4.

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Sa mère voulut lui faire payer très cher la perte de Philippe. La disparition de sa fille détruisit l’homme. Elle essaya bien de lui proposer son soutien, mais il était inconsolable et tout espoir de renouer s’était envolé avec l’âme de Virginie.

Elle avait perçu dans cette relation l’opportunité de s’élever dans la société et s’était appliquée pour que le garçon tombe amoureux d’elle. Bien sûr, elle se serait probablement vue dans l’obligation de lui pondre un autre enfant ; pourtant, la corvée achevée, une vie tranquille se serait offerte à elle.

Elle décréta donc que son travail l’accaparait trop et qu’elle ne disposait plus d’assez de temps à consacrer à cet enfant perturbé. Conseillée par des collègues à peine moins rigides qu’elle, elle dénicha un établissement scolaire non loin de Lille.

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Renée se souleva de son siège et serra la main du proviseur. Henri, assis en retrait, les paumes sous les cuisses, balançait les jambes afin que sa chaise grince, étranger à l’entretien des deux grandes personnes.

Sa mère lui demanda de se lever, d’arrêter de s’agiter et de ramasser ses affaires. Au bout de son bras pendait déjà son cartable fort lourd. Malgré cela, elle lui tendit la valise qu’elle s’était indignée de porter tout au long du voyage et lui dit, les lèvres pincées:

— Voilà, je te laisse ! Je te conseille de te tenir tranquille, car j’ai exigé de monsieur le principal qu’il ne tolère aucun écart de ta part. Nous nous reverrons aux grandes vacances, au revoir !

Et elle le toisa avec mépris avant de tourner les talons et de traverser la cour. Le responsable la raccompagna jusqu’à la grille qu’elle franchit sans même lancer un regard derrière elle. Il ne lui adressa pas de signe non plus, étant donné qu’il avait les mains encombrées par ses bagages.

Henri contempla les portes de la prison qui se fermaient dans des plaintes métalliques. Il hésitait encore sur le comportement à adopter : devait-il pleurer ou se réjouir ?

Il se retrouvait enfermé dans ce pensionnat pour des mois, la situation n’était guère reluisante. D’un autre côté, il s’évitait aussi de subir les crises de son dragon maternel.

Un surveillant le prit en charge et le guida jusqu’aux chambres regroupées dans les étages.

Gigantesque, l’adjectif était faible, ce collège paraissait monumental. Il pouvait héberger jusqu’à deux mille internes, répartis par âges dans différents bâtiments qui s’organisaient autour de cours encadrées de hauts murs infranchissables. Il ne manquait que quelques miradors surmontés de projecteurs pour achever le décor. Une petite communauté se nichait dans la ville à l’abri de ces murailles.

Les dortoirs étaient immenses. Un seul pouvait recevoir quatre-vingts pensionnaires, alignés sur des lits superposés aux matelas jaunis. On lui en attribua un de dessous parce que les couchettes supérieures, plus prisées, moins anxiogènes, étaient toujours les premières occupées.

Il se laissa tomber sur sa couche, toute la fatigue liée à un long voyage et au désarroi lui dégringola dessus, lui écrasa la poitrine, les reins, les épaules. Les émotions s’entrechoquaient dans sa tête.

Henri, abandonné de tous, échoué sur le matelas glacé d’une chambrée de gamins perdus, tentait de se satisfaire de sa situation ; en revanche, ce n'était pas le cas concernant son lit.

Le sommier était affaissé dans le milieu, il produisait un horrible grincement quand il s’y enfonçait. Lorsqu’il était au fond, en sortir était un défi.

Chaque matin, pour se lever, Henri devait jeter les jambes de côté, se cramponner des deux mains aux montants pour opérer un rétablissement sur le ventre et glisser par terre.

Les premières nuits furent presque aussi pénibles que les journées. Le plus difficile était de se faire accepter par les anciens. Il fallait se montrer fin stratège et admettre de passer des épreuves idiotes pour entrer dans un groupe de dominants. Son statut de résident permanent lui offrit du respect de la part des autres pensionnaires qui l’épargnèrent, jugeant qu’il n’avait pas besoin de subir d'avantage de brimades que celle de rester enfermé toute une année.

Souvent, les couches laissaient échapper des pleurs. Henri n’était pas sujet à cette tristesse puisqu’il n’avait jamais qu’effleuré le bonheur, et de fait, n’avait guère de bons souvenirs à regretter.

Henri se mit à apprécier les week-ends solitaires. Ces moments-là, il n’entendait pas les ronflements de ses voisins d’infortune. Il pouvait sommeiller sans se préoccuper des mauvaises plaisanteries qui se fomentaient les autres nuits. Des jeunes pions ou des internes plus âgés assuraient la surveillance des jours de congés et venaient le réveiller sans brutalité, quand ils parvenaient à se lever eux-mêmes.

Les fins de semaine ressemblaient à des colonies de vacances : il avait le droit de se rendre au réfectoire dans une tenue négligée et remontait souvent se coucher après le petit déjeuner. Dormir était une façon de s’évader.

#

Un soir d’octobre, malgré le froid qui gagnait, il s’assit sur les marches de la salle d’étude pour fuir le chahut et pouvoir lire au calme.

Elle s’approcha. La demoiselle se planta à ses côtés sans lui demander son accord. Elle était plutôt mignonne, du moins pour l’heure. Elle était très jeune et arborait la beauté juvénile de toutes les gamines de son âge.

Peut-être deviendrait-elle moche et grosse dans plusieurs années, car elle montrait quelques esquisses de rondeurs. Pour le moment, la nature posait ses bases en attendant de décider de sa métamorphose. L’avantage qu’elle en tirait, c’est qu’un début de poitrine se devinait sous sa chemise quand ses amies étaient encore plates comme une mer d’huile. Les jeunes coqs apprécient ce détail. D’immenses yeux verts éclairaient des boucles châtain clair sur ce corps aux proportions acceptables.

Henri la connaissait pour lui avoir souvent tenu compagnie en étude, les week-ends. Elle s’appelait Cécile. Elle avait beau être un peu plus âgée que lui, sa timidité ne lui permettait pas d’oser trainer avec les garçons de sa génération. Se penchant vers lui, elle murmura :

— J’ai remarqué que toi aussi tu ne rentrais jamais chez tes parents. Moi, c’est pareil. C’est parce que les miens sont morts et que mon oncle ne veut pas m’avoir sur les bras tout le temps, ça dérange ses copines, qu’il dit. Toi, c’est quoi la raison ?

Henri baissa son livre pour la regarder dans les yeux. À l’évidence, cette fille souffrait de solitude et cherchait à se faire un ami. Sa requête était à peu près l’extrême opposé des désirs du garçon, mais en découvrant son sourire triste, il renonça à lui reprocher de troubler sa lecture.

— Moi, ma mère m’en veut de lui avoir fait perdre un de ses amoureux, répondit-il.

— Ce n’est pas bien grave. Elle finira par oublier. Le temps arrange toujours les choses.

— Oui, mais moi, je ne lui pardonnerai pas de m’avoir abandonné dans cette prison.

Elle se rapprocha, posa la tête sur son épaule en lui prenant la main, et frôlant son oreille de ses lèvres, lui souffla :

— Ne te fais pas de mouron, je suis là.

#

Les semaines qui suivirent, Henri s’employa à organiser des âneries au cours des heures d’études, juste pour ressentir le délice d’entendre les petits rires étouffés de Cécile. Les imaginer et les construire contribuait à mettre de la joie et du soleil dans ses journées. Le simple plaisir de rencontrer la jeune fille, du moins lorsqu’elle était seule, le rendait heureux.

En compagnie des autres filles, elle ne daignait pas toujours lui accorder de sourire. De plus, que les garçons des classes supérieures gravitent autour d’elle et ses amies semblait plaire à la belle.

Elle les admirait, bouche bée, les yeux brillants. Il l'entendait rire à gorge déployée de leurs plaisanteries stupides. Ces comportements puérils l’agaçaient, il ne voulait pas partager sa copine.

Cela tourna à l’obsession : Henri devait lui prouver son amour. Il mit à profit les longues heures des week-ends solitaires pour édifier un plan machiavélique afin de se retrouver seul avec elle.

Quand il considéra être enfin prêt, il compta les jours qui le séparaient de l’échéance en rongeant son frein. Dans quelque temps, il lui révèlera sa passion et elle ne pourra plus se passer de lui, c’était certain.

Les congés de fin d’année arrivèrent. Les pensionnaires bloqués en retenues se raréfièrent. Les étudiants qui assuraient l’essentiel de la surveillance avaient achevé leurs études, pour la plupart. Le laxisme grandissait dans les rangs du personnel chargé de l’encadrement. Il décida que tout était propice pour entrer en action.

Le dimanche soir suivant, il se promenait à sa guise dans les couloirs, les bâtiments étaient déserts. Après s’être perdu à plusieurs reprises et au prix d’énormes craintes de se faire surprendre, il parvint à se glisser dans le dortoir qu’il supposait que Cécile occupait. Son cœur battait à tout rompre de peur que l’antique plancher émette des plaintes.

Il vit une fille plus loin, étendu sur un lit, qui somnolait et s’en approcha. Le parquet grinça, Cécile se réveilla. C’était bien elle. Ses grands yeux embrumés reflétèrent d’abord de l’étonnement puis, très vite, elle sourit.

— Eh bien, toi, tu ne manques pas de culot !

Derrière la cloison, ils entendaient la surveillante respirer doucement dans son sommeil. Ils épiaient le souffle du cerbère en s’effleurant les doigts.

Cécile avait peur. Henri était le premier garçon qui osait forcer son intimité, alors elle se mit à pleurer en silence. Elle n’avait que dix ans et pour la première fois de sa vie, elle sanglotait comme une femme, délicatement, sans bruit ni hoquet. Il se pencha pour savourer les larmes qui gouttaient au coin de sa bouche. Ses lèvres trempées avaient un goût de sel.

Cécile regarda curieusement Henri, les paupières gonflées, les joues marbrées de confusion. Soudain, un étrange désir qu’elle ne connaissait pas l’envahit.

Elle rabattit le drap pour lui dévoiler qu’elle ne portait rien. Henri n’avait jamais vu de fille en habit d’Eve. Il sentit son sang se mettre à bouillir dans ses veines. Il demeura figé devant ce fruit à peine mûr qui se proposait à ses caresses.

C’était une fillette aux seins naissants, qui savaient copier des airs de grande personne en se tenant la bouche offerte, les paupières mi-closes. Sa peau était si blanche que ses yeux paraissaient encore plus beaux. C'étaient les seules taches de couleur sur ce corps laiteux.

La gamine avait retrouvé sa prestance et s’amusait de l’émoi qu’elle avait engendré chez ce garçon. Sans un mot, elle posa les doigts sur son bras, l’attira vers elle et lui souffla :

— Bouge-toi, ne reste pas planté là comme une andouille. Approche...

Il s’étendit au bord du lit. Elle lui avait pris la main pour lui faire explorer son corps. Sans en expliquer les raisons, il sentit à son tour une tension inconnue monter de son ventre. Cécile perçut son trouble et baissa les yeux. Lorsqu’elle les releva, la peur se lisait à nouveau sur son visage. Henri comprit qu’elle allait crier, révéler sa présence.

Quelques minutes plus tard, après une course effrénée dans les couloirs, caché sous ses couvertures, trempé de sueur, il essayait de retrouver son souffle.

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