12. Expérimentation
Depuis cette fameuse collision dans le couloir avec le professeur Sorel, suivie de la suggestion de Juliette, Adeline ne savait plus où donner de la tête. Elle remarquait désormais le moindre petit détail dans les gestes ou les paroles de ses prétendants, et s’imaginait tout un tas de scénarios qui l’empêchaient de s’endormir paisiblement. Lorsque ses joues n’étaient pas rouge pivoine, c’était que le vent d’automne les rafraîchissait. Bientôt, celui-ci apporterait les flocons et le givre matinal, installant une ambiance festive et magique sur le campus.
Néanmoins, Adeline devait bien se confronter à ses potentiels prétendants de temps à autres, laissant libre court à son imagination et tentant de contrôler son cœur qui s’emballait pour un rien. Les moments les plus stressants furent finalement ceux où elle retrouvait Raymond en compagnie de ses deux amis, dans le but de peaufiner leur projet de recherche. Les regards que lui lançait le professeur lui semblaient emplis de compassion… peut-être un peu trop, tandis qu’à côté d’elle, Martin paraissait bouillonner de rage.
Comme pour se convaincre, Adeline se répétait que tout ceci sortait de son imaginaire, que son ami s’inquiétait simplement pour elle, que Juliette lui avait juste fait une blague comme à son habitude, que Raymond la soutenait comme n’importe quelle autre élève.
Et pourtant.
Finalement, le jour tant attendu se leva. Malgré la pluie fouettant son visage et le vent faisant virevolter sa queue de cheval, Adeline se rendit en salle de travaux pratiques d’une bonne humeur inébranlable. Elle ne savait pas encore ce que lui réservait cette journée, et c’était justement ce qui était si excitant.
Une fois chaque blouse enfilée, les élèves s’installèrent par groupe prédéfinis et attendirent patiemment qu’un professeur leur dise quoi faire. L’un des deux tuteurs était déjà dans la salle avant tout le monde : il s’agissait de Sylvain Kehani. Un homme excellant dans son métier, fasciné par tout ce qui touche au monde végétal de près ou de loin, ayant toujours une solution pour chaque problème. Son seul souci à lui, c’était la sociabilité, ce qui en faisait un piètre professeur. Malgré tout, si l’élève posait la bonne question, il n’hésitait pas à partager son savoir, et ne savait jamais quand s’arrêter de parler. Assis sur son tabouret, le nez collé à son téléphone, il n’osait lever la tête sur la vingtaine d’yeux curieux qui le dévisageaient.
Pile au moment où l’aiguille de l’horloge indiquait l’heure de début du cours, Raymond fit son entrée de sa démarche toujours aussi irréprochable, sa sacoche fermement tenue sous son bras gauche. Il salua d’un mouvement de tête les quelques étudiants qui lui lancèrent un sourire, faisant briller ses mèches noisette couvertes de fines gouttes de pluie. Il se dirigea vers le bureau central et déposa ses affaires, ne laissant derrière lui que quelques chuchotements. D’une manière presque théâtrale, il se retourna et sourit à sa classe.
– Bonjour à tous, commença-t-il en s’appuyant contre le bureau et en se frottant les mains. Avant que chaque groupe ne commence sa manip’, nous allons passer pour débriefer une dernière fois votre programme. Pendant le temps où vous ne faites rien, faites quand même quelque chose, plaisanta-t-il en se redressant sur ses deux pieds. Vous pouvez terminer vos derniers calculs, vérifier la liste de matériel et commencer à préparer vos paillasses. Au boulot ! lança-t-il en frappant ses mains.
Par pur hasard, Sylvain décida de prendre en charge la moitié droite de la classe, ce qui obligea Raymond à superviser les quatre autres trinômes. Parvint-il à dissimuler sa surprise lorsque le premier groupe vers lequel il se dirigea était celui d’Adeline ? Pour ce qui était de la jeune étudiante en tous les cas, il fut difficile pour elle de ne pas s’agiter. Les mains croisées fermement appuyées sur ses cuisses, elle attendait aussi patiemment que possible l’arrivée de son professeur adulé. Les yeux fixés sur sa feuille, elle se rendit compte qu’elle n’appréhendait pas la manipulation qu’elle s’apprêtait à exécuter, mais bien la rencontre avec Raymond. Aujourd’hui, elle voulait lui prouver que ce sujet l’intéressait plus que tout, plus que quiconque. Et pour cela, elle devait parler avec assurance.
Soudainement, elle se leva et planta son regard dans celui du professeur Sorel. Celui-ci pensa qu’elle prenait tout trop à cœur, puis il se ravisa et se dit que c’est une qualité valorisable. Il lui sourit chaleureusement et posa une main sur la table avant de l’inviter à prendre la parole. Adeline hésita un instant, jeta un rapide coup d’œil à sa feuille et prit sa respiration.
– Voilà, nous voulons vérifier l’effet calmant de la Rosa Gallica. Nous allons donc utiliser différentes solutions…
Alors qu’Adeline répétait avec perfection le résumé de son dur labeur, le visage de Raymond s’adoucit de plus en plus. Il avait visé juste. Cette élève était réellement passionnée, peut-être même plus que lui. Un court instant, il se vit lui-même alors qu’il avait proposé la fleur du diable comme sujet d’étude. Il avait passé quelques années sur ce spécimen, et n’avait cessé de découvrir de nouveaux éléments.
Tandis qu’Adeline termina sa présentation, son professeur replaça une mèche folle derrière son oreille d’un geste élégant et raffiné. Il souffla « C’est bien. » avant d’afficher un sourire bienveillant. Il tapota deux fois la table et sembla se figer un temps avant de faire demi-tour d’un pas dansant. Adeline le remarqua à peine. Elle se sentait soulagée et fière, il était finalement l’heure pour elle de mettre en œuvre son projet.
* * *
En sortant de la salle, les élèves étaient mitigés entre la fatigue dû aux longues heures passées, la joie que celles-ci soient terminées, et la frustration de ne pas connaître leurs résultats. Les deux professeurs s’étaient sont montrés tout à fait intègres et inexpressifs tout au long de la manipulation. Sorel avait arpenté la pièce, les mains croisées dans le dos, et analysé le moindre mouvement de étudiants, tandis que Kehani les avait scrutés depuis son bureau.
Ce dernier se chargea de récupérer les comptes-rendus, posté devant la porte grinçante. Lorsqu’il les eut tous dans les mains, il les déposa sur la table centrale avant de remballer ses affaires et de s’éclipser comme un voleur. Raymond, de son côté, n’était pas pressé. Il prit donc un instant pour jeter un coup d’œil aux copies. Il les feuilletait paisiblement jusqu’au moment où il vit celle du groupe de cette jeune élève studieuse et passionnée. Adeline, Juliette et Martin. Quel drôle de trio. Leur compte-rendu était parfaitement organisé, présenté et complet. Leur manipulation était une réussite, et leurs résultats concordaient avec leur hypothèse.
Sans plus attendre, il empoigna son stylo rouge fétiche et inscrit une note tout à fait juste et impartiale.
Selon lui, du moins.
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