Bouillabaisse
de Angéline L.
« Ça y est, t’es réveillé ! On a fait un gros dodo, la Belle au Bois Dormant, hein ? Tu m’en veux pas, je te roulerai pas de galoche pour que tu hisses le drapeau comme d’habitude. »
Une paire de loches, énorme. Encastrés dans une robe trop étroite pour les retenir décemment. Un visage peinturluré au fond de teint plus cher qu’un lave-linge.
Et un regard perçant, éclairé par une émotion qu’il ne lui connaissait pas.
« Oui, c’est ça. Ouvre tes p’tits yeux, salopard. »
Envie de vomir. Le sol… n’est pas droit. Non. Mal. A la tête. Aux jambes. Partout.
« Regarde-moi, sale porc. Tu me reconnais ?! »
Cligner des yeux. Les paupières, lourdes. Tellement. Son corps ondule, fait balancer ses seins sous son nez, douloureux lui aussi.
Une bourrasque d’eau le fit sursauter. Les lèvres rouge sang de la femme s’étirèrent en un sourire diabolique, dévoilèrent une rangée de dents trop blanches pour être naturelles. Sa large gorge déploya un rire tonitruant devant son visage trempé.
« Ça rafraîchit drôlement les idées, hein ?! A croire que même l’Univers te gerbe dessus. »
Essayer de se redresser. Les membres sont ankylosés, presque paralysés. Les membres sont trop ankylosés, presque paralysés. D’où lui vient cette douleur atroce ? L’esprit embrumé tenta de discerner les contours de la pièce. Petite, remplie de meubles en bois vernis, sertie de fenêtres aux angles arrondis. Certaines semblaient être des hublots.
Un bateau.
La femme aux formes généreuses s’écarta, laissa tomber ses fesses sur le petit fauteuil en pin dans le coin de la salle.
« Bon, maintenant que tu m’écoutes et que tu me vois bien, on va parler, toi et moi. »
Elle se pencha vers lui, sa poitrine provoquante pointant ses mamelons galbés dans sa direction. Son cerveau avait beau patauger dans le brouillard le plus complet, il gardait toutefois la capacité d’imaginer le velouté de sa peau et la promesse torride qu’elle agitait sous son regard perdu.
« J’aurais pu te pardonner. J’aurais pu, tu sais. J’suis pas une fille née de la dernière pluie. Je sais bien qu’on vous suffit jamais. »
Peut-être avait-il déjà pu satisfaire son désir auparavant ?
« Mais de là à le vivre… Tu m’as fait du mal, hein. Tu m’as défoncée. Mais pas comme autrefois, pas en deux minutes sur la banquette arrière de ta bagnole de gros riche de merde, pas en deux secondes de coups de langue et puis s’en va. Tu m’as défoncée, et sans lubrifiant pour mon petit cœur. T’en n’avais rien à foutre. »
Elle dégagea une mèche rousse de son visage baigné d’une lueur triste.
« J’étais qui pour toi, hein ? »
Il lui sembla devinerdevina une larme glissant sur sa joue.
« J’étais qui ? Une de ces putes que t’as trouvées au bord de la route, rien de plus. J’aurais dû me méfier… J’aurais dû. »
Elle se leva brusquement.
Le saisit par le col de sa chemise blanche, encore humide et parsemée de taches s’apparentant à. Probablement du vomi.
« J’ETAIS QUI POUR TOI, PUTAIN ?! »
Ses yeux verts inquisiteurs se plantèrent dans les siens, à la recherche du coupable idéal.. Il parvenait à humer le souffle chaud qui s’échappait de ses lèvres pulpeuses. Il s’en dégageait un arôme de vanille, délicieuse et envoûtante. Haut-le-cœur. Ses organes lui rappelèrent soudain l’état de sa situation, dont il peinait à dérouler l’historique.à l’historique encore douteuse.
Il tenta d’émettre un son, mais sa bouche était encore scellée par une incompréhensible paralysie.
« Regarde-toi maintenant, connard, crevant dans ta propre merde. »
Elle le relâcha, regagna son trône. Croisa ses jambes laiteuses.
« T’es beau comme ça, tiens. Aussi beau que la première fois où je t’ai rencontré. Tu te souviens ? Y avait du monde, à ce cocktail. Plein de mecs aussi pourris que toi qui voulaient me la mettre profond. Mais c’est toi qui m’as baisée, avec ton regard ravageur et ton brushing de pété de thunes. Tu sais, ce brushing qui ne laisse rien dépasser. »
Elle rit à nouveau.
« Et là, t’es comme ça, tout moche, tout con. Tout sale. Aussi sale que tes pattes que je t’ai laissé poser sur mon corps, aussi sale que les messages que tu adressais à ta femme, alors que j’étais à quatre pattes avec ta queue entre mes cuisses. Aussi sale que la vermine que tu es. »
Elle se détourna, saisit un objet sur l’étagère à côté d’elle. Une bouteille. Un magnum de champagne.
Elle agita la bouteille devant ses yeux.
« Et ça, hein ? Une de moins dans ta cave prestigieuse que tu n’ouvrais que pour en mettre plein la vue à tes connards d’investisseurs, ou à tes enfoirés de copains qui valent pas mieux que toi. »
Elle marqua une pause pour boire une gorgée, directement au goulot. Elle vacilla, éructa bruyamment. Se laissa choir sur le fauteuil.
« Regarde ce que t’as fait de moi. Regarde. »
Son maquillage avait fondu en larmes noires sur ses joues. Ses longs cheveux bouclés en bataille encadraient un visage clownesque. Sa beauté tragique ne se résumait guère qu’à la rondeur de ses seins et de ses hanches, qu’il avait dû meurtrir à loisir.
« J’aurais dû écouter ma mère… J’aurais dû, sanglotait-elle. J’avais l’avenir devant moi, tu comprends ? Je voulais être astronome, moi. Je voulais tutoyer les étoiles. J’aurais pu avoir un destin grandiose, être admirée ! »
Le bateau tangua à nouveau. Il s’affala un peu plus sur le sol, en proie au vertige. Etait-ce le jour, la nuit ? Comment le dire : il parvenait à peine à distinguer les contours des meubles environnants. Il déduisit toutefois que le bateau devait comporter d’autres espaces comme celui-ci, clinquants et imposants. Il nota pourtant une question qui lui traversa l’esprit : qui dirigeait ce bateau ? A en juger par l’état de la pièce, ils se trouvaient au poste de pilotage, là où quelqu’un aurait dû tenir la barre. Ou s’assurer que la trajectoire suivie était la bonne.
Or, ils étaient seuls.
Possiblement en pleine mer.
Sans aide à l’horizon.
Mais sur un navire comme celui-ci, plus proche du yacht que de la chaloupe, il devait y avoir un équipage. Du personnel. Des gens qui devraient s’inquiéter de la situation.
Rien.
Pas âme qui vive autre que les leurs, engoncées dans un méli-mélo dramatique. Il tenta un mouvement, léger, redressant péniblement son dos sur la paroi derrière lui. Le petit cri de douleur qui en résulta lui indiqua, non sans une certaine forme de soulagement, que sa bouche était encore douée de sons et de paroles.
Face à lui, sa prétendue maîtresse continuait de sangloter, le visage dans ses mains manucurées.
« J’aimais… Les étoiles. La nuit. Le parfum des rêves quand ils s’élèvent dans les nuages… J’aurais pu réussir, oui. »
Elle leva les yeux, le fixa avec une lueur mêlée de désespoir et de haine.
« J’aurais pu ET TU M’AS SALIE ! »
Elle se dirigea brusquement vers lui, renversant au passage le siège sur lequel elle s’était installée.
« TU M’AS SALIE ! BRISEE ! COMME TOUTES LES AUTRES PUTAINS QUI SONT PASSEES DANS TON LIT ! »
Il avait désormais en face de lui une tigresse enragée, une lionne trop longtemps maintenue en cage, qui avait fait exploser la porte de sa prison et s’apprêtait à dévorer le geôlier. Ses traits étaient rougis de haine, son visage déformé par la laideur de la violence réprimée.
« TU M’AS SALIE ET MAINTENANT TU VAS CREVER ! »
Elle attrapa la bouteille qu’elle avait vidé quelques instants auparavant, et la leva dans sa direction. Il tenta de se protéger mais ses muscles persistaient dans leur immobilité. Elle se rapprocha, prête à porter le coup. Il implorait son corps de se réveiller, de bouger, de s’extraire de sa ligne de mire.
Elle tituba sous l’effet de la houle et s’effondra contre lui, perdant la bouteille qui éclata sur le sol.
Il n’osait plus respirer. Il pouvait à présent sentir le poids de sa poitrine se pressant sur la sienne, la chaleur moite de sa peau. Et l’alcool, dont elle avait apparemment abusé au cours des dernières heures.
Le visage au creux de son cou, elle caressait sa joue, entre deux vagues de larmes.
« Mon doux, mon doux… Regarde ce que tu as fait. Je prendrai soin de toi. Moi je t’aimerai jusqu’au bout. De toute façon, il ne te reste que moi. Toi et moi sur ce petit bateau. Il est confortable, tu ne trouves pas ? Nous pourrions vivre comme ça, éternellement. Il n’y aurait plus jamais de filles entre nous. Plus jamais. Que toi et moi. On pourra… Repartir de zéro. »
Elle se dégagea pour plonger son regard dans le sien.
« Tu n’as plus que moi. Je serai ton radeau. Ta bouée de sauvetage. Tu as tout perdu. »
Elle répéta à nouveau.
« Tu as tout perdu. Ta femme, ton entreprise, ton compte en banque. Tu n’as plus rien. Demain, la banque saisira ta maison, tes voitures de course qui bousillent la couche d’ozone, ta piscine à débordement avec vue sur la baie. Elle fermera toutes tes épargnes, toutes celles que tu as accumulées sur le dos des autres, ceux que tu traitais comme des chiens. Elle donnera une chance à ta femme de trouver un meilleur homme que toi, bien mieux au lit et avec un plus gros PEL. »
Elle marqua une pause.
« Mais moi, je serai là. Je ne t’abandonnerai jamais, tu sais. Jamais. Je t’aime tellement que j’ai fait en sorte qu’on ne soit plus que tous les deux sur ce bateau. Pour mieux veiller sur toi. »
Elle se lova contre lui, déposant sa tête sur son épaule.
« Je suis pas une méchante, moi. Je voulais juste qu’on soit tranquille, un peu, toi et moi. Loin des gens, loin du monde. Tu veux savoir comment j’ai fait ? »
Elle se redressa, affichant une mine surexcitée, presque enfantine.
« C’est une idée de génie, tu verras ! Tu ne t’es rendu compte de rien, c’est fou ! Tu te souviens de la bouillabaisse de ce midi, celle que tu as fait venir spécialement du chef que tu aimes tant à Marseille ? »
Il suppliait sa mémoire de lui rendre ses souvenirs.
« Tu étais si heureux, tu voulais fêter ton nouvel investisseur. Tu te sentais à l’abri de tout. Tu voulais me faire goûter la « bouillabaise ». Tu m’avais promis une journée de rêve, avec autant d’orgasmes que je le désirais. Mais moi, je savais. Je savais que tu t’en étais tapé une autre, ce matin-même. Une de plus à ton tableau de chasse, hein ? »
Ses doigts entouraient son visage, ses lèvres n’étaient plus qu’à quelques millimètres des siennes. Malgré lui, il sentait une bosse involontaire se former au niveau de son entrejambe.
« Je peux te pardonner. Je peux tout, pour toi. Mais je voulais que tu comprennes. Alors… J’ai assaisonné ta bouillabaise, avec des épices… Un peu spéciales. Mais je crois que j’ai eu la main un peu lourde. Carl ne s’est pas réveillé. »
Elle éclata de rire.
« C’est dommage, parce que je ne sais pas conduire un bateau, moi ! »
Un frisson glacé parcourut son échine. Elle reprit un ton sérieux.
« Mais je peux apprendre. Avec toi, je peux apprendre. Et tu peux te remettre. Je suis sûre que tu peux. Hein, dis que tu peux. Dis. DIS-LE ! »
La maîtresse trahie se releva, le domina de toute la hauteur de ses Louboutin.
« DIS-LE, CONNARD. »
Un choc assourdissant fit soudain vibrer les parois, projeta la femme en avant. Sa tête heurta violemment un hublot et son corps s’effondra lentement sur le sol, inanimé.
Sous la terreur, son cerveau lui sembla sur le point d’exploser. Il eut le temps de jeter un dernier regard sur les formes charnues de celle qui avait partagé sa couche clandestine.
Puis perdit connaissance.
« Paul, Paul, tu m’entends ?! »
Il ouvrit les yeux, surpris de la sensation du goudron chaud dans son dos. Une femme, blonde, était penchée sur lui, visiblement inquiète.
« Paul, ça va ?
- O-oui, bégaya-t-il. »
La femme et un inconnu derrière lui l’aidèrent à se redresser. Il détailla son environnement, péniblement. Il était assis à côté d’une table. Autour de lui, plusieurs personnes le fixaient, transis de suspense et d’effroi.
« Mon chéri, tu vas bien ?
- Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Tu étais là, on était bien. On est en vacances, tu te souviens ? Tu voulais fêter ta promotion que tu as eue au bureau, tu te rappelles ? Le meilleur vendeur de ton agence ! Et tu as eu un malaise terrible, quand tu as vu le prix de la bouillabaisse… Mon pauvre chéri. »
Paul se souvint. Tout le reste n’était que rêve, oui, tout n’était que rêve.
Il se leva enfin, rassura l’inconnu qui lui tenait encore le bras. Il remercia sa femme d’être si prévenante. Elle tint à lui offrir la bouillabaisse. Elle pouvait bien lui faire plaisir, après tout.
Il s’en délecta, mais ne put s’empêcher de lui trouver un arrière-goût étrange. Il contempla la vue paradisiaque qu’offrait la terrasse du restaurant, encore pétri par ce songe qu’il espérait oublier le jour suivant. Pourquoi vouloir tant d’argent, s’il apporte tant de malheur ? Il pourrait bien se contenter des plaisirs simples. Il arrêterait de jouer au Loto chaque semaine. Sa vie lui convenait, un point c’est tout.
Derrière la palissade de la terrasse, une jeune femme rousse s’arrêta à sa hauteur, lui sourit. Puis fit claquer ses Louboutin sur le pavé brûlant, pointés vers le soleil couchant.
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