Jules
Pour eux, la traversée avait été paradisiaque. Eux, c’est-à-dire Jules et Julienne. Jules Garay et Julienne Abadie. Ils se connaissaient depuis l’enfance et pourtant, il avait fallu ce voyage, de la Gironde à Buenos Aires, pour qu’ils fassent réellement connaissance, qu’ils se regardent différemment, se voient enfin, se découvrent mutuellement comme on découvre une terre inconnue. Oubliés la houle et le mal de mer, la nourriture médiocre et monotone, les passagers malades ou de méchante humeur et la promiscuité du voyage.
Pouvait-on ressentir un coup de foudre envers une personne qu’on avait déjà croisée si souvent ? Apparemment, oui. Mais ce n’était pas seulement un coup de foudre. Car l’évidence, entre Jules et Julienne, grandissait jour après jour et avant même de débarquer, ils le savaient : c’est ensemble qu’ils vivraient ici. En ville ou à la campagne, dans la grande plaine ou au pied des montagnes ? Peu importait. Ensemble, c’est tout.
Les circonstances de leur rencontre - ou plutôt de leurs retrouvailles – ajoutaient, bien sûr, du romanesque à leur histoire. Il n’était pas si courant, pour de jeunes Bagnérais, de faire route ensemble vers l’Amérique du Sud, larguant toutes les amarres de leur passé, même si l’émigration vers l’Argentine était alors en plein boom. Cela restait la traversée de leur vie.
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Julienne voyageait avec ses oncle et tante – et deux de leurs garçons - qui avaient dû abandonner leur vigne, infestée par le phylloxéra, et espéraient trouver là-bas de meilleures conditions de vie. Tous, en réalité, avaient cet espoir en tête. Une vie meilleure. Voire une vie, tout simplement. Pouvoir manger à leur faim, nourrir leurs enfants, avoir un toit au-dessus de leur tête. Survivre dans l’adversité.
Julienne était l’aînée de la fratrie, née vingt-cinq ans plus tôt, ruelle du Pouey, dans la maison du sieur Benoit, marchand de parapluies,. Son père, marbrier, avait passé de vie à trépas et elle était encore célibataire. Si elle n’avait pas trouvé ici chaussure à son pied, elle aurait là-bas de nouvelles opportunités. En s’y prenant bien, prétendait sa mère certains pouvaient même faire fortune, à ce qu’on disait. Il n’avait pas fallu beaucoup insister, cependant, pour la convaincre car Julienne était tout à fait partante pour tenter l’aventure sud-américaine.
Jules, lui, venait de terminer son service actif. Il avait d’abord été garçon pâtissier, place de Strasbourg, à Bagnères, puis il avait rejoint une enseigne bordelaise avant de partir sous les drapeaux. Jules aimait bouger, il voulait tout voir, tout connaître, dévorer la vie à pleines dents ! Il avait d’ailleurs profité de son passage dans l’armée pour suivre les cours de l’École normale de gymnastique. Une formation qui durait six mois et lui avait permis, en outre, de faire passer le temps un peu plus vite.
Car l’armée, décidément, n’était pas son occupation favorite. Obéir, dès l’aube, et toute la journée, à des ordres qui n’avaient, pour lui, aucun sens ni aucun intérêt, le faisait bouillir intérieurement. Autant il avait pu se soumettre, sans difficulté, à l’autorité d’un patron pour apprendre son métier et l’exercer, autant il ne se voyait pas, mais alors pas du tout, retourner se perfectionner, encore et encore, à « l’art de la guerre », comme l’exigeait alors l’organisation du service militaire. Sa décision était prise : dès son passage dans la réserve, fin 1889, il partirait le plus loin possible, là où les sergents recruteurs ne pourraient pas le rattraper.
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Et, en effet, Jules Garay n’a pas répondu à la convocation pour sa première période d’exercices de réserviste. Ni à la suivante. Aussi, en mars 1893 est-il « déclaré insoumis » par l’administration. Il lui faudra alors attendre 1908, en application d’une circulaire ministérielle, pour être « rayé des rôles de l’insoumission » pour cause de prescription. Puis, deux ans encore, pour être définitivement libéré du service militaire, ayant atteint la limite d’âge. Jules s’en sort bien. Il pourrait alors rentrer en France sans risquer désormais la moindre poursuite. Sauf que l’asado et le petit vin argentin, tous deux absorbés en grandes quantités, avaient eu raison, cette année-là, de ses artères.
Car Jules avait pris goût à la bonne viande grillée dont les éleveurs disposaient, là-bas, à foison. Au point que les gauchos laissaient autrefois, disait-on, les plus gros morceaux aux charognards après avoir prélevé leurs besoins sur la bête. Le cuir était aussi largement exploité dans la région, dont on faisait les selles et les bottes des gauchos mais aussi leur lasso tressé, beaucoup plus solide et résistant que la corde de chanvre.
Jules était devenu commerçant et, sans aucun doute, pour lui comme pour sa famille, bon vivant rimait avec commerçant. « Nez pointu, grande bouche, menton rond et visage ovale », comme l’avait autrefois décrit le militaire chargé de son recrutement, Jules était toujours en mouvement.
Chaque nouvelle naissance, ou presque, voyait Jules et sa famille passer d’une ville à l’autre, se cantonnant toutefois à la province de Buenos Aires qui offrait déjà de belles perspectives ; son territoire est, en effet, plus vaste que l’Italie tout entière. La Pampa était propice à l’élevage extensif et à la culture, aussi, avec son énorme épaisseur de limons très fertiles accumulés au fil des millénaires. Et il fallait bien des commerçants pour valoriser tous ces produits de la terre et même les envoyer au-delà des mers.
Mais l’Argentine d’alors n’était pas faite que de troupeaux plus ou moins sauvages et de champs à perte de vue. On y construisait aussi beaucoup. À Luján, par exemple, non loin de Buenos Aires, démarra à l’époque où Jules et Julienne arrivèrent, la construction d’une basilique de style néogothique, construction qui devait durer presque cinquante ans. Les tours de la basilique Notre-Dame de Luján y culminent à plus de cent mètres de hauteur et dominent toute la plaine alentour. Comme si les immigrants d’alors avaient voulu reproduire en Argentine l’architecture de leurs pays d’origine. Un architecte français, du nom de Courtois, avait d’ailleurs présidé à l’édification de ce monument où se pressent, aujourd’hui, chaque année, des millions de pèlerins. Et Coronel Pringles, où naquirent Fernando et Antonio, eut même droit à son théâtre, achevé en 1908. Mais cette année-là, les deux garçons étaient déjà partis en France pour y poursuivre leurs études, sous l’oeil attentif et affectueux de leur grand-mère maternelle, curieuse aussi de savoir à quoi pouvaient bien ressembler, physiquement et moralement, ces petits-enfants nés de l’autre côté de l’océan.
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