La tête dans les étoiles
Bip. Bip. Bip.
Un grognement s'échappa de sa gorge tandis que le réveil sonnait cinq heures du matin. De toute sa vie, il n'avait jamais eu à se lever aussi tôt ; pas même lorsqu'il travaillait à Paris. En vérité, d'aussi loin qu'il puisse s'en souvenir, il avait toujours eu une vie facile. Aucun problème financier, aucune femme à blesser ; il n'avait jamais pu se disputer avec sa sœur et jouissait d'horaires et d'un emploi du temps parfaits : ni trop tôt le matin, ni trop tard le soir, avec son week-end de deux jours et demi.
Depuis ce temps, les choses avaient évolué. On lui avait demandé de quitter la capitale pour une base spatiale et de passer la plus grande partie de ses journées à étudier les étoiles. Étudier était un grand mot, il ne faisait pas mieux que de passer son temps à admirer les scintillements en guettant les ondes que la base recevait d'un peu partout dans la galaxie. Rien de bien reluisant, ni de trop compliqué ; n'importe qui pouvait faire son travail et c'était bien pour cette raison qu'il était ici.
Ouvrant enfin les yeux, il passa une main tremblante sur son visage et se leva de son lit, non sans oublier d'éteindre le réveil criard. Cela faisait déjà dix minutes qu'il traînait sous la couette, au risque de se rendormir à tout moment. Il ne devait plus traîner.
Une fois hors du lit, il enfila un t-shirt et un pantalon gris, s'aspergea d'eau fraîche et récupéra sa tasse de café programmée à être prête pour cinq heures quinze. C'était presque flippant de voir à quel point ses journées entières se répétaient inlassablement de la même manière, dans le même timing.
À cinq heures dix : il sortait du lit ; à cinq heures quinze : il attrapait sa tasse ; à cinq heures seize : il prenait place devant son bureau ; et à cinq heures dix-sept : il saluait sa partenaire.
« Bonjour, Sandy.
- Bonjour, Eric. »
Il se souvenait parfaitement la première fois qu'il l'avait rencontrée. Tout avait été nouveau pour lui, ou presque. Le monde était plein de hautes technologies, d'avancées miraculeuses ; la vie avait été simplifiée, réduisant les différences sociales. Il était devenu facile d'être comme tout le monde : ni riche, ni pauvre, un toit sur la tête et de la nourriture bien en main. En revanche, il était devenu très dur de se démarquer, de crier au monde : « Regardez ce que je peux faire ! ». Les tâches de base étaient laissées à des robots non-intelligents tandis que les choses plus compliquées étaient données aux Intelligences Artificielles. L'humain n'avait plus qu'à vivre, sans se soucier de rien ; comme il l'avait fait.
Quand on l'avait réquisitionné pour prendre soin d'une base spatiale, Eric avait cru à une blague de mauvais goût. Il n'avait jamais rien fait d'intéressant de sa vie et s'était contenté de passer à côté de toutes les occasions de devenir quelqu'un de meilleur. Il avait d'abord rechigné, critiqué, essayé tant bien que mal de garder sa vie tranquille et de se tenir au plus loin des étoiles. Il avait presque réussi à éloigner ses employeurs quand elle était arrivée. Un miracle sur Terre.
Eric avait bien pensé, un jour, trouver une femme avec qui avoir un ou deux gosses mais il n'avait jamais pris la question très au sérieux. Il était égoïste et aimait le silence qui régnait dans son studio. Il n'était pas tout à fait prêt à changer les couches d'un morveux trop bruyant et à se disputer pour un rien avec une femme qu'il n'aimerait plus après quelques temps. Elle, pourtant, elle représentait tout ce qu'un homme voudrait, une perfection comme on en fait peu. Au lieu de réveiller chez lui des désirs éphémères, elle avait fait naître en lui l'envie d'être quelqu'un capable de lui tenir la main, de devenir un mari parfait et un père aimant. Elle lui avait donné envie d'avancer dans la vie.
D'abord, elle lui avait serré la main avec un petit sourire très professionnel. Puis, elle lui avait exposé les choses sous un angle différent. Elle lui avait expliqué que la Terre avait besoin de gardiens, qu'il devait devenir l'un d'entre eux. Elle lui avait dit que son quotidien ne changerait pas tellement, qu'il garderait la tranquillité de sa vie actuelle ; il aurait seulement, en plus, une vue incroyable sur la galaxie, une meilleure qualité de vie et deux partenaires pour partager sa cage dans les étoiles. Bien évidemment, elle était l'un deux. Étonnamment, ce ne fut pas ce point qui intéressa le plus Eric, ni même de devenir utile à la Terre. Ce qui l'intéressait vraiment était simple : le calme. Qu'y a-t-il de plus calme que l'espace ? Il avait beau y réfléchir, il ne trouvait rien. Les bruits ne se diffusaient pas dans le vide et s'il en croyait ce qu'on lui avait dit, la base était assez grande pour qu'il se cale dans un coin sans emmerder les deux autres.
À peine avait-il eu le temps de dire oui, qu'on le transportait jusqu'à une station terrestre d'où il put rejoindre la base. Le trajet fut assez long pour qu'il détaille en entier la jeune femme qui était sa première partenaire. De longs cheveux châtains attachés en chignon, des yeux marrons pétillant d'intelligence, un débardeur rouge, un pantalon noir et des baskets. Une beauté naturelle qui se faisait écraser par une aura presque effrayante. Elle calculait chacun de ses mouvements avec soin et semblait percer les mystères de quiconque d'un simple regard ; ce qui avait de quoi calmer les ardeurs des mâles en chaleur – ce qu'il n'était pas.
Combien de temps avait-il attendu pour le remarquer ? Il ne savait plus avec exactitude mais cela lui semblait une éternité dès qu'il tentait de s'en souvenir. Il y avait pourtant un détail qui aurait dû lui sauter aux yeux immédiatement : ils n'étaient que deux. Où était la troisième personne ? Pas dans la navette en tout cas. Eric avait donc fini le voyage jusqu'à la base en se persuadant que cet individu devait soit les rejoindre plus tard, soit déjà les attendre en haut.
Il ne fut pas déçu. Les deux partenaires prirent d'abord le temps de découvrir leurs quartiers respectifs avant de se retrouver dans « l'espace commun ». C'est là qu'on lui présenta Sandy : un écran géant au-dessus d'un bureau tout aussi grand.
« I.A. 3912. Sandy. Bienvenue. Vos noms. »
Eric en avait vu toute sa vie des robots, des ordinateurs ultra-performants et autres super-technologies. Celle-là, pourtant, le laissa sans voix. L'écran n'était qu'un prétexte, un point concret à fixer quand un humain – comme lui ou sa partenaire – voudrait s'adresser à l'Intelligence Artificielle. En réalité, Sandy ne se résumait pas à cet écran qui affichait toutes les constantes de la base, ainsi que celles de ses êtres vivants et autres informations utiles à savoir. Sandy était la base spatiale et Sandy devait enregistrer leurs noms.
« Vos noms.
- Sam.
- E-Eric.
- Bonjour, Sam. Bonjour, E-Eric. »
Quel idiot il avait été de bégayer pour si peu ! En y repensant, Sam s'était longtemps moqué de lui et Sandy avait simplement utilisé ce nom, comme si c'était normal. Il avait dû piétiner son ego pour supplier sa partenaire afin qu'elle reprogramme l'Intelligence.
Tout cela s'était passé il y a très longtemps, maintenant. Il ne savait pas exactement, ayant perdu le compte des jours et des années.
« Tout est normal ce matin, Eric. Aucune anomalie durant ton sommeil. Aucune guerre n'a été déclarée depuis cent vingt-cinq ans aujourd'hui. Félicitations. Tu devrais l'annoncer à Sam.
- Très bien. »
Buvant d'une traite le peu de café qu'il restait au fond de sa tasse, Eric se leva de son siège et se débarrassa de l'objet dans un tiroir autowash. Il profita de passer à côté d'une interface tactile pour choisir une musique d'ambiance à diffuser dans la base. Il fit défiler un petit moment tout style de musique jusqu'à choisir un bon vieux morceau de musique classique, un truc vieux comme le monde qu'il n'appréciait ni ne dépréciait mais ce n'était pas pour lui, c'était pour elle.
La porte s'ouvrit automatiquement sur son passage et Eric pénétra une pièce circulaire dont l'immense baie vitrée – il n'était pas sûr qu'il s'agisse de verre mais ce n'était pas le plus important – donnait une vue spectaculaire sur les étoiles. La pièce était immense, lumineuse et constamment gardée à bonne température. Le mobilier se restreignait à un sofa, un lit double et un immense cylindre, plus grand qu'un homme, large de deux.
Plus qu'un cylindre, il s'agissant en réalité d'une cuve dans laquelle reposait un liquide transparent, plus visqueux qu'il ne le paraissait au premier abord. Elle faisait partie des dernières technologies du monde terrestre et permettait, soi-disant, de soigner n'importe quel maux. Depuis combien de temps, pourtant, Sam reposait à l'intérieur, les jambes repliées sur sa poitrine nue dans une position qui ressemblait plus à celle d'une crevette que d'un fœtus ? Eric avait cessé d'espérer que la cuve la soigne un jour.
Il avait donc pris une décision : il devait la soigner lui-même. Le problème était qu'il ne savait pas comment. Sandy l'avait aidé, bien évidemment. Elle avait partagé avec lui ses connaissances monstrueuses et surveillait les constantes de Sam sans interruption. Il ne savait plus depuis quand il s'était mis à travailler, à quel moment sa vie avait cessé d'être calme pour pousser son cerveau dans ses limites. Eric s'était découvert un esprit plus fort qu'il ne l'avait cru, une intelligence capable de ramener sa partenaire à la vie. En tout cas, il aimait s'en persuader.
En vérité, il ne savait pas si elle se réveillerait un jour. Pourquoi elle s'était endormie ? Il ne le savait même pas. Un jour comme un autre, alors qu'ils coulaient des jours tranquilles, devenus plus proches qu'il ne l'avait cru possible, Sandy avait réveillé Eric. Il avait découvert, avec effroi, le corps de Sam, inerte, à quelques pas de son propre lit.
Depuis ce temps, elle reposait dans cette cuve, ses longs cheveux figés autour de son visage paisible. Son corps ne présentait aucune anomalie, ses constantes étaient stables et pourtant, elle ne se réveillait pas.
Eric soupira d'exaspération. Elle ne se réveillera jamais. C'est ce qu'il commençait à croire, l'idée plantant ses racines dans son cœur et prenant possession de son corps, comme un poison mortel. Sans Sam, à quoi bon rester ici, seul ? Il était le plus inutile des humains et avait fini par comprendre la triste vérité : il n'avait jamais été là pour surveiller les étoiles. La Terre se fichait bien d'entrer en guerre avec une autre planète. Si cela devait arriver, elle était préparée, elle savait se défendre. Ses employeurs le lui avaient même avoué récemment : il était là pour soigner Sam, pour donner un espoir à l'humanité.
Alors, chaque jour, il se levait tôt, prenait son café, saluait sa dernière partenaire et rendait visite à la belle endormie pour lui dire que tout était normal, qu'elle ne devait pas s'inquiéter. Puis, quand le silence devenait trop pesant, quand la voir nue, immobile, l'air plus serein que de son vivant lui broyait le cœur, il s'approchait de la cuve, pressait son oreille contre le verre chaud et attendait. Il guettait un bruit, un boum qui indiquerait que le cœur de Sam reprenait sa course habituelle, qu'il redevenait le palpitant bruyant qu'il avait toujours été. Mais ça n'arrivait pas. Jamais.
« Eric, communication entrante. Provenance : Terre. »
L'humain soupira. Il n'en pouvait plus de ces conversations avec la base terrestre. Ils lui demandaient sans cesse la même chose et il leur répétait toujours pareil. À quoi ils s'attendaient ? Il n'était rien qu'un vulgaire homme ayant profité d'une vie tranquille sans jamais chercher à avoir plus. Il était totalement inutile et ça le rendait malade. Toute vie sur Terre a un intérêt. Même une vulgaire coccinelle est utile à la terre quand elle gobe des pucerons. Lui ? Il n'était rien, moins qu'un vers de terre. Il n'avait jamais rien été de plus qu'une âme gâchée.
Ne voulant guère quitter la chambre, Eric s'installa sur le sofa et indiqua à Sandy de lui faire parvenir l'appel vidéo par projection holographique. Il n'eut pas à attendre longtemps pour qu'un écran sans matière apparaisse devant ses yeux. Ce fut d'abord une image brouillée et une série de krrshht tout à fait désagréable ; puis l'image se stabilisa.
Il vit d'abord sa propre transmission en bas à droite de l'écran et s'étonna presque de ne pas être choqué par son reflet. Il n'était plus qu'un cadavre aux joues creuses, d'immenses cernes sous les yeux. Ses cheveux bruns avaient perdu de leur intensité et d'innombrables cheveux blancs envahissaient ses tempes. Il avait été un homme banal, il deviendrait un mort peu commun.
« Je vous écoute.
- Eric. La connexion est instable, nous irons droit au but : vous devez la sauver.
- C'est impossible. Nous avons tout essayé, même Sandy ne comprend pas. Peut-être…
- Oui ?
- Et si elle ne voulait pas se réveiller ? »
Il y eut un long silence pendant lequel Eric eut tout loisir de détailler son interlocuteur. Toujours le même uniforme, la même mâchoire carrée. Un visage autoritaire sur un corps imposant. Un chef qui n'aimait pas qu'on expose des vérités qui n'étaient pas celles qu'il voulait entendre. Eric l'avait compris depuis longtemps, le problème de l'humanité. À trop lui simplifier la vie tout en allongeant son espérance de vie, elle avait fini par être lassée. Il y avait toujours un moment où, pensant avoir tout accompli, les visages devenaient plus sereins et les corps cessaient de bouger. Les yeux clos, ils se laissaient tous mourir les uns après les autres, contents d'avoir vécu. Même s'il avait du mal à croire que Sam, dans sa jeune apparence, l'ait volontairement quitté, laissé seul avec Sandy, il se posait tout de même la question. Si elle ne voulait pas être réveillée ?
« Vous devez la sauver. »
La communication se coupa sur ces mots et Eric frappa le sofa pour évacuer son exaspération. Peu importe ce qu'il disait, le résultat était toujours le même : on lui demandait de soigner un patient qui ne voulait pas être soigné.
Il n'avait plus conscience de l'heure et les jours s'enchaînaient sans qu'il n'y prête d'attention. Il gardait inlassablement les yeux fixés sur les étoiles, le corps plus faible que jamais. Il attendait son miracle qui n'arriverait pas. De toute sa vie, il n'avait jamais aimé personne et voilà qu'on lui arrachait la seule femme qui eut attiré son attention. À trop passer de temps tous les deux sur la même base calme, ils avaient fini par se rapprocher l'un de l'autre ; à commencer par se tenir la main, puis échanger des baisers jusqu'à ce que l'un finisse par abandonner sa chambre pour celle de l'autre. Il s'était longtemps demandé si tout n'avait pas été décidé à l'avance, si on ne les avait pas poussés ici, à s'aimer l'un l'autre, dans l'espoir que le jour où Sam abandonnerait la vie, Eric se sente obligé de la ramener. Puis il avait compris que cela n'avait que peu d'importance. Après tout, c'était vrai : il voulait qu'elle lui revienne. Sans elle, la base était terne, froide, effrayante. Sans elle, il n'aimait pas parler à Sandy et sa voix trop peu métallique. Sans elle, même les étoiles perdaient de leur beauté.
Sans elle, il ne pouvait rien faire et c'était le problème. Comment la soigner quand la seule personne qui aurait pu l'aider était elle ? Cela n'avait aucun sens. Eric s'était souvent dit qu'il pouvait faire comme elle : s'abandonner au vide, cesser de combattre la mort et simplement l'accueillir à bras ouverts. Pourtant, il n'arrivait pas à s'y résoudre. Son existence était vide, inutile, et il ne l'acceptait pas. Lui qui, toute sa vie, s'était contenté de respirer et d'attendre que le temps passe ; il voulait maintenant prouver au monde qu'il n'était pas n'importe qui. Était-ce seulement vrai ? Il n'en était pas sûr. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était attendre son miracle.
Les paupières plus lourdes qu'il ne l'aurait cru, Eric puisa dans ses dernières ressources pour bouger son corps maigre jusqu'à la baie vitrée. Là, sous ses yeux fatigués, il redécouvrit l'immensité de l'espace. Et juste sous ses yeux, alors qu'il comptait enfin finir sa journée, retourner se coucher jusqu'au réveil du lendemain, une pluie d'étoiles filantes déchira l'obscurité.
Un sourire idiot aux lèvres, il posa une main sur la vitre et fit la chose la plus ridicule qu'il n'eut jamais faite de toute sa vie : il fit un vœu. Son vœu le plus cher, celui qu'il n'arrivait pas à atteindre, l'ultime but de sa vie.
Et tandis qu'il s'accroupissait en espérant voir les étoiles tomber, il ferma les yeux et profita du silence. Plus de base, ni de Sam ou de Sandy, plus de cuve puante ni de réveil matinale. Plus rien. Juste le silence.
Badoum. Badoum.
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