L'horizon a une fin
Une grosse Buick de couleur vert pomme file dans le soir qui tombe sur Los Angeles, au milieu du trafic de la Pacific Coast Highway, encore chargée à cette heure avancée. De la fumée s’échappe par la vitre à peine descendue. Dans la pénombre, à l’intérieur de la voiture, le visage faiblement teinté par les lumières du compteur de vitesse, Rose allume Lucky sur Lucky, seule, laissant derrière elle cette journée interminable qui marquait un tournant dans sa vie. Elle n’était pas rentrée chez elle. L’idée de retrouver sa chambre, son lit, la cuisine impeccablement tenue, le visage de Maria, la domestique que son mari avait engagée il y a des années, le jardin constellé de fleurs et d’arbustes, le visage compassé du gardien, tout cela lui donnait envie de fuir. C’est ce qu’elle a fait, sans l’ombre d’une hésitation, laissant en plan tous ces regards pleins de questions. Une nouvelle vie, voilà ce qu’elle espère à présent. La radio de la Buick, cette voiture qui lui semble être la dernière chose qu’elle posséde vraiment, diffuse une chanson d’un français qu’elle n’a jamais entendu auparavant. Elle en comprend parfaitement les paroles. Une chanson de Dylan ou de The Voice, ce type qu’elle avait rencontré une fois et qu’elle avait immédiatement trouvé hautain, peu lui importaient la musique ou le texte, les paroles se mélangeaient toutes dans son esprit fatigué. Les mots racontaient la même chose. Une histoire. Son histoire. Celle qu’elle avait envie d’écrire.
Sur le pare-brise, comme un fantôme - mais était-ce un effet de la pluie qui semblait s’écraser sur sa route ? – le visage de Joe semblait la regarder avec insistance. « Qu’est-ce que tu fais, as-tu perdu la tête ? » Un balancement de l’essuie-glace à renvoyé dans le néant ce jour de novembre 1969, la bannière étoilée sur le bois du cercueil et les mains gantées de noir, tous ces gens qui peu à peu étaient devenus des étrangers, des lâches.
La Buick a fait une petite embardée en sortant de la Highway. Rose songea aux titres dans les journaux, la une du Washington Post, Kennedy shot dead. Si on la retrouvait coincée dans la ferraille de sa voiture, le visage ensanglanté et la respiration éteinte depuis des heures, qu’écrirait-on sur sa vie ? Au bout de quelques rues qu’elle connait bien, les phares ont éclairé la façade bleutée d’une maison, tout au bout d’une allée bordée de stipes qu’elle trouvait splendides. La lumière était allumée de partout dans la grande demeure. R. l’attendait avec une bouteille de Brandy. Rose laisse la clé sur le contact. Désormais, c’est là qu’elle vit.
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