2.
Dès ses premières années d’existence, Henri sentit qu’il n’avait pas sa place dans cette famille. La seule explication plausible semblait celle qu’une cigogne étourdie l’avait déposé dans le mauvais foyer.
Les cigognes ne sont jamais que des oiseaux. Si les volatiles revêtent souvent de belles couleurs afin d’enjoliver la nature, leur rôle se limite à manger les insectes avant qu’ils tombent dans la limonade. Chacun sait qu’ils sont néanmoins stupides la plupart du temps, mis à part le perroquet du gardien du parc. L'animal mérite l'estime du gamin : il imite trop bien la sonnerie du téléphone !
Comme aucun autre choix ne se proposait à lui, il dut apprendre à survivre au milieu du théâtre de conflits que lui imposaient ses parents.
La guerre commença par des heurts ; des disputes éclataient, des histoires s’envenimaient, Renée portait des coups bas à son mari, mais dans l’ensemble les choses se tassaient assez vite.
Il y avait le travail pour les séparer. Même pour Henri, qui grandissait sans être trop cadré, la liberté était merveilleuse.
Autour de la maison, toute simple, les immenses dunes du Touquet s’étendaient à perte de vue. Henri allait y jouer sans relâche. Il affrontait des dragons imaginaires, et se jetait dans de grands cônes qui parsemaient le sable pour se protéger de leurs flammes.
Un jour, il demanda à sa mère la raison de la présence d’autant d’entonnoirs sur ces plages pourtant si plates et monotones. Pour une fois, elle daigna lui répondre san colère. Elle lui expliqua que c’était des trous de bombes, vestiges de la dernière guerre. Elle ne put s’empêcher de lui reprocher de ne pas avoir consulté les livres traitant du sujet.
— La bibliothèque de l'entrée n’a pas qu’une fonction décorative, sais-tu ?
Chez cette femme, qu’un enfant de quatre ans n’ait pas l’idée de recourir à un Atlas avant de poser des questions stupides, la consternait.
Il tourna donc les pages de différents ouvrages conseillés, se trompa de conflit, mais comprit les préceptes de survie en milieu hostile.
Tel un "poilu", noms donnés aux soldats de la Grande Guerre, il s'inventa des tranchées protectrices entre les meubles rapprochés du salon et consacra alors l’essentiel de ses journées à observer ses parents pour prévenir leurs crises afin d’éviter les retombées des combats qui s’en suivaient.
Son père, Michel, fréquenta la maison jusqu’à ses cinq ans, un peu moins. Il ne prononçait guère plus d’une phrase par vingt-quatre heures ; il se contentait de faire acte de présence.
Il ne portait pas non plus grand intérêt à Henri. Jusque-là, rien de choquant, car les pères de cette époque participaient peu à l’éducation des enfants en bas âge. À l’évidence, ce monsieur s’employait à faire comprendre à sa compagne qu’il n’était que de passage.
Renée, elle, était maniaque et s’occupait de son intérieur avec une rigueur maladive. Elle entrait dans des rages noires si l’un de ses hommes salissait quoi que ce soit après son ménage. Elle paraissait leur indiquer sans cesse qu’elle aurait souhaité qu’ils aillent habiter ailleurs. C’était une vision novatrice de la famille.
Henri ne comprenait pas pourquoi ces deux-là s’entêtaient à vouloir vivre sous le même toit alors qu’ils ne pensaient qu’à se disputer. Le lancer d’assiettes à travers les pièces devint une discipline sportive quotidienne.
La grand-mère, l’autre, celle qui était sévère, avait parlé une fois d’un « polichinelle dans le tiroir » qui les aurait contraints à se marier. L’enfant s’empressa d’ouvrir les Atlas pour y trouver des informations, de fouiller toutes les cachettes de la maison quand Renée se rendait en ville, mais ne dénicha aucun pantin capable de lui expliquer ce mystère.
Renée était beaucoup plus inexpérimentée que son époux et ne connaissait pas les grandes agglomérations. Avant son union, sa jeunesse s’était déroulée dans un coin perdu de Bretagne, elle découvrait le monde depuis peu. Par conséquent, sitôt qu’elle le pouvait, elle meublait ses journées libres à courir les magasins et les salons de thé avec sa mère qui n’habitait pas loin.
Elle considérait avoir droit à plus d’égards et accablait son mari de réprimandes. Quelquefois, il perdait patience et se mettait à crier à son tour. Il lui reprochait sa pingrerie, son intolérance autant que ses sautes d’humeur. C’est à ces occasions que les chaises ou les couverts entraient en lévitation et traversaient les pièces.
Ces bagarres faisaient venir des larmes à Henri. Elles lui apprirent aussi à développer le don de tomber malade sur commande. Les otites et les allergies détenaient le pouvoir de calmer le courroux de ses parents. La sérénité revenait pour quelques heures, ne serait-ce que le temps de l’emmener à l’hôpital. L’éther du masque à anesthésie, divinité invisible, symbolisait des traités de paix éphémères. La guerre se poursuivit sous leur toit pendant des mois, puis vint le soir où le père ne rentra pas.
De cet instant, sa mère cessa de manger. L’ennui, c’est que, par ricochet, Henri aussi. Elle porta une attention maladive à son apparence durant des semaines, jusqu’au jour où elle décréta qu’elle était de nouveau belle et désirable. Lui était devenu un peu plus maigre que de raison, ce qui n’intéressait personne.
Elle s’absenta souvent la nuit sans se soucier du sort d’Henri. Renée était de moins en moins chez elle, n’y passait plus que pour se changer ou mener l'enfant à sa grand-mère lorsqu’elle se souvenait que le gosse nécessitait quelques soins. Elle voulait rencontrer de nouveaux hommes avant que le poids des années la rattrape.
Parfois, il la voyait traverser la maison en poussant un garçon vers sa chambre. À ces occasions, des cris et des éclats de voix transperçaient les cloisons comme avant. À contrario, quand elle réapparaissait, son visage ne dévoilait nul signe de colère, bien au contraire, et la vaisselle restait intacte.
Henri ne chercha pas à expliquer ce phénomène, car il avait d’autres préoccupations. Il passait ses soirées seul en compagnie de Jean, son ami imaginaire. Ensemble, ils lisaient des bandes dessinées ou essayaient d’apprendre à faire cuire des pâtes sans eau.
La destinée doit parfois se mélanger les pédales, ou alors elle estime avoir le droit de s’amuser un peu, elle aussi. En tout cas, à propos de Renée, c’était intrigant. Elle méprisait autant les autres enfants que le sien. Le départ de son mari la contraignait à renouer avec son travail... elle redevint... Institutrice.
C’est ainsi qu’à l’approche de la rentrée suivante, ils prirent la route pour atterrir dans un logement de fonction situé au-dessus d’une école élémentaire.
La grande cour vide, avec ses tilleuls protecteurs, offrit un terrain de jeux merveilleux à Henri jusqu’à la fin des vacances. Cependant, quand l'année débuta, les nouveaux élèves refusèrent de se lier à lui, de crainte que le fils de la maitresse s’empresse de dénoncer leurs facéties.
Il se retrouva seul au milieu de cette marée d’enfants criards.
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