Le Fruit d'Ebène
Tout a commencé avec rien.
Absolument rien.
Pour la première fois depuis un long moment, je me retrouvais sans rien à faire, sans rien à voir, à dire. Je patientais, doigts sur le clavier, regard perdu parmi les pixels muets de mon écran.
Dans ce silence des gestes et cette immobilité des pensées, une certitude m’était apparue. D’abord timide, puis de plus en plus forte, pour devenir un message scandé à travers les postillons enragés de mon esprit : « ma vie n’a aucun intérêt ». Aucun. Je suis nul, inutile, un bon à rien sans rien de bon. L’ultime révélation de ma vie s’était déclarée à moi dans sa nue-vérité. Mes boyaux, tordus par la douleur, me donnaient envie de gerber, et cette nausée ne pouvait plus me quitter par la suite.
Plus rien ne semblait signifier la même chose ensuite. La pluie représentait mon esprit, le beau temps me narguait. La moindre histoire, la moindre parole, n’était qu’un clou supplémentaire qui fixait le triste tableau de mon vide intérieur.
À chaque instant, je souffrais, absorbé dans le néant, la solitude, de mon propre cœur.
Puis vint la décision. Celle qui allait faire taire la nausée, taire le désespoir : j’ai décidé que je devais mourir.
C’était si évident ! Mourir, simplement, et ensuite ça irait mieux. Mourir pour voir si quelque chose de meilleur m’attendait ensuite. C’était mon ultime recours, mon dernier souhait.
À partir du moment où j’ai fait ce choix, je me sentais beaucoup plus joyeux. C’est ironique, quand on y pense.
J’ai pris énormément de plaisir à rechercher le meilleur moyen d’en finir. Je voulais quelque chose qui me ressemble, je ne pouvais pas me contenter d’une poignée de médicaments ou d’une corde. Il fallait quelque chose qui symbolise mon envol, ma liberté reconquise. Pas quelque chose de pitoyable, non, quelque chose de beau, presque héroïque. Du moins, c’est comme ça que je voyais les choses.
Le jour-J, mon cœur battait à cent à l’heure, révélant son existence aux derniers instants de celle-ci. Le brouillard se collait, humide, entre mes mèches courtes. Les yeux plissés pour voir à travers la nuit, j’avançais d’un pas sûr et décidé vers le milieu du pont déserté. Il n’y avait aucun désespoir en moi désormais, juste de la détermination froide. On pourrait croire que, sur le point de commettre l’irréparable, tout se bousculerait dans mon crâne embrouillé. Pas du tout. Je savais pertinemment ce que je faisais. Je voyais mes pas avec une clarté nouvelle, étincelante.
Je montai sur le rebord, sans même chanceler, et pris une longue bouffée d’air glaciale. Je la dégustais tandis qu’elle tourbillonnait dans mes poumons, avant de la relâcher dans la brise.
Puis il y a eu ce bruit de pneu.
Je déteste ce bruit de pneu.
Je n’eus pas besoin de me retourner pour savoir qu’une voiture s’était arrêtée, juste derrière moi. Je me mordis la joue, furieux, tandis que des pas approchaient. Des pas qui gâchaient mon moment, mon spectacle, mon apothéose !
— Monsieur ! Monsieur vous devriez redescendre, c’est dangereux…
Je tournais le menton, juste assez pour jauger l’intervenant du coin de l’œil. Un homme plutôt jeune, plus jeune que moi. Trente ans maximum. Le regard apeuré, les gestes maladroits.
— Laissez-moi tranquille ! grognai-je entre les dents.
— Écoutez, il fait super froid. Ça vous dirait un café ? On prend ma voiture, on s’installe dans un établissement bien chaud… On pourra discuter.
Je me retournai complètement, toujours perché, et lui jetai un regard assassin. J’aurais pu sauter, sans attendre, pour ne plus avoir à l’écouter. Mais ça aurait tout gâché. Il était en train de tout ruiner !
— Je t’ai dit de me laisser tranquille ! Rentre dans ta voiture et va boire ton putain de café tout seul !
Pour ponctuer mes paroles, je balançai un large geste de la main en direction de sa voiture. Erreur. L’idiot d’enfant de choeur en profita pour m’attraper par la manche et me tira vers lui. Je chancelai et me réceptionnai sur le bitume, il ne m’avait toujours pas lâché. Je me débattais, mais, aussitôt avait-il lâché ma manche, qu’il m’empoignait par l’autre bras.
— Calmez-vous, calmez-vous, je veux juste vous parler ! geignit-il.
Je ne voulais pas me calmer, je ne voulais pas l’entendre, je voulais qu’il disparaisse ! La fureur dans mon ventre jaillit dans mes bras et je le poussai d’une force que je ne me connaissais pas jusqu’alors. J’eus le temps de voir ces yeux devenir ronds avant qu’il ne soit happé en arrière par la gravité mesquine. J’entendis le bruit. Celui qu’on entend en ouvrant une noix de coco. Et je compris.
À mes pieds, la tête éclatée contre la route sombre et cabossée, le jeune homme n’était plus.
C’est là que je l’ai découvert. Mon précieux don.
Tout s’est illuminé devant mes yeux, au moment même où tout devenait noir devant les siens. J’étais enfant, assis au bout de la table pour fêter mon anniversaire, ma grande famille autour de moi, tout sourire. J’étais ado, la main glissant sous la blouse de mon premier amour. J’étais jeune adulte, posant fièrement devant ma propre entreprise, l’achèvement d’un rêve. Je me souvenais de tout, mais aucun de ces souvenirs ne m’appartenait.
Je baissai les yeux vers celui à qui tout cela avait appartenu, avec, dans le regard, une flamme de jalousie, et fuyais loin de mon crime. Enfin à l’abri, je me laissai replonger.
Je sentais le sable entre mes orteils tandis que je me promenais sur la plage avec mes meilleurs amis. J’entendais les aboiements joyeux de mon chien lorsque j’insérais la clé dans la serrure dans mon appartement. Je ressentais, jusqu’au plus profond de mes tripes, l’orgasme, lorsque sa femme, non, ma femme, se soulevait une ultime fois de mon bassin. Je humais, loin de l’odeur du brouillard, celle des plats de Noël, disposé tout autour de moi tandis que ma famille récitait le bénédicité.
Tout cela m’appartenait. À moi. Je m’en nourrissais avec avidité, je m’en goinfrais jusqu’à la dernière miette, jusqu’au dernier morceau de souvenirs. Mes souvenirs, à partir de maintenant. C’était mes souvenirs, ma famille, mes amis, ma vie. Et elle avait enfin de la valeur.
Mais elle s’est terminée trop vite. Au bout de deux jours, je n’avais plus de souvenirs à savourer, plus de moments de vie dont me délecter. Rien que moi et mon existence misérable.
Mon dernier flash me mettait en scène dans un restaurant mexicain que je connaissais bien. J’y étais avec ma femme et nous nous étions emparés du micro, lors de leur soirée karaoké. Ainsi, poussé par l’envie de le faire durer encore un peu, comme on passe une tranche de pain sur l’assiette pour faire vivre encore un peu le délice du plat, je m’y suis rendu le soir même.
Je voulais que tout soit pareil. Je commandai la même chose, je m’assis à la même place. Je me suis même prévu une compagne, pour remplacer ma femme. Pas une petite amie non, mais ma seule amie : ma voisine, toi. Toi qui prends toujours le temps d’échanger les politesses avec moi lorsqu’on se croise dans les couloirs. Toi qui m’apportes souvent des petits plats, car tu en fais toujours trop. Ta générosité fait souvent déborder les casseroles, au plaisir de tes voisins.
Je t’avais invitée pour te remercier, c’était mon excuse. Mais ça, naturellement, tu le sais déjà.
Tu as joué dans ma pièce morbide, sans le savoir. Tu avais même une robe de la même couleur qu’elle. Tout le repas, tu parlais intelligemment, comme elle. Tu mangeais doucement, comme elle. Tu me regardais avec intérêt, comme elle. J’étais à nouveau lui.
Lorsque j’ai vu tes joues roses se transformer en craie humide, j’ai compris que quelque chose clochait. Je me retournais vers la porte, pour y découvrir un homme. Grand, trapu, les gestes saccadés. Je l’ai détesté du premier coup d’œil. Lorsqu’il s’est avancé vers toi pour t’empoigner le bras, en te questionnant avec fureur, en demandant qui j’étais, si tu l’avais déjà remplacé… Lorsqu’il a gâché mon spectacle, j’ai fulminé.
J’aimerais pouvoir te dire que je lui ai demandé de sortir pour te protéger, mais, en vérité, je ne supportais pas qu’il gâche ainsi mon conte.
— Alors, tu me fais sortir pour qu’on se batte, le nain ? ricana-t-il.
Il n’avait pas l’air très sûr de lui pourtant, avec ses mains nerveuses et ses yeux turbulents.
— Je veux juste que tu t’en ailles et que tu ne nous importunes plus, répondis-je entre les dents. Sinon tu pourrais le regretter, mon grand.
Il parut surpris par mon ton. Moi aussi. Mais il le fut moins longtemps que moi. Son poing s’écrasa contre ma mâchoire dans un tourbillon de mouvements floutés. Je reculais de plusieurs pas, hébété. Puis je sortis le couteau.
J’aimerais te dire que j’ignore pourquoi j’avais pris le couteau sur la table avant de partir. Mais je sens que je mentirais.
Et je l’ai planté droit dans son thorax.
Lorsque l’ambulance et la police sont arrivées, tu n’as pas bronché lorsque j’ai dit qu’il avait pris le couteau sur la table et m’avait menacé avec. Tu as même ajouté, d’une voix timide, que tu avais trouvé ça bizarre qu’il s’avance et se penche sur la table comme ça avant de sortir.
C’était faux, on le savait tous les deux.
Le grand est mort le lendemain à quatorze heures trente-deux. On n’a pas eu besoin de me le dire. Un flux de souvenirs me venait à nouveau, brûlant, exquis. Je t’ai vue dedans, toi aussi. Mais tu n’aimerais sûrement pas connaitre les détails.
J’ai surtout beaucoup ressenti. J’ai ressenti le délice quand je plongeais l’aiguille sous la peau claire de mon bras. L’extase lorsque le produit sacré envahissait mon corps et mon esprit. Pendant trois jours, la drogue remémorée se mélangeait aux souvenirs épars de sa vie de plaisir, d’impulsion.
Après quoi, j’étais accro. Pas à la drogue non, mais aux souvenirs. Il m’en fallait plus. Encore plus. Plus de sens, plus d’évènements, plus de valeur à ajouter à ma propre existence. Encore, pitié, encore !
Alors, j’ai continué de m’abreuver. J’ai suivi ce côté impulsif qui avait caractérisé ma vie, ou plutôt sa vie.
Je ne te conterai pas chacun de mes actes. Chaque goutte de sang versé. Je ne te listerais pas les noms, je ne les connais pas moi-même. Au début, j’ai suivi le fil aux informations, dans les journaux, puis j’ai fini par perdre le compte. Juliette, Arthur, Yvan, Tara, Jean… À moins que ce ne soit Jacques ?
J’ignore même comment les autorités sont passées à côté de moi, mais ça a fonctionné pendant plus de deux mois. Un meurtre par semaine, parfois deux.
Jusqu’à aujourd’hui.
J’étais sorti tôt le matin pour trouver une source de souvenirs facile. Au moment où je croisai un homme pimpant dans un costume qui devait valoir plus que mon loyer, je sus que je le voulais. J’avais besoin de lui, comme j’avais eu besoin de tous ceux qui l’avaient précédé. C’était si injuste ! Ils avaient tous tant de souvenirs, tant d’expérience, tant de vécu ! Tout ça, rien que pour eux ! Et pour moi, rien. Ce sentiment d’injustice guidait chacun de mes gestes.
Je l’ai suivi en attendant mon moment. Il ne tarda pas : bientôt, nous pénétrions dans une rue désertée, à la lumière chancelante. Dans cette atmosphère fantomatique, qui remarquerait une âme errante de plus ?
Je l’attrapai par le col, le faisant stopper net. Il se retourna, surpris.
— Est-ce que je peux vous…
Avant qu’il n’ait fini sa phrase, ma lame s’insinua entre ses côtes. Une fois, deux fois, puis une troisième fois. Un hoquet s’échappa de ces lèvres fines, avant qu’il ne tombe à genoux, puis face contre terre. Déjà, des souvenirs remontaient, délice de mon forfait.
Puis tu as gémi. Je me suis retourné pour te découvrir derrière moi, immobile, les yeux grands ouverts. Je n’oublierai jamais tes doigts tremblants posés sur ta bouche livide. La façon dont tu le regardais, puis dont tu me regardais moi, surtout.
— Oh mon dieu non… Tu… Tu l’as tué ! Tu l’as tué !
Je ne sus pas quoi te répondre, tandis que tu bredouillais des bribes de paroles émiettées.
— Je t’avais défendu, je croyais que… mais non… Tu es… le meurtrier et je… oh mon dieu !
Tu esquissas un geste de recul, et je levai un regard suppliant vers toi.
— Non je t’en prie ! Je t’en supplie, tu ne comprends pas ! J’en avais besoin, il me fallait…
Les larmes chaudes réchauffaient mes joues dans leur sillage. Tu perdis ton expression accusatrice et dégoutée pour quelque chose de nouveau, un regard de pitié. Tu t’avanças vers moi avec prudence.
— Tu as besoin d’aide, tu as besoin d’aide, tu répétas. Ça va aller…
Accroupie, tu posas ta paume tremblante sur mon épaule prise de secousses, et je tombai sur tes genoux, comme un enfant. Pourquoi n’es-tu pas partie en hurlant mes délits ? Malgré tout ce que j’ai fait… Malgré tout ce que je suis, tu as voulu m’aider, tu me consolais.
Et c’est à ce moment, la tête posée contre tes genoux, que j’ai finalement vu. Je me suis vu, pour la première fois. Je me suis vu existant, existé. Un monstre aussi, mais peu importe, car tu étais là. J’ai compris, trop tard, que moi aussi j’avais une place, un sens, rien que par moi-même, sans voler la mort. Je me suis finalement vu, grâce à ton amour. Et je regrette tellement ! Je regrette tellement désormais.
Pardonne-moi, je t’en prie. Pardonne-moi de t’avoir tuée.
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