Milonga

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C’est ainsi que Noella voyait les choses, à partir des éléments qu’elle avait pu récolter et compiler. Quelques dates, des adresses, des articles d’époque… elle avait juste ajouté un peu de sentiment, donné de la chair et de l’humanité à ces êtres qui n’existaient plus que sur le papier.

Un document résistait néanmoins à sa sagacité. Un feuillet arraché d’un carnet à spirale, petit format, qui s’était échappé de la fameuse page de journal au moment où elle l’avait dépliée. Sur ce petit morceau de papier, une main avait formé, d’une écriture régulière, ces quelques mots à l’encre noire : « La vida es une milonga ». Mais de quelle main s’agissait-il et pourquoi avoir conservé ce feuillet ?

Milonga appartenait au vocabulaire du tango. C’était une forme de tango et un bal où on le danse ; à la fois l’événement et le lieu où il se déroule. Ou bien c’était une forme de musique - plus ancienne - du folklore argentin, qui se jouait à la guitare. Ça ne rimait pas à grand-chose. Un rapport avec le flamenco ? A priori, hors sujet.

Noella s’aperçut qu’un tango s’appelait exactement comme ça. Selon les paroles de cette chanson, « la vie est une milonga qu’il faut savoir danser » si on ne veut pas rester sur le bas-côté. En substance. Hum, intéressant. Mais l’enregistrement datait des années quarante. Bien après la mort de Fernand, donc. S’il s’agissait d’une citation de ce texte de Rodolfo Sciammarella, le mot ne pouvait pas être de sa main. À moins que ce titre ne soit, en réalité, antérieur… Antonio pouvait, aussi, l’avoir écrit plus tard. Ou alors, ça n’était pas une allusion à cette chanson.

C’est bizarre, cette phrase entrait en résonance, dans sa tête, avec une autre phrase mais Noella n’arrivait pas à savoir laquelle. Un truc qu’elle avait lu, au collège ou au lycée, ou alors un spectacle qu’ils étaient allés voir avec un prof. Oui, voila, c’était une pièce de théâtre qu’ils étaient allés voir avec la prof d’espagnol et le prof de philo. La vida es sueño. La Vie est un songe. C’était qui l’auteur, déjà ?

Allez, hop ! Noella tapote sur son smartphone et reçoit instantanément la réponse : Pedro Calderón de la Barca, « Drame métaphysique », écrit en 1635… Waouh ! 1635, carrément ! Quatre siècles avant… Non, trois siècles avant la mort de Fernand ! Et ça parlait de quoi, cette pièce ? « Une réflexion sur l’illusion et la réalité, le jeu et le songe ». Tiens, sur la même encyclopédie, mais en espagnol, ils disent autre chose : « El tema central es la libertad del ser humano para configurar su vida, sin dejarse llevar por un supuesto destino. ». Alors, le thème central est la liberté de l’être humain pour configurer sa vie – configurer ? Mouais – sans se laisser porter, ou emporter, par un supposé destin.

OK. Intéressant mais ce n’était pas la phrase écrite sur le bout de papier. «La vida es una milonga», répétait Noëlla en faisant sonner fort les syllabes toniques. Elle avait toujours aimé l'espagnol, son rythme, ses sonorités ; «une langue qui claque», disait-elle déjà au lycée. Fallait-il y voir un lien avec une ascendance argentine ? Un peu léger, c'est vrai. En tout cas, elle ne se risquerait pas à soumettre cette hypothèse à son père, étant donnée sa réaction à la lecture de l'article du Petit Parisien qu'elle avait numérisé.
— Mais en quoi ça te regarde si ce type s'est suicidé ou pas ? C'est quoi, ton problème ?
— Ce type, tu dis «ce type» ? s'était-elle étranglée en guise de réponse tandis que son père s'éloignait.
À vrai dire, elle n'avait toujours pas compris le pourquoi du comment. Lui si plein d'empathie, habituellement. Et elle, pourquoi prenait-elle les choses aussi à coeur ?

Bon. Donc milonga. Il y avait peut-être un autre sens ?

Noella consulta le dictionnaire en ligne de la Real Academia Española, une référence en la matière. À part les définitions dans le domaine de la musique ou de la danse, il y avait deux autres sens, dans le registre familier. « Une discussion, une querelle ». Ou alors « un conte, une tromperie », ou « un canular » peut-être…

Alors, « la vie est une tromperie » ? Ou bien « la vie est un canular ? »

Dans ce cas, Fernando pourrait l’avoir écrit avant de plonger. Il pouvait très bien avoir laissé ce message dans sa poche, comme une lettre d’adieu aussi étrange que son geste. D’où sa présence dans le journal. On avait sûrement retrouvé des vêtements à lui sur le pont au Change. Il n’était pas venu jusque là en slip de bain. Ça se tenait.

Ou alors c’était Pierre, l’aîné de la famille, dont les deux frères avaient rapatrié les affaires dans deux petites valises marron. Pierre pouvait avoir écrit ce mot avant de partir au service ou lors d’une permission. « La vie est une querelle » - un combat ? - avait peut-être pensé Pierre à ce moment de sa vie.

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