Cadence

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C’est le mouvement du bal : les danseurs évoluant sur la piste forment comme un groupe solidaire qui se déplace dans le sens inverse des aiguilles d'une montre. En effet, le tango étant une danse basée sur la marche, cette coordination est essentielle pour la fluidité de la milonga. Elle permet de rester dans le rythme et d’éviter toute collision entre danseurs.

Mais soudain, les tangueros s’égaillent et certains d’entre eux quittent la piste. Comme si la nouvelle musique ne leur plaisait pas. Ou comme s’il s’agissait d’une partie de chaises musicales dont Noella ignorerait les règles. Une autre musique démarre et, de nouveau, les couples se forment. Noella aimerait comprendre. N’ayant personne à côté d’elle susceptible de la renseigner, elle se fend d’une recherche sur son smartphone en attendant l’arrivée de l’orchestre.

Les règles de vie qui régissent une milonga paraissent, au premier abord, assez strictes ; concernant la circulation sur la piste, elles rappellent même à Noella le code de la route qu’elle commence tout juste à étudier ! Car la piste est divisée en plusieurs « lignes de danse » virtuelles sur lesquelles les couples progressent. Pas question d’en changer sans arrêt, cependant, comme on changerait de file d’un coup de clignotant, ou pire, sans clignotant ! Ceci afin de ne pas troubler le bel ordonnancement du bal et sa fluidité. Les danseurs se trouvant sur la ligne extérieure de la piste doivent donc se déplacer plus rapidement que les autres, éviter les figures trop nombreuses qui ralentiraient leur mouvement et pourraient rompre l’harmonie de l’ensemble.

Noella comprend mieux à présent les paroles de ce fameux tango : La vida es una milonga. « La vie est une milonga qu’il faut savoir danser ». Il ne suffit pas de maîtriser la marche ou de connaître quelques figures. Encore faut-il savoir s’insérer harmonieusement dans le groupe auquel on appartient – ou auquel on aimerait appartenir - et se fondre dans le mouvement général. Connaître les règles et les respecter. Et ne pas perdre le rythme. Car « il est de trop sur la piste, celui qui perd la cadence». Fernando avait-il perdu le rythme ? Avait-il perdu la cadence ?

De même que les tangueros sur la piste, les musiques se succèdent selon un ordre très structuré, par séries de trois ou quatre titres appelées tandas. À la suite de quoi est programmée une courte pause sous la forme d’une musique différente que les danseurs identifient comme telle, ne pouvant se danser en tango. C’est la cortina, le rideau, l’intermède auquel Noella vient d’assister ; c’est le moment où les danseurs peuvent changer de partenaire car, sauf cas particulier, on n'en change pas en cours de tanda. Où l’on peut aussi discuter un peu puisqu’on ne parle pas en dansant, par respect pour la musique et pour s’en imprégner.

L'invitation à la tanda se fait aussi, traditionnellement, sans parler : échanges de regards et discrets mouvements de tête pour confirmer. Ce qui contribue, sans doute, à donner cette impression d’un événement très codifié, réservé aux initiés, que ressentait confusément Noella. La jeune femme en était à ce point de ses réflexions quand l’orchestre qu’elle appelait de ses voeux se présenta, enfin, sur la scène. L’occasion d’un nouveau mouvement de foule, manifestement destiné à honorer les artistes, avant de se remettre à danser.

Six hommes composent l’orchestre où les cordes sont majoritaires : cordes pincées de la guitare, cordes frappées du piano, cordes frottées du violon, frottées ou pincées de la contrebasse et... cordes vocales du chanteur ! S’y ajoute un bandonéon, instrument à vent muni de deux claviers à boutons que l’on actionne du bout des doigts, les mains étant entravées par des courroies de cuir. L’homme et l’instrument ne font plus qu’un.

Le bandonéoniste s’appelle Dario, il est argentin et connaît à fond cet instrument qu’il pratique depuis plus de vingt ans. Tantôt Noella n’a d’yeux que pour lui, ses mains qui tirent et repoussent le soufflet, ses doigts qui courent et volent sur les claviers, les petits boutons de nacre semblables à des boutons de bottines. Tantôt, les yeux clos, elle tente d’isoler le son de chaque instrument de son ouïe fine et bien entraînée. Avant de se laisser porter par la voix chaude et sensuelle du chanteur et de savourer l’instant sans analyser plus avant.

* * *

Il reste encore quelques heures à Noella avant de regagner la capitale : largement le temps d’aller jeter un œil au « Monument au tango », dressé quai de l’Adour. C’est une sculpture contemporaine, en acier, censée représenter « l’esprit du tango à travers l’âme d’un bandonéon géant ». L’oeuvre, offerte à la ville de Tarbes il y a une dizaine d’années, est la réplique exacte d’une sculpture de Buenos Aires. Noella aime son côté épuré, quasiment abstrait, comme si l’artiste avait réussi à exprimer l’essentiel en quelques traits de métal.

Mais la jeune femme en vient à s’interroger : pourquoi l’Institut national de promotion touristique de l’Argentine avait-il offert cette sculpture précisément à Tarbes ? Pourquoi pas à Toulouse ou à Montpellier qui organisent aussi un festival de tango ? Quel lien particulier pourrait unir la ville de Tarbes à Buenos Aires ? Noella décide d’aller poser la question, en passant, à l’Office de tourisme car elle n’a vu nulle part d’explication à ce sujet.

« C’est amusant que vous me demandiez ça à moi, répond l’employée à laquelle elle s’adresse, parce que j’ai eu moi-même ce genre de conversation, la semaine dernière, à l’occasion du festival. Un de mes amis, qui est fan de généalogie, me soutient que c’est à cause d’un de ses ancêtres, un certain docteur Brougues, je crois, originaire de Tarbes et qui aurait fait quelque chose de particulier par rapport aux Pyrénéens émigrés en Argentine. Bon, ça vaut ce que ça vaut mais le fait est que je n’ai jamais vu d’autre explication. C’est peut-être une piste ? »

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