Partie VIII
L’enfant blond est accroupi dans l’herbe jeune, sous un astre blanc figé dans son aube, au milieu d’un ciel cyan vierge de nuages. Il n’a que faire de ce qui se passe autour de lui, concentré qu’il est sur le petit cratère de terre où se tortillent les chenilles. Pas plus grosses que son petit doigt, elles arborent un beau vert émeraude et d’infimes poils blancs. Une éternité que le garçon est penché sur son œuvre, et il pourrait y passer une éternité supplémentaire. Mais les autres l’attendent.
Il se relève en sautillant sur ses petites jambes. D’aucun jugerait qu’il n’a pas plus de cinq ans. Traversant le verger aux arbres nourrissons, l’enfant accourt jusqu’à la cabane qui s’élève près du talus dominé par les puissants chênes. Une bicoque tordue et penchée, percée de nombreux trous entre ses planches sauvagement assemblées. À se demander comment elle tient debout. Le garçon pousse la porte dans un grincement strident. Le voici qui entre dans une vaste salle. Le long du mur du fond, des rangées de moniteurs et, sous les bureaux, des box de données grondants et clignotants. Les deux murs annexes sont recouverts d’étagères noyées sous les documents papiers, desquels ne transparaît pas le moindre soupçon d’organisation. Au centre de la pièce, d’autres gamins discutent, les regards balayant une imposante table sur laquelle est agencée une maquette.
Le garçon blond s’approche et contemple l’entièreté des mondes parcourus par la Rivière du Temps, ligne bleue sinuante au milieu des forêts et des déserts, sous les océans et les montagnes.
─ Tu es en retard, l’interpelle un de ses frères avec autorité. Encore à t’amuser avec tes insectes.
Les cheveux blonds gigotent tandis qu’il hausse les épaules.
─ Toi seul estime que c’est une perte de temps. À mes yeux, c’est le cœur même de notre projet.
Aucun d’eux ne parle à la façon d’un enfant, bien qu’ils en aient l’apparence et le timbre fluet.
─ C’est bon ! intervient leur sœur à la tresse brune posée par-dessus son épaule. On ne va pas se battre pour des futilités. Il y a plus urgent à traiter.
Les deux frères dirigent ensemble un regard noir vers la jeune fille qui les ignore.
D’autres voix commencent à s’élever parmi la fratrie. Le ton ambiant monte, échauffe les esprits ambitieux et ne tarde pas à faire bouillir l’atmosphère. Plus l’aurore se rapproche, plus les égos se confrontent. Chaque frère et sœur entretient sa propre vision de l’univers qu’ils veulent tisser. Une fois le courant de la Rivière lancé, il ne sera plus question de retour en arrière. Les ingénieurs n’auront plus le contrôle de la machine. Chacun présent dans le Hall des Rêves en a parfaitement conscience, et aucun des membres de la fratrie n’est prêt à faire de concession.
Au terme de cette ultime réunion, il est décidé que chaque enfant pourra façonner son propre monde. Et chaque monde sera relié par le filament de la Rivière du Temps. Les frères et sœurs, en dépit de leur dispute, garderont un lien, bien qu’aucun n’en ait cure.
À l’exception de deux d’entre eux qui se tiennent à l’écart des autres. Les mains jointes, blanches à force de se serrer, ils observent silencieux la tempête creuser un gouffre entre chacune des réalités qu’ils ont passé un millier d’éternités à rêver et un autre millier à façonner. Sur ordinateur ou à la main, seul ou à plusieurs. L’œuvre de toutes les vies encore à naître. Une œuvre partagée et accomplie autour d’un but commun : celui d’inventer et de créer. Le propre de tout enfant projeté dans un monde dont il ignore tout, et qu’en réponse il cherche à tailler à son image.
Au cœur du tourbillon, les deux âmes solitaires, trahies par leur peine, s’avancent enfin dans le cercle fraternel et parlent d’une seule voix, tremblante de peur et de chagrin. Ils parlent pour l’union, refusant d’être séparés pour une vaine querelle nourrie par l’ambition égoïste et non plus partagée. Ils ne sont cependant que deux face à la multitude, et leurs paroles finissent dévorées par le monstre oubli. Alors ils reculent dans l’ombre et retombent dans le silence.
À l’Aube du Temps, alors que la fratrie éclatée s’éparpille dans ses différentes œuvres-mondes, tels les atomes dans le souffle de l’Univers, deux enfants sont les derniers à partir. Ils sont les seuls à avoir façonné un monde qui leur est propre. Le désespoir les étreint, un abîme si profond qu’il paraît dénué de fin.
Leurs frères et sœurs ont été clairs. Alors que chacun règnera sur son espace à la façon qu’il entend, les solitaires ne peuvent tolérer une quelconque union qui les rendrait vulnérables. Seule, la puissance des dieux dépasse l’entendement. Mais elle n’est qu’une feuille dans le vent lorsque deux pouvoirs divins s’allient. Gouvernés par la peur, les esprits fraternels ont contraint leurs frère et sœur à s’abandonner. La bataille a duré un troisième millier d’éternité. À son terme, la dualité a finalement cédé.
Le frère a néanmoins réussi à négocier pour lui le rôle de veiller sur la Rivière du Temps. Il en sera son gardien. Alors qu’il était contre, il fera en sorte que la fratrie demeure divisée, de sorte qu’aucun enfant ne prenne le pas sur les autres et n’envahisse leurs royaumes. Et afin qu’il n’abuse de son pouvoir pour les duper, ses pairs lui ont imposé leurs propres gardiens pour le surveiller. Ainsi fut scellé le dernier acte avant l’aube.
Voyant son frère pleurer, la sœur en larmes lui dépose un baiser réconfortant sur la joue, puis chuchote avec tendresse à son oreille, lui promettant de ne jamais l’oublier. Puis elle s’en va. Les bras de son frère tentent de la retenir mais ses jambes refusent de lui obéir. Il reste seul au milieu du verger aux arbres nourrissons, avec pour unique compagnon le silence. La cabane autrefois animée est à présent murée dans le mutisme. Les moniteurs ne ronronnent plus, et la poussière commence déjà à tapisser la table de la maquette et les étagères de dessins.
C’est en murmurant le chant de leur enfance que le dernier frère contemple l’aube se lever, le soleil entamer sa course dans un ciel où naissent les premiers nuages, desquels s’échappe la première pluie, dont l’eau nourrit les premiers bourgeons. Le souffle de l’Univers fait voler l’herbe qui se couvre de rosée. La Rivière du Temps s’est mise en branle, et porté par le courant, le limon commence déjà à s’accumuler sur ses berges, destiné à former le Désert Chaotique.
Seul, un jeune garçon contemple l’Univers, les pensées rêveuses tournées vers une petite fille.
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