Fragments nostalgiques

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PREMIER SOUVENIR

Aussi loin que je remonte dans la ouate de ma mémoire, il me semble que mon premier souvenir s’ancre dans cette vallée du Lot. Ma famille possède là-bas une vieille maison qui se transmet de génération en génération depuis des temps oubliés et dont le nom, « Lascombes », signifie en patois « la vallée », la combe.

Ce souvenir reste confus en moi…Ce ne sont que des fragments visuels. Aucun affect, aucune pensée n’y sont rattachés. C’est comme si j’étais inconscient, littéralement privé de conscience d’être. Il est vrai que la peur de la mort ne viendra chez moi que, autant que je puisse le dater, deux ou trois ans plus tard. J’ai l’impression que cette absence de peur m’arrache de la catégorie des êtres conscients, comme ces hommes préhistoriques dont on dit parfois que la conscience leur est apparu à partir du moment où ils mirent en place des rites funéraires.

Donc pour moi, rien de tout cela en ce moment précis.

Je vois un jour ensoleillé et un départ pour un pique-nique avec mes parents, ma sœur et mes grands-parents. Je ne suis pas vraiment sûr de la présence de mes grands-parents, mais la maison leur appartenant, j’ai tendance à les attacher à ce souvenir. Mais de fait je ne les vois pas. Par contre, ce que je vois, ce sont ma sœur dans un landau, ma mère dans une robe légère et une couverture. Cette dernière nous sert à aplanir les herbes. Elles me semblent vraiment très hautes et drues. Cela m’étonne encore. Pourquoi avoir choisi cet endroit et non pas une prairie à l’herbe plus courte ? Je me dis aujourd’hui que je vois à hauteur d’un enfant de trois ans et qu’en dehors de ma mémoire, dans la réalité inaccessible du passé, elles devaient être plus courtes.

Voilà mon premier souvenir, ce plaid à carreaux, ma mère encore svelte, ma sœur encore bébé et moi balbutiant dans ma vallée.

***

LE FEU

A Lascombes, il n’y a pas de chauffage, mis à part quelques radiateurs d’appoint. Alors on fait du feu dans le « cantou », cette grande cheminée typique du Sud de la France où, comme me le contaient mes parents, mes aïeux se réchauffaient les longues soirées d’hiver, après avoir écrasé les coquilles de noix dans une quiétude familiale.

Je me suis souvent imaginé des paysans rabougris et fripés dont les ombres dansaient au rythme irrégulier des flammes endiablées. Je les perçois ainsi, calmes, taiseux presque, peu enclin en tout cas à s’agiter en vain ou à s’épancher. Cette immobilité les caractérise à mes yeux, à une époque révolue où le temps ne courait pas au rythme des chevaux à vapeur mais plutôt à celui du cheval, du bœuf même qui, lentement, labourait le champ, une époque où le temps se ressentait différemment, où il ne filait pas, une époque où l’on pouvait avoir du temps à perdre, un avoir précieux que l’on ne connaît plus, une époque où il n’était pas synonyme de rendement financier à court terme et outrancier.

Je ne me souviens pas exactement quand, mais je sais que ce fut un honneur pour moi de participer au rituel du feu. Je ne pouvais pas porter les branches trop lourdes bien sûr. Mais ma mission n’en était pas moins primordiale. Je devais ramasser le « petit bois », des branchettes qui permettaient vraiment au feu de prendre, une sorte d’intermédiaire entre le papier journal à la combustion éphémère, et les branches plus conséquentes. Et un jour, comble de l’honneur, mon père me tendit les allumettes et m’invita à mettre le feu au papier journal auquel j’avais eu l’idée toute personnelle de rajouter quelques poignées de foin sec. J’allumais ici, là, là-bas et de toute part les flammèches enflaient et se propageaient : j’avais « fait le feu », j’étais un grand !

J’entrais dans la lignée familiale. Mes aïeux pouvaient être fiers de moi. Un jour, je serai vieux, comme eux. Alors, immobile, je m’assiérai dans le cantou et je réfléchirai, silencieux, dans la pénombre dansante et ancestrale.

***

TOTO

J’associe l’entrée fracassante de Toto dans ma vie au jeu des sept familles. En effet alors que nous jouions à ce jeu de cartes, un homme surgit du champ de maïs qui poussait sur un des terrains adjacents à la propriété, que nous louons aux cultivateurs des alentours, plus, il faut le dire pour ne pas avoir à nous encombrer de l’entretien des deux champs qui encerclent notre maison, que pour le maigre pécule que nous en retirons.

Tel un surhomme –c’est l’impression qu’il me fit alors : celle d’un être exceptionnel, un super héros à la carrure impressionnante- Victor apparut dans son tracteur vrombissant. Sa peau était rougie par le soleil, aussi cuivrée que celle des indiens sauvages d’Amérique qui abondaient dans la littérature enfantine qui peuplait alors mon imaginaire. Dans un vacarme assourdissant, recrachant de sa machine puissante autant d’herbe que de fumée, un détail m’interpela : il portait un masque blanc ! Il luttait contre sa propre kryptonite. Car cet homme œuvrant aux champs jusqu’à l’épuisement, ayant occupé la plus grande partie de sa vie à récolter blé et maïs, souffrait du rhume des foins. Ironie du sort ou comble de l’abnégation, il avait perpétué l’héritage familial tout en bravant la fatalité de son handicap.

Toto est un ami de la famille, raison fort probable pour laquelle je l’associe à ce jeu : il fait comme partie de la famille. Nous allons le voir chaque fois que nous nous rendons dans notre maison du Lot…je devais bien l’avoir vu auparavant, mais c’est cette image fulminante d’un homme en marcel blanc aux muscles saillants, à la peau tannée, arborant ce masque anti-poussière incongru qui a marqué ma mémoire. Et si je le vois diminué à présent, mon esprit le ramène immanquablement à cette apparition, sous ce soleil brûlant, alors qu’il était au zénith de sa forme.

***

LES NOURRITURES LOTOISES

A Lascombes, nous ne possédions ni télévision, ni aucune autre source de divertissement abrutissant : uniquement les occupations que peuvent être celles d’une vie simple à la campagne. Tous les soirs, dans le silence apaisant du crépuscule naissant, nous effectuions une promenade avec mes grands-parents puis je lisais quelques pages de « Mickey parade », « Picsou magazine » ou encore « Le club des cinq », ouvrages que ma grand-mère avait la générosité de m’offrir et que je savourais comme de véritables cadeaux tombés du ciel. C’est ainsi que se développa chez moi le goût de la lecture. Longtemps après, j’apprécierai lire dans ce lieu paisible et je me souviens avec intensité de nombreux moments de dépaysements littéraires extatiques et solaires. Allongé dans l’herbe sous l’ombre du tilleul séculaire percé par les dards brûlants et entêtants du soleil lotois, je dévorais les livres avec sensualité.

Une autre forme de nourriture dont ma sœur, mon frère et moi étions friands devait se mériter. Nous devions, après le souper, grimper une longue côte en longeant les bosquets secs et les bois de chênes rachitiques du Causse. Avant de terminer la montée, nous passions devant une « gariotte », une de ces cabanes que les jeunes bergers érigeaient patiemment en extrayant une par une les pierres blanches du sol calcaire de la région et de les agencer tels des puzzles géants sans s’aider de ciment pour les maintenir, tradition lointaine aujourd’hui oubliée.

Arrivés à destination, nous pénétrions dans la ferme qu’occupaient quelques vaches et nous y retrouvions Toto et sa femme, Ginette, au terme de leur journée de travail. Ils trayaient devant nous quelques mamelles pendantes et roses. Je les observais, fasciné par la beauté ambigüe de ces chaires molles, fascination qui vira au dégoût un soir que par hasard nous assistâmes à un vêlage. Mais la répulsion fit vite place à l’admiration devant la beauté émouvante de ce veau nouveau-né qui après quelques instants à peine se dressait sur ces quatre pattes flageolantes. Mes grands-parents parlaient un temps avec leurs amis puis nous repartions avec notre trophée : une bouteille de lait encore chaud tout juste sorti du pis des vaches. Nous dévalions la pente de gravier en retour et notre grand-mère nous préparait un bol de chocolat au lait que nous attendions religieusement. Il pouvait être brûlant, nous savourions, une fois la peau enlevée, ce doux breuvage que nombre d’anciens enfants associent encore avec émotion à l’enfance.

Ce goût, c’est le goût de ma grand-mère…

***

LES CAHIERS DE L’ENFANCE

Que d’agréables souvenirs remontent à ma mémoire, lorsque, au hasard d’un de mes voyages en librairie, mes yeux se posent sur les incontournables « cahiers de vacances » estivaux…

Je n’ai jamais vraiment compris la peur, voire le dégoût qu’éprouvaient mes camarades devant ces ouvrages qui me transportent avec nostalgie dans cette époque bénie de l’enfance, indissociable pour moi de la découverte incroyablement heureuse de la lecture et des mathématiques.

Nous nous asseyions, ma sœur et moi autour de la table en plastique blanc à l’ombre d’un tilleul ancestral, bienveillant et malicieux : il semblait sourire en nous envoyant ses graines tournoyantes, comme pour nous distraire temporairement, distraction qui nous permettait de faire une pause dans le travail. Nous appelions ses feuilles les « hélicoptères » et prenions toujours un instant pour jouer avec elles, passionnés par leur ballet imprévisible. Puis nous retournions à nos cahiers.

Si ma grand-mère a contribué à développer mon goût pour la lecture, c’est assurément mon grand-père qui m’a transmis celui des mathématiques. En effet cet ancien soldat reconverti dans la comptabilité m’a très tôt stimulé dans ce sens, développant chez moi un véritable amour de l’art mathématique que je découvrirai plus tard…Mais avant l’art il y a les gammes. Et devant mon appétit insatiable, il créait pour moi seul, additions, soustractions, multiplications et autres divisions.

Avant de devenir trapéziste des mots, je fus un jongleur de chiffres enthousiaste. Encore aujourd’hui, je repense avec émotion à ces cahiers qui au lieu d’être affublés du mot « vacances » devrait être accompagné de celui « d’enfance », les deux étant si étroitement liés à mes yeux.

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