Lourdes
La dernière fois que Julienne avait emprunté la ligne du Tramway de la Bigorre, c’était dans l’autre sens, pour se rendre à Lourdes. Oh, elle n’était pas particulièrement croyante, non, mais elle pratiquait comme la plupart de ses congénères. Et puis, il fallait bien tout essayer, n’est-ce pas ?
Son esprit vagabondait, ce jour-là, tandis qu’elle regardait le paysage défiler. Elle se rappelait la naissance de son premier enfant, à Coronel Dorrego. dans la pampa, au sud des Sierras de Ventania. Adorable poupon, si éveillé, avec ses grands yeux ouverts sur le monde… Il y avait le chemin de fer là-bas. Quelques années avaient suffi pour transformer ce centre agricole en véritable lieu de vie. Toute la province de Buenos Aires, d’ailleurs, s’était développée à toute vitesse. Mais le baptême avait eu lieu à Coronel Pringles, à l’intérieur des terres, et ils avaient choisi Cyprien comme parrain. Dorrego n’était pas au bord de la mer, mais plus près de la côte que Pringles. Quelle belle époque ils avaient vécue là-bas, tous ensemble, malgré la dureté de la tâche…
Ce premier enfant, ils avaient voulu l’appeler Pierre. En Argentine, c’était Pedro, comme le curé l’avait écrit sur l’acte de baptême. Mais pour elle et Jules, c’était aussi la piedra, comme la première pierre de leur nouvelle vie ; comme la pierre des Pyrénées, aussi, ou le marbre de Campan qui faisait vivre tant de Bagnérais, des marbriers, comme son père, et bien d’autres. « Avec Juliana, plaisantait Jules le jour du baptême, c’est du solide ! »
Manuela était née à Tres Arroyos. Il y avait beaucoup de gens du Nord à Tres Arroyos, des Hollandais, et même des Danois ! Julienne se souvient de l’air de bandonéon qu’avait joué, ce jour-là, un voisin, originaire d’Allemagne ; de la sonorité de l’instrument et de son caractère si expressif qu’on aurait cru, entendre, par moments, le chant plaintif d’une voix humaine. Lui s’appelait Helmut Weissmuller, il était cordonnier, natif de Rhénanie, et gardait au coeur la nostalgie de son pays natal.
L’instrument venait de là-bas, disait-on alors. C’était un marin irlandais, ou anglais peut-être, qui l’avait introduit en Argentine, en l’échangeant, contre une bouteille de whisky, dans un bar de Buenos Aires. Ou pour régler une dette de jeu. On ne savait plus. D’autres disaient que c’était un Suisse, d’autres encore un Brésilien. Quelle importance, après tout ?
Fernando et Tonio étaient nés tous les deux à Coronel Pringles. Là-bas, aussi, la vaste plaine de nature sauvage s’était rapidement transformée en ville en plein essor. Pringles avait même son journal, « Libertad ». Liberté. Comme dans la devise inscrite, maintenant, au fronton de nos édifices publics. Liberté – Égalité – Fraternité. Oui, « Fraternité », c’était bien aussi.
Le jour du baptême de Pierre, en tout cas, tous faisaient de la musique ensemble. Et maintenant, ils s’envoyaient des obus à travers la figure ! Quand tout cela allait-il finir ? En sortirait-on seulement un jour ?
* * *
À Lourdes, Julienne voulait se rendre à la Grotte, bien sûr, dans l’espoir d’un miracle pour son fils aîné. Elle ne se faisait pas trop d’illusions mais on parlait, dans la famille, d’un lien de parenté, assez lointain, avec les Soubirous. Cela jouerait-il en sa faveur ?
Au terminus, il fallait encore emprunter un tramway urbain pour aller au plus près de la grotte de Massabielle, là où Bernadette Soubirous aurait aperçu ses fameuses « apparitions », en 1858. Julienne n’était pas encore née mais on le lui avait raconté. L’affaire avait fait grand bruit, à l’époque, et les visiteurs s’étaient multipliés, très rapidement, comme des petits pains. Les lignes de chemin de fer de la région avaient été prolongées jusqu’à Lourdes et des trains spéciaux formés pour transporter les pèlerins qui se comptent bientôt par dizaines et centaines de milliers.
Trois ans après les « apparitions », l'évêque de Tarbes avait acheté la grotte à la commune. Puis une double basilique – énorme - avait été bâtie au-dessus de la grotte, sur deux niveaux, dans un style néogothique. Entre temps, on avait construit des « piscines » afin que les pèlerins puissent profiter au mieux des bienfaits supposés des « eaux miraculeuses ». Ça, Julienne s’en souvenait. Elle était alors adolescente et le journal des Pyrénées s’était largement épanché sur le sujet.
Il s’agissait en fait de bassins individuels, sortes de baignoires, en pierre, remplies d’eau de la source provenant de la grotte. Une eau à douze degrés, environ, sans propriété particulière sinon celle que les croyants lui prêtaient. Bagnères avait ses thermes, pour les curistes, et même une avenue de la Fontaine ferrugineuse. Mais, ici, ça n’était pas la même chose, « ça ne guérissait pas pareil », disait-on.
« Faites qu’il soit vivant ! implorait Julienne, en touchant la paroi de la grotte, même estropié, mais qu’il revienne ! ». Elle n’avait pas réalisé le circuit complet du parfait pèlerin : « passer à la grotte, boire aux fontaines, être baigné aux piscines, déposer un cierge ». Pourquoi se serait-elle baignée ? Elle n’était pas malade. Mais elle avait déposé un cierge à l’endroit même où « la petite bergère des Pyrénées » avait, dit-on, tenu sa main tout près de la flamme d’un cierge bénit sans ressentir la moindre brûlure. Peut-être même Julienne avait-elle proposé sa vie en échange de celle de son fils ? De quoi est capable une mère ?
Si cela avait fonctionné, l’information ne lui était pas parvenue. Pas plus de nouvelles de Pierre, en ce mois d’août finissant, qu’auparavant. Mais cela ne faisait que deux semaines, après tout. Ces choses-là prennent du temps, sans doute. Allez savoir.
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