I - Une Rentrée mémorable (2)

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Cette musique m'arrache le cœur chaque fois que je l'écoute. Notamment le dernier vers répété « It's been so hard since you're gone ». Littéralement : c'est si dur depuis que tu n'es plus là. Elle est si puissante, mais tellement réaliste.

J'essuie quelques larmes coulées. Je ne peux pas pleurer. Même si je souffre atrocement, je dois rester fort. Je suis l'homme de la maison. Le seul. Dans quelques mois, j'aurais quinze ans. Même si ma vie ressemble à un navire en pleine tempête plutôt qu'un long fleuve tranquille.

Soupirant, je change de musique, évitant qu’EOMF se relance. Je ne veux pas être pointé du doigt comme le pleurnichard du bus. Un SMS arrive, signé de Nathan. Je souris. Il m'a manqué celui-là. La fenêtre s'ouvre en grand et je le lis.

N - Hey mec ! Tu vas bien ? Bonne rentrée ! Haha ! Toi ! Je suis sûr que tu as veillé toute la nuit sur ta console. Tu t'es certainement couché vers les trois ou quatre heures du matin. Pour te lever à six heures. Tu me manques. Comment va Pénélope ? Elle n'a pas eu la vie facile ces derniers temps à cause de… pardon ! Je ne veux pas te rappeler ça. Vous méritez tous de sourire après l'épreuve de l'an dernier. Toi le premier. Bref ! Je me tais. Si jamais tu veux passer, j'ai la maison pour moi tout seul. Pourquoi pas le week-end prochain ?

Mon sourire s'efface rapidement. Je dois lui dire que même si j'en ai envie. Je ne peux pas. Hélas ! Je me passerais de nos parties d'Alien Excision Vol II ou de Fountain of the Paradise.

B - Hey ! Toi tu me connais bien : p, ouais ce n’est pas la meilleure idée que j'ai eue, je suis crevé maintenant. Alors pour ce week-end, c'est foutu, car j’ignore si tu es au courant mais ma mère m’envoie au pensionnat l’Épi Noir. Ça a l’air super chiant. J’imagine qu’elle ne voulait pas de moi dans les parages. Elle veut du temps pour elle, je comprends bien. Bref ! C'est la merde.

N - Je te trouve un peu dur avec elle, Pénélope a eu du mal à remonter la pente après tout ce qui s'est passé. Tu devrais comprendre que pour elle ce soit difficile. D'ailleurs, elle continue toujours la peinture ?

B - Yep ! Tu dois vivre dans une grotte, elle est propriétaire d'une galerie que la comtesse a aidée à financer. Une femme avec un cœur énorme. Et ouais, elle continue de peindre, enfermée dans sa chambre. Elle ne nous adresse plus trop la parole à Célia ou à moi. Seulement à ma tante quand elle passe. Et en ce qui concerne mon père, il est rayé de la liste. Il ne dort plus dans la chambre parentale. À vrai dire, tout le monde s'en fout d'où il passe ses nuits.

N - D'ac ! Bon, bah je te laisse, tu dois être assez stressé pour ta rentrée, alors je ne t'embête pas plus. T'inquiètes, on se reverra. A+ mec.

B - Ciao Nathan !

 Je referme la fenêtre au moment où un autre message arrive. Décidément, aujourd'hui on a envie de me parler.

Le bus est quand même lent aujourd'hui. On n’est qu'au deuxième arrêt, Jean-Jacques doit être aussi crevé que moi. L'aurais-je affronté hier sur ma console ?

L'explication réside sûrement dans cette longue file de voitures qui n'avance pas. Embouteillage. Cette rentrée promet.

Regardant à nouveau l'écran de mon téléphone, je m'aperçois que c'est un SMS de ma mère. Sera-t-elle éloquente aujourd'hui ? Ses expressions favorites étant ces derniers temps : OK ! ou Ah !

M - Bonjour mon chéri ! J'espère que tu as apprécié le réveil de ce matin. Je n’ai pas trop eu le choix, j'allais arriver en retard au boulot. Aujourd'hui, la galerie est pleine de monde, je remplace Cynthia à la caisse qui s'est foulé la cheville. Ça me fait bizarre de renouer avec ce tout premier travail. Bref ! Sinon comment vas-tu ? Tu es prêt pour ta rentrée ? Je sais que tu n'es pas trop fan de mon choix, mais c'est pour ton bien. Depuis l'a… l'année dernière, notre famille a été fort chamboulée. Je ne te dérange pas plus. J'espère que l'Épi Noir sera ton phare et qu'il t'empêchera de sombrer. Tu es sur une mauvaise pente. Je vais arrêter d'être alarmiste et te laisser passer une bonne journée, tu me raconteras. Allez ! Bisous ! Je t'aime.

 Bon ! J'ai eu un message plus complet que celui auquel je m'attendais. Elle fait des progrès. Elle n'arrive toujours pas à prononcer le mot qu'on évite tous. Mais peu à peu, elle se sortira de cette situation. Je l’espère.

Je souris en lui laissant un petit message court et précis. Pour lui faire plaisir avant de reprendre ma transe musicale. Le téléphone m'afficha l'heure actuelle : 07 h 20. Dans quarante minutes, ma vie sera finie.

Sortie du prochain Astralys: Décembre 2012. J’ai un sourire lisant la newsletter à laquelle je suis abonné. La société de téléphonie mobile, Astralys a une bonne notoriété dans le quartier. Ils ont esquissé les caractéristiques du dernier modèle, le Nexus T20.

Le mien commence déjà à être ancien, même s’il n’a que deux ans. C’est dingue comment le progrès avance et remplace le passé.

 Une idée que je peux attribuer à la vie, elle-même. Je ferme le mail et examine l’appareil, devrais-je lui dire adieu ? Le voir disparaître dans une poubelle avant qu’il ne soit démonté de l’intérieur ? Même si ce n’est qu’un vulgaire téléphone, je l’aime.

Je me résous à ne pas céder à cette tentation capitaliste que m’impose la majorité de la société. Je te garderais Astralys Crylis T8. Je te le promets. Le bus continue sa trajectoire et n’est franchement pas rapide.

M’étirant, je pense à une phrase que j’avais lu dans un livre : L'immortalité semble être un club élitiste assez restreint pour les mortels que nous sommes. Il faudra un jour dire adieu à tout et partir pour de nouveaux horizons. L’auteur Duncan Mcbride l’énonce à la fin avec la mort de son personnage principal, le narrateur Michael Stebbens.

De la littérature qui sort de l’ordinaire, de ce que je connaissais, du moins. Les histoires contre le capitalisme et tous ces trucs là, ça me barbait avant, mais j’ai ouvert les yeux. Je vais finir comme Célia si ça continue. Elle serait la première à se moquer.

 Le chauffeur accélère sans prévenir et interrompt mes rêveries. Mon mauvais pressentiment se confirme à chaque avancée. Une boule d'angoisse se forme dans ma gorge et l'air commence à me manquer.

Je suis envahi par ce même flot que je ne cesse de repousser. Mais va-t'en, tu ne comprends pas que je ne veux pas de toi ? Laisse-moi respirer. Putain !

La chaleur commence à me monter et me tourne la tête. Je suis à deux doigts de ressortir tout le petit-déjeuner avalé en vitesse. Jean-Jacques n'aimerait sans doute pas que je repeigne ses sièges.

Il ne cesse de ralentir justement, favorisant l'expulsion de mes entrailles. Il ne fait pas si chaud que ça. Pourtant j'ai déjà enlevé et posé mon manteau sur mes genoux. Quand est-ce que ce manège infernal va s’arrêter ?

Même la fraîcheur de la vitre ne me suffit plus. D'ailleurs depuis tout à l'heure, je me suis redressé, mais je meurs intérieurement. J'essaie d'inspirer. Mon souffle est lent. Il ne m'oxygène pas assez.

Je commence à craquer, même sans la musique, je fonds en pleurs. Ne venez pas me déranger, je risque d'être aussi sauvage qu'un lion.

Je n'aime pas qu'on me prenne en pitié. Vous ne me connaissez pas, vous ne savez pas ce que j'endure. Foutez-moi la paix.

 C'est un cauchemar. Je vais me réveiller. En regardant la fenêtre et séchant mes larmes, je sens l'appréhension me gagner. On arrive dans un virage, je sais déjà ce que cela signifie.

Le véhicule s'arrête. Le Boulevard de l’Espoir se dresse devant moi, menaçant. Rempli de haine à mon égard. Tel un sadique, il m’offre la possibilité de revoir cette scène. De ressentir chaque émotion.

Je peux même l’entendre s’étouffer de rire bien qu’il ne s’agisse que d’un putain de lieu. Il expose à tous ma lâcheté, mon incompétence, mon échec.

Je hais cet endroit ! Ne pouvaient-ils pas le raser ? Ou lui trouver une appellation moins mensongère, l'Allée de la Torture par exemple. Je refuse de rester ici à contempler ce panneau. Laissez-moi m'en aller.

Pourquoi Jean-Jacques ne redémarre-t-il pas ? D'habitude, il est plus réactif. Mon téléphone se remet à vibrer, c'est la troisième fois déjà. Toutes ces distractions vont me faire rater la rentrée.

Je suis trop perturbé pour répondre. Qu’il aille au diable. Laissez moi me complaire dans ma peine. La musique Final Time for You est finie, elle est belle mais ne fait qu’accentuer mon mal-être.

J'ai si mal. J'imagine que ça ne peut pas être pire. Le prochain titre se lance, c'est bon. Éclipse d'Aurora, je n'avais pas entendu cette chanson depuis si longtemps. La première sonorité me transperce le cœur et l'âme toute entière. Les frissons reviennent. Toujours plus forts. Mes poils se hérissent.

L'aurore s'éteint et laisse place à la peine.

▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬▬

10 septembre 2011 — Parking de l'épicerie « La Belle Affaire », 12 h 30

La rentrée était à peine commencée que je voulais déjà repartir en vacances. Depuis l’an dernier, une malédiction semble nous avoir frappés, causant plus de malheur chaque jour. La faute à la racine ancestrale de notre famille: les Esposito.

Ce côté de l’arbre généalogique est pourri, vicieux, cruel. On ne peut rien tirer de bon chez ces gens-là. Je remercie chaque jour ma mère d’avoir eu la vivacité d’esprit d’effacer ce maudit nom de ma vie : Esposito-Péruwelz.

Tout cela s’est arrêté en octobre 2010 où nous avons assisté en direct à la mort des deux derniers représentants de la lignée Esposito: mon grand-père paternel Juan et arrière-grand-père Francesco.

La soirée a été mouvementée par une crise de ma mère qui continuait à les critiquer, et une dispute avec mon père qui défendait sa famille envers et contre tous. Sauf que la vérité a été rapidement dévoilée et qu’on ne s y attendait pas… mais pas du tout.

Raconter ce qui a tout déclenché serait long, un jour, j’imagine que tout ressortira mais pour le moment, je préfère oublier ce 19 Octobre. Sauf que les années ayant défilé, cette histoire s’est greffée à ma peau comme un parasite. Ma réputation angélique s’est brisée à tout jamais.

Quand on est descendant de l’Ombre en son Intégralité, il faut s’attendre à être pointé du doigt. Et mis à l’écart pour cette obscure raison.


J'allais devoir supporter les gamines comme chaque samedi. Dès que le week-end arrivait, mes deux furies de sœurs s'étripaient. Et pour couronner le tout, ma mère m'agaçait en passant son temps dans les rayons de l'épicerie.

Une fois de plus, Julia et Célia s'étaient disputées, et je les avais consignées dans la voiture jusqu'à nouvel ordre. Toutes les deux boudaient, et Julia ne s’était pas gênée pour enquiquiner sa jumelle. J'avais haussé le ton, calmant le monstre.

« Bon ! Vous commencez royalement à me soûler, vous deux. Alors je peux savoir ce qu'il s'est passé ?

  • C'est pas ma faute, Ben. C'est Célia, elle n'a pas arrêté de critiquer ma chorégraphie. C'est pas ma faute si la sienne est nulle.
  • Parle pour toi petite peste. Tu n'as même pas suivi un seul des mouvements que je t'ai montrés
  • SILENCE ! C’est quoi encore cette histoire ? .»

J'ai entendu à cet instant un coup sur la vitre. Je l'avais refermée pour que personne n'entende la discussion. Stoppant ma leçon de morale, j’ai ouvert la fenêtre en appuyant sur le bouton.


 J'étais surpris de voir ma mère derrière. Ce n’était pas son genre d’aller aussi vite. La portière avant s'ouvrit. La matriarche s'engouffra dans la voiture après avoir rangé le sac de courses dans le coffre.


« Alors ! Comment ça s'est passé ? questionnait-elle après avoir pris place sur le siège

  • Bien maman ! Bien !
  • Arrête de mentir, tu sais que je lis en toi comme dans un livre ouvert. »

Elle avait remarqué ma gêne car je me grattais la tête. Un geste que je n’effectuais que quand j’étais stressé. Je repris un air naturel avant de lui répondre.

« Ouais, ça s'est pas si bien passé que ça. Les filles se sont encore chamaillée..

  • Oh ! Comme je m’y attendais » puis elle se tourna vers les pestes : alors comme ça, vous avez embêté votre frère avec vos histoires. Qu'est-ce que c'était cette fois ?
  • Maman ! Célia a été méchante avec moi, tout ça, car je n'ai pas respecté sa chorégraphie débile. »
  • Quelle parano !
  • Une chorégraphie ? Expliquez-moi tout ».
  • Bah ! Pour l'école, on doit organiser un ballet et comme Julia n’a trouvé personne pour constituer un duo, je me suis portée volontaire. Mais je n'aurais pas dû, elle n'en fait qu'à sa tête. Ça m'énerve.
  • Je respecterais ta danse si elle n’était pas aussi pitoyable.
  • Redis ça sale gosse. Et je t'encastre dans ton siège.
  • Ta danse est pitoyable.

Célia empoigna les cheveux de sa sœur et tira. L’autre tenta de lui griffer le visage avec ses ongles pointus, les cris résonnèrent me rendant sourd. J’allais péter un câble si elles n’arrêtaient pas. Ma mère restait calme. Mais si jamais l'une d'elles cassait une vitre, le tonnerre gronderait.

« VOS GUEULES ! » criai-je

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