Crispeurs
Son cœur fit un bond. Elle saisit violemment le bras de son ami, qui commença à la regarder comme une folle.
– Qui t’a donné ça ? hurla-t-elle.
– Mais personne, je te l’ai dit ! répondit Léonard en se dégageant. Je l’ai trouvé devant ta porte en arrivant. Qu’est-ce que c’est ?
– Tu as vu qui l’a déposé ?
– Mais non, souffla-t-il, exaspéré. Je te l’ai dit, je viens d’arriver. C’est quoi à la fin ?
– C’est rien, lâcha Méryl. Juste une mauvaise blague.
Puis elle le congédia, prétextant une migraine qui pointait le bout de son nez. Une fois son collègue parti, elle ferma la porte de son bureau à clé. Puis revint aux documents. De nature obsessionnelle, elle les classa chronologiquement, tout en s'efforçant de se calmer et de réfléchir de manière rationnelle à la situation. Officiellement, ses travaux de recherche portaient sur l’histoire de l’apparition de la génération – sa génération – d’humains que l’on appelait vulgairement absolutis et la disparition des sapiens. Mais officieusement, elle étudiait l’extinction des populations crispircasiques. Bien que basé sur des faits réels, son sujet de recherche était plutôt associé à de la cryptoanthropologie ou même à des légendes qu’à un véritable pan de l’histoire humaine.
Si la technologie CrispR-Cas9 avait permis l’avènement d’une version 2.0 de l’Homme, elle avait également créé une nouvelle espèce en parallèle. Laquelle était apparue, sans que l'on ne sache pourquoi. Scientifique fou ? Erreur humaine ? Terrorisme ? À moins qu'il ne s'agisse d'une arme créée par un état ? Cela restait un mystère. Du pain béni pour les conspirationnistes. Toujours est-il que l’Homo crispircasis avait pointé le bout de son nez un peu moins de trente ans après son homologue parfait, et se voyait quant à lui doté de sens décuplés et d'une capacité à produire volontairement des phéromones capables d'influencer ses congénères. Au début, l’apparition de cette nouvelle espèce avait suscité l'engouement, en particulier auprès de la génération « geek » du début du millénaire, pétrie de fascination pour les héros de fantaisie et de science-fiction. Puis rapidement, l’attrait féerique s’est mué en une peur mondiale et avait abouti à une chasse aux sorcières, menant ainsi à la disparition, en moins d’un siècle, de tous ces individus que le monde avait fini par désigner du nom de « Crispeurs ».
Curieusement, il existait très peu d’archives sur l’histoire de ces derniers, ce qui leur avait donné un statut légendaire, à l’instar du Yéti ou du Kraken. L’existence des Homo crispircasis, et par extension leur étude, étaient donc sujettes à controverse, la communauté scientifique oscillant entre déni total et moqueries acides. Méryl, quant à elle, y croyait dur comme fer et faisait partie de ceux pensant que cette espèce avait été diabolisée à tort et exterminée sans réelle raison. Elle comptait intégrer cet aspect sociologique à son manuscrit, tout en sachant que l’on la traiterait sûrement d’adepte de la théorie du complot. C’est pourquoi personne, à l’exception de son directeur de thèse et de ses trois collègues doctorants, ne connaissait le sujet réel de sa thèse.
Alors qui pouvait bien lui avoir envoyé cela ? Peut-être était-ce une farce de ses camarades ? Méryl se mit des petites claques sur les joues. Le manque de sommeil la rendait complètement paranoïaque. L’explication la plus simple était que Mr Muller lui avait déposé ces documents avant d’aller au pot des doctorants. Il avait dû frapper et, comme à son habitude, elle n’avait rien entendu, plongée dans son écriture, sa musique préférée aux oreilles. Mais alors, pourquoi n'avait-il pas signé le colis ou laissé son code source ? Stop, arrête avec ça, se dit-elle. Tu perds du temps avec des futilités, qui t'empêchent de bosser sur d'éventuelles données cruciales pour tes travaux. Boostée par une soudaine adrénaline, elle se lança dans la lecture de ses mystérieux documents. Le premier article était un article de presse datant de cent ans après l’intégration des crispircasis dans la société.
Journal 3M news, 14 février 2451
Valentin* est le premier Crispircasis à être intégré en tant qu’infirmier spécialisé au sein d’une équipe de chirurgie opératoire « sensorielle ». Pour 3M news, il a bien voulu nous expliquer son travail.
Journal 3M news : Vous êtes depuis mars dernier infirmier au sein de l’équipe de nuit de chirurgie opératoire. Pouvez-vous nous expliquer en quoi votre travail diffère d’un infirmier lambda ?
Valentin : Tout d’abord, merci d’utiliser le mot lambda et pas « normal » qui est je trouve très discriminant voire insultant. L’intégration des Crispircasis en chirurgie permet le développement d’une médecine non chimique et technique. Comme vous le savez, nous avons des sens accrus. En tant qu’infirmier, mon ouïe développée me permet de détecter un changement dans la respiration, le rythme cardiaque ou tout autre bruit alarmant. C’est un atout qui peut être crucial pendant une opération.
Journal 3M news : Vous utilisez d’autres sens ?
Valentin: Dans ce cas, non. Je ne suis pas un surhomme, il y a d’autres Crispircasis au sein de cette unité chirurgicale « sensorielle ». Chacun a son rôle. L’assistant chirurgien se sert de sa vue pour effectuer un travail de précision, et l’anesthésiste de sa capacité à sécréter des phéromones pour « endormir » le patient naturellement et ainsi éviter l’utilisation de produits anesthésiques chimiques.
* Son prénom a été modifié pour préserver son anonymat.
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Journal 3M news, 3 mai 2451
Breaking news : Une crispircasis sauve une famille de l’explosion de leur maison.
Ce matin à 7 heures, Andréa sortait de la boulangerie où elle travaille lorsque, grâce à son odorat hypertrophié, elle a détecté une fuite de gaz émanant du domicile des Mililani. N’écoutant que son courage, elle a alors pris l'initiative de pénétrer dans la maison de la famille, et l'a faite sortir in extremis de chez elle avant que le gaz ne s'enflamme. Un sauvetage dont les Mililani lui sont évidemment reconnaissants, à l'image de Dorian, le fils, qui nous a déclaré : « C’est ma superwoman, elle nous a sauvé ! Plus tard, je veux être un crispi comme Andréa ». Un incroyable sauvetage qui nous montre que les Crispircasis – autant que les Absolutis et les Sapiens – sont des acteurs indispensables de notre société.
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Extrait du livre de Carl Dua, « Moi, vampire du troisième millénaire », édition 2457
Oui, la génétique m’a comblé et doté – en plus d’un physique d’Adonis – de capacités faisant rêver n’importe quel être-humain. Vous me mettez sur un piédestal, mais vous oubliez que je ne suis qu’un homme. Je saigne, comme vous, et même plus que vous. Vous me trouvez parfait, mais je peux tomber malade d’une simple grippe ou d’un cancer. Oui, d’un cancer, vous rappelez-vous ce que cela représente ? Car avant d’être un crispircasis, je suis un être humain. Certes un peu particulier, mais humain. Tel Superman, j’entends à un kilomètre, mais je ne vole pas. Tel un vampire, dans des nuits d’alcôve, je peux jouer d’une certaine hypnose chimique sur des douces victimes, mais seulement si elles me le demandent.
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Edito du Dossier de Presse de janvier 2467. Journal 3M news
Les crispircasis sont-ils des carnivores ou des anthropophages ?
La perfection appelle le chaos. Les crispircasis sont souvent été associés à des créatures mythologiques, à tort ou à raison. Cependant, comme dans les contes et légendes, l’Homme fait souvent l’erreur d’idéaliser des hominidés, si ces derniers présentent quelques aptitudes surhumaines ou féériques. Avant d’oublier l’essentiel, dans créature mythologique, il y a créature. Un indice était pourtant sous les yeux de tous depuis le début ! Nous sommes de deux espèces différentes, avec un régime alimentaire bien distinct. L’Humanité a atteint son apogée éthique et écologique en devenant végétarienne, il y a déjà deux siècles. Or, il a rapidement été établi que l’utilisation de leurs capacités sensorielles demandait une énergie considérable aux crispircasis. Leur besoin protéique ne pouvait être comblé qu’en dévorant des protéines animales. Les états ont été au départ plus que conciliants puisque la chasse – pratique au combien écœurante – a été re-autorisée sous dérogation afin de les empêcher de mourir de fatigue. Cependant, le mois dernier, nos scientifiques ont découvert pourquoi certains cirspircasis devenaient, comme les humains absolutis, résistants à bien des maladies. Leur faiblesse peut être compensée en ingurgitant du sang humain ! Devons-nous craindre cette révélation ? Est-ce que l’on nous ment depuis le début ? C’est ce que nous étudierons dans notre dossier de ce mois.
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