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Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants...

C’est à ça que je pense en regardant Max.

La route longe la côte.

Il conduit, concentré sur sa trajectoire, silencieux.

Son profil se découpe sur la mer et le ciel, bleus tous les deux, ce n'est pas si souvent ici.

Si j'étais morte dans cette poubelle, il aurait été l'homme de ma vie. J'aurais peut-être été la femme de sa vie, mais il aurait fini par me remplacer. On ne peut pas vivre qu'avec des fantômes.

Je ne suis pas morte. 

Max se tourne vers moi et me sourit tendrement. J’ai l’impression de voir la mer à travers l’azur de ses yeux.

Il est l’homme de ma vie, je n’en ai aucun doute.

Mais.

Mais Luc a survécu.

Et Luc veut me voir.

 Je me tourne de l'autre côté et je ferme les yeux.

Je repense au jour de l'attaque. Le matin, quand j'ai rejoint le camp. Les reproches. Les non-dits. Le bla-bla moralisateur de Jo. Je sais bien qu'il avait raison. Nous étions un groupe. Je n'avais pas le droit de vivre ma vie comme ça. Mais j'étais revenue...

Le repas, tous ensemble. Sans alcool, sauf une bouteille de Bordeaux que nous avons partagé. Pas de quoi se saouler la gueule, mais "Celle-là, les Russes ne l'auront pas !!"

Et puis le retour aux chambres, avant le départ !

Cette boule brulante dans le bas de mon ventre.

Une envie bestiale, primaire qui montait en moi depuis le matin mais que j’avais refoulé, refusé d’assouvir avec Maxime.

Alors Luc...

Il sortait de la douche quand j'ai poussé la porte de sa chambre sans frapper. Je ne lui ai pas laissé le temps de se rhabiller.

Ce fut bref, intense, animal, brutal presque. 

Inoubliable !

Je l’ai abandonné sitôt apaisée.

Je suis restée longtemps sous la douche que j’aurais voulu brulante mais qui était tout juste tiède.

                                                                             * * * *

Nous sommes arrivés.

-Vous avez rendez-vous à la cafétéria... Tu veux que je t’accompagne ?

-Non, je préfère être seule...

-Il ne ressemble plus à …

-Je sais, tu me l’as déjà dit, il est défiguré... Si je ne le reconnais pas, il me reconnaitra... 

-Je... Bon... A tout à l’heure... Je serais dans le coin...

Il est assis au fond, contre la fenêtre, il regarde la mer. De dos.

Sa tête... parmi les chairs brulées quelques mèches blondes ont survécu. Elles ressemblent à des volutes de fumée qui s’échapperaient par des failles infimes de son crane en ébullition. 

Il m’entend. Il se retourne. Je l’ai surpris.

Son visage... Il n’a plus de visage. Son œil droit est à moitié fermé. Le gauche, au contraire n’a plus de paupières et parait immense. Son nez : seulement les deux narines béantes. Ses lèvres atrophiées laissent voir ses dents. Rapidement, il ajuste une espèce de voilette qui lui masque le bas du visage.

Mais je l’ai reconnu : C’est lui, le diable qui m’a volé un baiser quand j’étais dans le coma.

Il est passé par la filière Berckoise, lui aussi...

Je suis tétanisée. Je le regarde fixement ajuster une paire de lunette de soleil.

-Merci de ne pas baisser les yeux...

 Il a l’élocution difficile et la voix rauque d’un vieux fumeur. Il me fait signe d’approcher.

Je m’assieds en face de lui.

Dans le couloir, Max qui m’a suivi se retourne et s’éloigne.

Je suis assise en face du monstre de mes cauchemars et je ressens une infinie tendresse pour lui.

Je regarde mon reflet dans ses lunettes. Il me regarde sans doute aussi...

Je ne sais pas quoi dire. C’est lui qui rompt le silence de sa voix d’outre-tombe.

-Je suis heureux que tu t’en sois sortie.

-Moi aussi... Je veux dire, moi aussi je suis heureuse que toi, tu t’en sois sorti.

-Le docteur dit que quand la guerre sera finie, on pourra faire de la chirurgie esthétique. Je suis bien obligé de le croire, ce serait trop dur autrement...

-Pourquoi il mentirait...

-Pour me remonter le moral, parfois, les anti-dépresseur ne suffisent pas.

-Je... Ça aurait été différend, si je n’étais pas partie avec la voiture ?

-Oui... Tu serais morte... Mais pour nous, ça n’aurait rien changé. Je t’attendais derrière la camionnette. Quand tu es partie, j’ai tué le troisième gardien. Les quatre du poste principal aussi : comme au casse-pipe : vlan, d’une seule rafale. Et j’ai rejoint les autres. Le bâtiment brulait déjà. Les civils fuyaient en courant. On aurait pu se mêler à eux et on s’en serait probablement sorti...

Mais c’était pas le plan. C’est dans les jardins que ça a merdé. Je ne sais pas d’où sortaient les soldats mais ils nous attendaient... On s’est repliés dans le palais en feu.

C’est là que j’ai ouvert une porte... Les flammes couvaient derrière... Comme une explosion, j’ai tout pris dans la gueule.

Quand j’ai repris conscience il faisait nuit. Les pompiers intervenaient. C’est eux qui m’ont sorti de là. Ils m’ont fait passer pour un des leurs, blessé pendant l’incendie.

J’ai été un héros ! J’ai même reçu la visite du ministre de l’intérieur pendant que j’étais plongé dans le coma !

Et puis, la rumeur, l’enquête... Quand j’ai repris conscience, J’ai été évacué vers Berck...puis ici.

Les représailles ont été terribles : la caserne des pompiers a été rasé. Ceux qui ne sont pas mort sont en prison.

Il aurait peut-être mieux valu que j'y reste.

A Berck, j’ai appris que tu étais vivante, toi aussi. Il y a toujours des gens qui parlent trop...

Mais c’est pour ça que je suis encore vivant : parce que tu es vivante : tous les jours, je pense à toi !

Il a pris mes mains et il se tait, épuisé d’avoir tant parlé.

-Elise, je ne pourrais jamais oublier ce que nous avons fait tous les deux, ce jour-là. Je ne pourrais jamais t’oublier.

-Léa, je m’appelle Léa...  Moi non plus... Mais...mais c’était juste mon corps qui en avait besoin. Mon cœur appartient à Maxime... Je... ça n’aurait jamais dû arriver...Je...

-Moi, c’est toujours Luc, celui que j’étais avant est mort, définitivement mort ! 

Il reste silencieux. Il reprend son souffle

Sa voilette s’est décrochée. Il essaye un sourire. Je relève ses lunettes. Au coin de son œil droit, perle une larme.

-Ce sera juste un souvenir alors. De ceux qui permettent d’avancer... Merci. Merci de ta franchise... Merci d’être là... 

Il met sa main contre ma main, paume contre paume, doigts contre doigts, comme posée sur un miroir.

 Je n’ai pas le droit de me plaindre. Il a la force et l’énergie en lui malgré ses blessures et je sens cette force et cette énergie qui passent en moi. Mes plaies et mes souffrances ne sont que des petits bobos insignifiants.

Nous restons longtemps, comme ça, à nous regarder en silence.

Je pense à ce baiser volé... sans colère ni rancune. Peut-être, j’aurais fait pareil à sa place, sans doute... 

Lui, je ne sais pas où vagabondent ses pensées.

Il dit : Il faudrait peut-être que tu y ailles ? C’est dangereux de rester ensemble.

Je ne sais pas s'il parle de la police qui nous cherche ou de ce qu’il pourrait arriver entre nous.

Alors je me lève, je me penche vers lui et je dépose un baiser sur ses lèvres meurtries.

-Je te rends ton baiser... merci...

-Je... Tu étais réveillée ? Je...

-Non, sans doute que non...mais je m’en souviens...

Et je pars sans un mot.

-Léa !

Je pourrais faire semblant de ne pas avoir entendu, et continuer mon chemin, tant sa voix est faible mais je me tourne vers lui.

-Ecoute toujours ta petite voix, elle ne se trompe jamais. Et si elle te parle de moi...

Je lui envoie un baiser du bout des doigts et je sors sans me retourner.

J’ai retrouvé Max sur la plage, assis face à la mer. Je me suis assise à côté de lui.

-Alors ?

-Alors rien... On rentre.

Le soir, sans penser une seule seconde à Luc, j'ai fait l'amour à Maxime, de tout mon cœur et de tout mon corps.

Ce sera l'homme de ma vie !

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