Son premier contact avec le festival, c’est une milonga en plein soleil, au jardin Massey, un parc paysager datant du milieu du dix-neuvième siècle et abritant de nombreux arbres centenaires. Un endroit très agréable et une météo bienveillante : deux bons présages pour Noella. Sur un plancher ad hoc, au milieu des paons et de badauds ou connaisseurs attablés autour d’un café, les danseurs venus en nombre s’adonnent au tango argentin. Sujet d’étonnement, voire petite déception, pour Noella : outre la douzaine d’orchestres de tous horizons qui tournent sur le festival, dix « fantastiques DJs » assurent la programmation musicale lors des bals et c’est le cas ce jour-là, au jardin Massey. La jeune femme s’attendait à de la musique live ; elle devra patienter pour voir, autant qu’entendre, violoniste ou bandonéoniste en action.

Noella n’avait pas voulu trop organiser les choses à l’avance, préférant se laisser guider par son instinct sur place, arriver avec un regard neuf. Elle ne disposait pourtant que de quelques jours, à Tarbes, avant de rejoindre la capitale, et ne pourrait profiter des conférences et dédicace prévues en fin de semaine. Car cette manifestation était, en réalité, selon monsieur le maire, « le plus grand Festival de Tango Argentin du monde, de par sa durée et le nombre de Festivaliers », comme Noella l’apprit, toutes majuscules incluses, en parcourant le programme.

Bon, elle ne pourrait pas tout voir, certes, entre les films et les spectacles, les « apéros-tangos » et les milongas à droite à gauche. En revanche, elle devait absolument voir des musiciens jouer, en chair et en os. Voir et sentir la musique naître sous leurs doigts. Il ne pouvait en être autrement. Apprendre à danser le tango ? Pourquoi pas. Mais ça n’était pas sa priorité du moment. Apprendre à jouer du bandonéon ? Là, c’était carrément dans ses cordes. Musicienne accomplie, Noella pratiquait le piano depuis l’enfance - plus récemment guitare et synthé - et s’apprêtait même à enseigner à de jeunes élèves l’art de jouer sur un clavier.

Hélas, c’était un stage pour initiés et non, justement, une initiation : il fallait s’inscrire bien plus tôt, recevoir des partitions, les travailler avant le festival et venir avec son propre instrument. Qu’évidemment elle ne possédait pas. Combien pouvait coûter un bandonéon ? Aucune idée. Autant elle avait déjà vu, du haut de ses vingt et quelques printemps, bien des instruments à vendre ici ou là, autant elle ne se souvenait pas avoir déjà vu un bandonéon dans un magasin de musique. Mais pourquoi ?

En fait, cela n’était pas très étonnant car l’instrument phare du tango est désormais une espèce en voie de disparition. Une espèce protégée, même, en Argentine où un droit de préemption de l’État a été institué afin d’éviter la dispersion des bandonéons dans les mains de non musiciens, collectionneurs par exemple. À l’époque où l’Allemagne était devenue fédérale à l’ouest et « démocratique » à l’est, les fabricants de bandonéons s’étaient retrouvés dans la partie orientale du pays. Les usines encore en activité sont alors nationalisées. La qualité diminue, les instruments vieillissent mal, la mode du tango s’estompe et la production s’arrête.

Avec le retour en grâce du tango argentin, apparaissent à nouveau, en Amérique du Sud comme en Europe, des instruments neufs. Cependant, le marché d’instruments d’occasion, restaurés ou à restaurer, semble aujourd’hui le plus actif. L’enjeu est de taille : éviter de « voir le bandonéon devenir à terme un simple objet, muet et inerte, alors que c’est un objet vivant fait pour chanter », selon les mots si justes de « Tango Sacha », spécialiste du genre.

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