce Tariq ?
Un ricanement aigre m'échappe.
Il va falloir que j'hypnotise Béatrice, que je drogue Tariq, que j'arrête le temps et que je m'immisce dans un cheval pour les coucher dans un même lit de plantes que j'aurai fait pousser en coeur ?
Nouvel éclat de rire.
Quelles divinités cosmiques atteintes de délire ont pu avoir l'idée d'incarner en moi toute la bande des X-Men ? C'est quoi la prochaine surprise ? Le contrôle de la foudre ? Pas con pour unir des amants dans le feu de la passion !
Je me mets à glousser stupidement au fur et à mesure que mes nerfs me lâchent et qu'une surenchère d'idées saugrenues me traverse la tête.
Bientôt, c'est le fou-rire qui me secoue quand je m'imagine en Poséidon barbu à emporter de mes flots salvateurs les deux amants sur une île déserte, loin de tout.
Loin de moi.
Mon rire s'étrangle dans ma gorge et je me mets à sangloter irrépressiblement en accrochant mon regard à ce ciel crépusculaire qui me nargue de son indifférence.
Pourquoi tous ces pouvoirs ?
Pourquoi toutes ces horreurs ?
Pourquoi moi ?
Et, tandis que mes interrogations tourbillonnent, mon regard accroche une trainée de fumée blanche rectiligne qui barre le ciel et je bascule dans une nouvelle vision.
Un bouton rouge qu'on presse, des champignons nucléaires, des foules supliciées, une nature dévastée, un silence de mort.
Quand je refais surface, ça fait tilt.
Certes, je dois réparer mon crime.
Mais je n'ai pas tous ces pouvoirs pour faire coucher ensemble Béatrice et Tariq.
Je suis sensé sauver le monde.
Rien que ça.

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