Chapitre 1 : Boulden, de nos jours. (2/2)

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Une main se leva, trop vite pour qu’il identifie son propriétaire. Quelques tösihons[1] après la femme porta l’enchère à deux cent cinquante cels.

— Deux cent cinquante cels pour la belle dame devant moi, qui dit mieux, qui ira jusqu’à trois cents ?

— Deux cent cinquante-cinq cels.

— Deux cent cinquante-cinq cels, personne ne propose mieux ? Il s’agit d’une princesse tout de même.

— Deux cent soixante cels, annonça la femme.

— Deux cent soixante-cinq cels, lança son adversaire après un instant d’hésitation.

En revanche, il n’y eut aucune hésitation quand l’inconnue monta à trois cents. L’autre surenchérit aussitôt.

La curiosité du marchand était éveillée, il voulait connaître l’identité de cette femme et il se mit à espérer qu’elle avait les liquidités nécessaires pour gagner la vente. Il avait été bien prompt à l’éliminer des acheteuses potentielles. Ni elle ni son adversaire ne semblaient compter à la dépense. Peut-être envisageait-elle de vendre son rubis qui valait bien dix fois cette somme. Bientôt, les cinq cents cels furent atteints puis dépassés. Tout le monde retenait son souffle à ce qui de toute évidence ne représentait plus une vente, mais un duel.

Ils approchaient des mille cels. Il était au bord de la syncope. La meilleure vente de la journée sans que ses complices aient à intervenir pour faire monter artificiellement les enchères. Et tout ça pour une simple paysanne, un peu de henné et un bijou en faux or d’un quart de cel. Jamais il n’avait fait une aussi bonne affaire.

Les mille cels furent atteints. C’était la voix masculine qui avait annoncé l’offre. L’inconnue hésita quelques vinsihons[2]. Le vendeur espérait qu’elle allait encore monter, mais il était persuadé qu’elle arrivait à la fin de ses possibilités, qu’elle ne pouvait plus aller plus haut.

— Mille cent cels, annonça-t-elle enfin.

Il interpréta l’ombre qui passa dans les yeux bleus. Elle bluffait, elle n’avait pas la somme. Son compagnon se pencha vers elle et lui murmura quelque chose à l’oreille. Elle le repoussa.

— Tu prends de bien gros risques, belle inconnue. Tu sais ce qu’il en coûte de proposer plus que ce que l’on possède.

— J’en suis parfaitement consciente, répondit-elle d’une voix claire.

— Parfait, conserves-tu ton offre ou te rétractes-tu ?

Elle réfléchit un instant.

— Je n’ai pas la totalité de cette somme sur moi, je peux avoir le reste dès demain, dit-elle enfin.

— Tu connais la règle. L’achat doit être réglé immédiatement après la vente. Sinon la transaction n’est pas valable.

— Un jour de délai seulement, le temps que les banques ouvrent leurs portes. J’ai un crédit suffisant dans la banque de Nasïlia.

— Désolé, mentit-il.

Elle se concerta un moment avec son compagnon. De son étal, il n’entendit pas ce qu’ils se disaient. Cependant, la réaction du jeune homme était révélatrice. Il n’aimait pas ses paroles. Elle releva la tête vers le marchand d’esclaves.

— Comme ça au pied levé, je ne peux pas disposer de plus de mille cels, dit-elle enfin, je n’avais pas prévu que les enchères monteraient aussi haut.

— Tu abandonnes donc ?

— Non, j’y rajoute juste autre chose en paiement.

— Et quoi donc ? Une reconnaissance de dette. Je ne peux pas les accepter.

— Une nuit avec moi.

— Une nuit ? Pour quoi faire ?

— Laisse toute liberté à ton imagination.

Elle ôta le voilage qui lui masquait le bas du visage, révélant des traits magnifiques et une bouche peinte en rouge à la façon des femmes de la Hanse. Il y avait autre chose de plus remarquable encore. Le regard du négrier se posa aussitôt sur les lignes dorées en volutes sur ses joues et aux petits diamants bleus incrustés dans la peau. Le rubis qu’elle portait au front n’était pas un bijoux. Il faisait partie d’elle-même, comme toutes les pierres de son corps. Aussitôt, il la reconnut. Un tel visage était célèbre chez les négriers. Avant Boulden, c’est l’Orvbel qui avait contrôlé le trafic d’esclave. Et cette femme en avait été la reine, il y a longtemps, vingt ans presque. Il ignorait tout de son peuple d’origine, peut-être provenait-elle du Sangär, tant le dessin sur son visage rappelait leur style. Se portait-elle au secours d’une compatriote ? N’avait-elle pas reconnu une paysanne étrangère ? Ou était-ce la coutume de son peuple qui mettait un point d’honneur à traiter comme Sangären toute personne présentée comme telle afin de ne jamais perdre la face en public ? Si elle appartenait bien à cette race dégénérée.

— Je te connais, dit-il enfin, tu es celle que l’on appelait Serlen, l’ancienne reine d’Orvbel.

— Serlen est morte quand la dynastie d’Orvbel a été détrônée, répondit-elle.

Il l’avait entendu dire en effet. Toutefois, personne n’avait pu montrer son cadavre.

— À faire de fausses enchères, tu risques de te retrouver esclave ou putain.

— Que serait la vie sans risque ?

Un bien petit risque, se fit-il la remarque. Avant d’être reine, elle avait été esclave royale. Elle savait ce que c’était que d’être forcée à coucher avec un homme que l’on ne supportait pas. Que représenterait une nuit avec lui après un tel entraînement ?

— Un discours que j’aime entendre de la part d’une jolie femme, reprit-il. Mais en dehors d’un goût commun pour le plaisir, qu’as-tu donc à m’offrir que je n’aie déjà ? Ça fait déjà vingt ans que j’ai entendu parler de toi. J’ai des tas d’esclaves expérimentées et bien plus jeunes dans mon harem.

— Certainement. Par contre, je doute qu’elles aient mon expérience. Et est-ce le corps d’une vieille femme ?

Elle laissa tomber sa houppelande, révélant une grande part de son anatomie. À sa vision, un brouhaha monta de la foule.

Non, ce n’était pas le corps d’une vieille femme. Elle portait un pantalon ample en soie et un corsage également bouffant qui lui laissait la taille et les épaules nues. Une taille fine et mince que l’esclavagiste aurait presque pu enserrer dans ses mains. Sa chevelure dorée lui descendait jusqu’à la taille. À l’exception de sa taille, très inférieure à la moyenne, elle était le genre de femme qu’il aurait bien mise dans son lit.

Elle paraissait loin de l’âge qu’elle avait, à moins que sa célébrité soit plus récente qu’il ne le croyait. Non! Il allait bientôt atteindre la trentaine et Serlen était déjà connue quand il était adolescent. Elle avait réellement quelques années de plus que lui. Et pourtant, elle ne portait aucun des stigmates liés à l’âge. Elle avait une peau lisse et sans défauts, aucune ride, aucune marque indiquant qu’elle avait enfanté, aucun relâchement des chairs. Rien hormis de rares cheveux gris qui se remarquaient à peine dans sa chevelure blonde et quelques ridules au coin des yeux.

Le plus remarquable n’était cependant ni sa beauté ni sa jeunesse apparente, mais le signe distinctif qui l’avait rendue célèbre. À l’instar de son visage, toutes les parties visibles de son corps étaient brodées de fils d’or et incrustées de pierres précieuses. Il y en avait de toutes les tailles et de toutes les couleurs, même si aucune n’excédait la taille d’un noyau d’olive. Pour autant qu’il puisse en juger, seule la face interne de ses mains semblait épargnée. L’ensemble ne semblait pas disposé au hasard, malheureusement les vêtements l’empêchaient d’apprécier le motif.

Un instant, il fut tenté d’accepter son offre, il n’était qu’un homme après tout, avec des pulsions. Jusqu’alors, il l’avait toujours considérée comme une légende. Savoir qu’elle existait réellement excitait sa curiosité. Et il se demandait quel effet cela faisait de la caresser, de laisser courir ses mains sur cette peau douce constellée de diamants piquants et durs. Avaient-ils pris la chaleur de son corps ou étaient-ils restés froids comme la pierre ? Il se reprit vite. C’était un professionnel et il n’allait pas se laisser amadouer par un joli minois, aussi exotique fût-il.

— Je suis désolé, dit-il enfin, tu ne me proposes rien que je ne puisse m’offrir pour quelques pièces d’or. Quant à tes bijoux, ce n’est rien de plus qu’un tatouage un peu exotique qui ne justifie pas la somme que je perdrais à accepter.

— Pourtant il y a là une plus grande fortune que tu n’en as jamais possédé de toute ta vie.

— Je sais aussi qu’on ne peut pas te les enlever sans te tuer et tu n’es pas facile à tuer. Ceux qui ont essayé et sont morts sont trop nombreux pour que je tente ma chance.

— Comme tu voudras.

Elle n’insista pas. Elle aussi connaissait son métier. Elle savait qu’il ne reviendrait pas sur sa décision. Le jeune homme la recouvrit de sa houppelande. Elle la relaçait quand il l’interpella une dernière fois.

— Je resterais bien sûr à ta disposition si tu veux un homme d’expérience pour corser les plaisirs avec ton jeune amant.

Aussitôt ses paroles prononcées, il sut qu’il avait dit une bêtise. La ressemblance entre la femme et le jeune homme lui fit comprendre aussitôt les lien qui les unissaient. Bien que sa légende n’en ait jamais fait mention, elle avait l’âge d’avoir un fils. Vu sa jeunesse, il avait été loin d’imaginer ce dernier en adulte ; et pourtant il ne pouvait être que cela, ou un jeune frère. Il hésita entre les deux solutions et finit par pencher pour celle du fils, à condition qu’elle l’ait eu très jeune. Le couple ne sembla pas relever sa remarque stupide et quitta la place en silence.

Il les regarda se frayer un passage à travers la foule, éconduisant sans violence les rares hommes qui osaient l’aborder. Un bref instant, il regretta presque d’avoir rejeté son offre. Un bref instant seulement. Puis il se souvint que son bref passage sur le trône d’Orvbel avait signifié la fin du trafic d’esclave dans cette ville. Voulait-elle réitérer le coup en Boulden ? Elle lui sembla moins sympathique tout d’un coup. Qu’importe après tout. Ce n’était pas son problème, mais celui du prince. Il détourna le regard. Il était temps de retourner à ses affaires. Il était pressé de livrer cette jeune paysanne. L’ancienne reine, cette fameuse Serlen – si cela était bien son vrai nom – avait trop investi dans cette vente. On ne propose pas son corps si on ne compte pas aller jusqu’au bout. Elle partait, apparemment résignée. Néanmoins, il était persuadé qu’elle n’en resterait pas là. Il ignorait de quels moyens elle disposait. Tant qu’à faire, il préférait que ce soit l’acheteur plutôt que lui-même qui l’ait pour adversaire.

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[1] tösihon : 5e division temporelle, 1/12e de vinsihon soit environ 1/2 secondes.

[2] vinsihon : 4e division temporelle. 1/12e de stersihon, soit environ 5 secondes. Les autres unité de temps sont - en durée approximative - le monsihon (2h30), calsihon (15min), stersihon (1min10s), chacune séparée de la précédente par un rapport 12. Un jour comprend 12 monsihons.

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