7. Page de garde
Tenaillée par l’excitation, Adeline se rendit en ville sans plus tarder. La vision si proche du professeur Sorel et de ses yeux pétillants déclencha quelque chose chez elle, comme une envie folle de travailler et une confiance absolue en son conseil. Elle chercha rapidement sur son téléphone la papeterie la plus proche, et couru presque dans sa direction une fois descendue du bus. Seulement, dès qu’elle posa le pied à l’intérieur, elle fut ébahie : face à elle, une quantité innombrable de carnets, de cahiers, de classeurs, de feuilles en tous genres… Elle n’avait pas noté cet endroit, mais elle serait sûre de revenir dès que l’occasion se présenterait.
Parcourant les rayons au pas et analysant les carnets un par un, Adeline se sentait perdue. Tellement de choix s’offraient à elle. Après tout, elle n’avait pas encore décidé quel serait le thème de son grimoire. Evidemment, il porterait sur les plantes, mais quelle serait la trame principale, le sujet qui lierait tous ces végétaux entre eux ?
Les cahiers avaient été soigneusement rangés et triés par thème. Lorsqu’Adeline arriva dans le rayon « plantes et nature », elle eut le sentiment de se rapprocher de son but. Ici, elle vit un carnet décoré de sublimes fougères vertes, bleues et violettes sur un fond noir, mais les pages étaient pourvues de lignes trop épaisses pour être élégantes. Là, elle aperçut un petit cahier orné d’une couronne de fleurs estivales, ne contenant que quelques pages, à peine une quarantaine. De ce côté, il y en avait un affichant une oasis entourée d’animaux et de cactus, mais les pages teintées en vert n’étaient pas du goût d’Adeline.
Soudainement, en tournant la tête, elle trouva ce qu’elle était venue chercher. Tel un coup de foudre, elle empoigna ce superbe carnet finement décoré de nombreuses roses rouges recouvrant toute la couverture et la tranche. Il contenait suffisamment de pages joliment colorées d’un jaune très clair, et n’affichait ni lignes, ni carreaux, ni points. Il était parfait. Par la même occasion, Adeline trouva le carnet et le thème : ce serait donc un carnet de roses.
L’attente dans la file de la caisse ne lui avait jamais parue aussi longue, et pourtant, il n’y avait que trois personnes avant elle. Lorsqu’enfin son tour fut venu, elle hésita à lancer ses pièces sur la caissière et partir en courant, mais celle-ci était sympathique et zélée, et sourit en lui tendant sa monnaie. Un agréable sentiment de réussite lui réchauffant la poitrine, elle sortit du magasin, le bonheur dessiné sur son visage.
De retour dans sa résidence étudiante, face à sa porte, la clé prête à être insérée, une main atterrit sur son épaule. C'était celle de Martin, dont le sourire témoignait autant d'allégresse que le regard d'Adeline. Il y eut un bref instant de gêne, comme s'ils ne savaient pas quoi se dire. L'un aurait voulu demander « Pourquoi tu n'es pas venue avec nous ? » tandis que l'autre aurait simplement voulu rentrer chez elle et se mettre au travail. Avec tous les efforts du monde, Adeline prit finalement la parole, en essayant tant bien que mal de dissimuler sa surprise évidente.
– Salut, Martin, sourit-elle. Alors, ce magasin de jeux vidéo, ça donne quoi ?
Des étoiles s'illuminèrent dans les yeux céruléens de son ami. Elles n'apparurent qu'un bref instant, mais leur effet fut le même que celui d'une étincelle. Adeline sauta sur l'occasion, et demanda plus de détails. Elle ne voulait pas dire pourquoi elle avait acheté ce carnet, ni que le professeur lui avait parlé personnellement. C'était comme un petit secret qui ravissait la l'adolescente. Seulement, une fois le récit de Martin bel et bien terminé, il s'interrogea sur la sortie d'Adeline.
– Tu as bien dit que tu ne voulais pas venir avec nous ? Tu as fait quoi, tout ce temps ?
– J'ai lu des articles sur des fleurs, annonça-t-elle nonchalamment en haussant ses épaules découvertes. Quand mon café est devenu froid, je suis rentrée.
Martin murmura un « Oh, je vois. » presque inaudible. Avait-il senti qu'Adeline lui cachait déjà quelque chose, alors qu'ils venaient de se rencontrer ? Non, impossible. Qu'y avait-il à taire, de toute manière ? Adeline s'était simplement approprié un nouveau carnet. Rien de dramatique.
Assise devant son bureau bien trop petit pour elle, Adeline hésitait.
Comment procéder ? Que mettre dedans exactement ? Est-ce que ce carnet serait vraiment utile ? Et si le professeur s'était moqué d'elle ? Et si... Adeline se posait bien trop de questions, et elle le savait. Elle chassa ces pensées d'un revers de la main et d'une délicieuse tasse de thé aux fruits rouges. Assise à son bureau, son mug lui rechauffant la paume de la main, elle regardait son nouveau carnet. C'était une drôle de scène. Dans son esprit, tout un tas d'idées fusaient, mais aucune ne l'avait suffisamment titillée pour lui donner l'inspiration. Et puis, aussi soudainement que violemment, elle fut parcourue d'un frisson d'énergie, comme un éclair frappant son cerveau. Elle fut prise d'un soubresaut et manqua de tomber de sa chaise en fouillant sa trousse à la recherche d'un crayon de papier. Une fois l'objet empoigné, elle attrapa une feuille de brouillon au passage et la plaça face à elle.
Le stylo s'était retourné deux, trois, quatre fois dans sa main, tandis que l'autre, plaquée contre la feuille vierge, battait une mesure de son index. Une mélodie d'impatience, d'excitation et de concentration qui sonnait aux oreilles de la jeune étudiante comme un chant libérateur. Elle voulait coucher sa passion sur le papier afin de se souvenir de chaque détail, et de la partager à autrui. Puis, le crayon s'arrêta de tournoyer. Les yeux d'Adeline étaient rivés sur son écran d'ordinateur, et sa tête était légèrement oblique.
Elle avait finalement trouvé.
Elle gribouilla plusieurs lettres dans un style différent, mais aucun ne lui convenait. Carrée, Haute et fine, avec des boucles de partout ou encore en pointillisme : rien de tout cela n'était à la hauteur de ses attentes. Alors, elle décida d'écrire tout simplement, de sa police d'écriture banale mais soignée, avec son feutre noir favori. Après avoir écrit les quelques mots qui résonnaient dans sa tête, elle tendit le bras et fit glisser un petit étui décoré d'adorables hiboux jusqu'à elle. Dans celle-ci se trouvait, méticuleusement alignés, une quinzaine de feutres fins rangés selon un dégradé très agréable à regarder. Ainsi, il était si simple de trouver la couleur idéale.
Elle traça des traits maladroits, avant de les renforcer par une fine ligne d'un élégant marron, dans le but de former un cercle aux bords imprécis. De là, elle ajouta des touches de couleur : du rose, du rouge, du orange... Uniquement des couleurs chaudes, pour rappeler l'intense carmin de la couverture. Lorsque les nombreux points présents ne se distinguaient plus, Adeline prit le carnet par ses extrémités et tendit les deux bras en face d'elle. La lumière venait illuminer les pages déjà jaunies, et faisait briller l'encre qui n'avait pas encore séché. Un sourire se dessina sur le visage de la jeune fille : elle était satisfaite de son travail.
Ainsi, en si peu d'efforts, la page de présentation de son travail de recherches avait vu le jour. Elle arborait une couronne de fleurs équilibrée et chamarré. Les petites roses dessinées sobrement entouraient le cercle et semblaient danser autour des trois mots inscrits d'un noir pénétrant : « Histoire de Roses ».
Enfin.
Enfin, elle était prête.
Enfin, elle pouvait commencer ses recherches scientifiques et personnelles.
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