Chapitre 3 : Gué d’Alcyan, 20 ans plus tôt.

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La porte de la ferme s’ouvrit, laissant le passage à une jeune fille au cœur de l’adolescence. Comme tous les matins, Deirane allait à la rivière chercher l’eau pour le repas. Pour ses sœurs il s’agissait d’une corvée, pas pour elle cependant. Elle prenait même du plaisir à l’accomplir. Pas à soulever et à transporter deux lourds seaux pleins d’eau, bien sûr. Surtout quand leur contenu risquait de lui brûler la peau si elle le renversait sur elle. Cela lui permettait de s’échapper un instant de l’étouffant cocon familial. Non pas qu’elle fût malheureuse, au contraire, seulement il était… étouffant. C’était son moment de liberté à elle. Sa famille avait vaguement compris que cela lui était nécessaire et le respectait. Uniquement par ce qu’il n’y avait rien de répréhensible et qu’elle faisait correctement son travail par ailleurs.

Le moment entre tous qu’elle préférait était celui où elle se regardait dans le miroir formé par la surface immobile du petit lac. Elle se trouvait jolie. Et le fait est qu’elle l’était. Les traits réguliers, légèrement ovales, les yeux bleus tirant sur le gris, entouré d’une cascade de cheveux blonds et fins, une bouche fine et souriante, un petit nez droit qui plissait facilement. Deirane était très belle, et pas uniquement de visage. Jeune fille de dix printemps[1] son corps souple et mince d’adolescente promettait une femme d’une grande beauté d’ici quelques années. D’ailleurs, les garçons s’intéressaient sérieusement à elle, au grand dam de son père.

Son père, un homme sévère, mais juste lui faisait un peu peur avec ses manières bourrues. Elle l’adorait pourtant. Il n’avait jamais levé la main sur elle, même pas pour lui donner une gifle quand elle faisait une bêtise. Et elle en avait commis pourtant. Sa jeune sœur avait participé à la plupart.

Tiens sa jeune sœur, parlons-en de cette petite peste. Elle était comme toutes les jeunes sœurs, parfaitement idiote, ne connaissant rien aux préoccupations des grandes – compliment que sa sœur lui retournait pour sa futilité – elle l’avait dénoncée plus d’une fois. En fait, la seule personne qui lui manquerait vraiment, si elle était séparée des siens, était son plus jeune frère, un gamin espiègle qui l’adorait. Il faisait tout ce qu’elle demandait et elle en profitait un peu. Après tout, c’est le droit d’une grande sœur d’abuser de son petit frère. Et peut-être, à la réflexion, sa sœur aînée aussi lui manquerait.

Donc ce jour-là, jour comme les autres, Deirane descendait joyeusement vers la rivière. Elle avait pris les deux seaux accrochés à l’appareil qui purifiait l’eau des poisons qu’elle contenait et se rendait d’un pas alerte vers le lac en contrebas de la colline. Elle posa ses seaux et s’accroupit dans l’herbe de la rive pour admirer son reflet. Elle palpa le contour de son visage, ajusta sa coiffure, dégrafa son corsage dénudant la naissance de ses seins et regarda l’effet produit. Elle n’était pas pleinement satisfaite de sa silhouette. Elle trouvait sa poitrine trop menue et sa silhouette un peu filiforme. Sa mère et sa tante lui affirmaient souvent qu’elle était encore jeune, qu’elle s’étofferait bientôt, elle avait du mal à les croire en se regardant dans le miroir de la surface.

Du coin de l’œil, elle repéra un mouvement derrière un buisson. Très certainement Jeten, le fils du boulanger de la ville, en fait le village d’une dizaine de maisons dont dépendait la ferme. Cela faisait plusieurs jours qu’il l’espionnait. Il se croyait discret, il s’était d’ailleurs vanté de ses talents de scouts, allant jusqu’à dire qu’il avait du sang d’elfe. Le pauvre, s’il avait su à quel point il était visible, il en aurait fait une jaunisse. Aucun citadin ne pouvait rivaliser avec une fille de la campagne. Et puis, même une ignorante comme elle savait que les vaches ne pouvaient pas se croiser avec des moutons, les chiens avec les chats et les elfes avec les humains.

Amusée, elle décida de lui secouer un peu le sang. Elle défit encore quelques lacets de son corsage et l’écarta bien, sans aller jusqu’à se dénuder. Puis elle se pencha au-dessus de l’eau. S’il se trouvait bien à l’endroit où elle le pensait, il allait faire une syncope. Et peut-être cela déciderait-il ce grand nigaud à venir la rejoindre. À chaque fois qu’elle s’était retrouvée isolée avec lui, elle avait tout fait pour l’inciter à lui faire la cour. Malheureusement, il n’avait pas l’air d’avoir compris ce qu’elle désirait. Les garçons pouvaient être si stupides parfois.

Enfin, celui-ci était si mignon qu’elle était prête à presque tout lui pardonner. C’était le plus mignon de tous les garçons des environs. Ce n’était pas dur, c’était le seul de son âge. Remarquez, elle n’avait pas beaucoup de rivales non plus. Cela faisait des années qu’on savait qu’ils se marieraient un jour. Ce n’était pas faire preuve de divination, il suffisait de savoir compter jusqu’à deux pour le comprendre.

Enfin, le benêt sortit de sa cachette. Il avait fallu mettre le paquet. Elle était quand même surprise que ça ait aussi bien marché. Elle se releva, l’attendant. Il s’arrêta à quelques pas d’elle, soudain timide.

— Bonjour, dit-il gauchement.

— Ça fait longtemps que tu m’espionnes comme ça ? demanda-t-elle sur un ton de reproche.

— Je passais juste.

La bonne excuse, à l’aube, il passait juste ici. Il ne savait pas mentir, à la réflexion cela ne semblait pas un mal pour l’avenir.

— Et tu passes « juste » combien de fois par semaine ?

— C’est la première fois, protesta-t-il faussement.

— Ce n’était pas toi hier aussi ?

— Ce n’était pas moi.

— Tu es sûr ?

Le sourire qu’elle lui lança lui fit comprendre qu’elle n’était pas fâchée. Il se rasséréna un peu. Ses yeux quittèrent le visage de la jeune fille. Le regard qu’il coula alors sur son décolleté largement ouvert lui fit piquer un fard. Ce qu’elle pouvait se permettre à cent cinquante perches[3] de distance était franchement indécent aussi près. Elle entreprit de le relacer.

— Non, dit-il soudain.

Elle sursauta quand il avança la main. En même temps, elle attendait, fébrile. Il allait la toucher, peut-être même l’embrasser. Au dernier moment, la main retomba.

— Excuse-moi, dit-il.

Il fit demi-tour pour s’éloigner. L’idiot. Elle se lança à sa poursuite.

— Attends, cria-t-elle.

Il s’arrêta et se retourna.

Elle lui tendit la main, un sourire encourageant éclairait son visage. Incrédule, il hésita un long moment avant de la prendre. Avec lenteur, elle la porta délicatement à sa poitrine. Il n’osait y croire. Intimidé, il n’osait serrer le sein offert à ses caresses. Même à travers le tissu il sentait sa chaleur. Ce n’était pas à ça qu’il s’attendait. En fait… il ne s’attendait à rien du tout. Son imagination était loin de lui avoir donné une idée de la sensation qui s’offrait à lui. La regardant dans les yeux, il se rendit compte qu’elle était aussi gênée que lui de ce qui se passait. Pourtant, aucun des deux n’aurait voulu être ailleurs.

Deirane prit progressivement conscience d’une cavalcade derrière elle. Cela faisait quelques tösihons[2] que le bruit durait, elle venait juste d’y faire attention. Ce fut l’expression effrayée de Jeten qui l’incita à se retourner. Un homme sur un cheval fonçait droit vers eux. Pas un humain, un drow, réalisa-t-elle avec horreur. Un de ces êtres sanguinaires et cruels que les feythas avaient créés pour en faire des guerriers.

Elle poussa un hurlement de terreur et fonça vers la ferme. Le cavalier obliqua sa course, lui bloquant le passage. Elle changea de direction, il l’intercepta à nouveau. Elle s’arrêta, totalement terrorisée. La peur rendait ses jambes flageolantes tant elle était forte. Son cœur battait si violemment qu’elle le sentait cogner contre les côtes dans sa poitrine.

Jeten l’avait rejointe et s’était interposé entre elle et le cheval. Le drow les observa longuement. Le regard de l’adolescente se porta sur la monture qui lui semblait plus rassurante que son maître. C’était un pur sang noir, de toute beauté, un étalon remarqua-t-elle. Un drow ne se serait jamais contenté d’un animal châtré. Son harnachement était luxueux, en cuir de la meilleure qualité. Les marques sur la selle indiquaient un seigneur de haut rang. Un seigneur drow, ils avaient la réputation d’être plus civilisés que leurs congénères moins nobles, elle avait peut-être une chance.

Le long visage sombre se fendit d’un sourire rien moins qu’engageant qui lui ôta tout espoir. Comme obéissant à un ordre muet, la monture avança de quelques pas.

— N’approchez pas, ordonna Jeten d’une voix qu’il tentait de rendre ferme.

Le drow se contenta de sourire à son injonction. Le jeune garçon sentit quelque chose couler le long de sa jambe. Sa vessie venait de lâcher. Les mains de Deirane qui se posèrent sur ses épaules, comme pour se cacher derrière lui, lui redonnèrent un semblant de courage. Au moins en apparence.

— Pousse-toi gamin, dit l’inconnu, je ne voudrais pas te faire mal.

— Allez-vous-en, répéta-t-il.

— M’en aller, pourquoi donc ? Je suis chez moi, ces terres dépendent de mes domaines. Aurais-tu l’arrogance de m’interdire de chevaucher chez moi ?

— Ces terres sont à mon père, lança Deirane sans sortir de sa cachette, et dépendent de Gué d’Alcyan, la Charte de Sernos…

— La Charte de Sernos ?

Le drow éclata de rire. Quand il se fut calmé, il reposa son regard sombre sur Jeten. Un rictus lui retroussait les lèvres.

Brutalement, le drow détendit sa jambe. Son pied s’écrasa sur le visage de Jeten qui fut projeté en arrière. Le jeune garçon, hurlant de douleur, porta ses mains à son nez ensanglanté. Le drow fit alors avancer sa monture vers lui, doucement, inexorablement, pour l’obliger à reculer. Un nouveau coup de pied le fit basculer dans le lac.

— Va à Sernos te plaindre au roi, va faire respecter tes droits si tu l’oses, paysan !

Totalement hystérique, Deirane se mit à hurler. Le drow s’avança, elle fit demi-tour et se mit à courir.

Le cavalier la rattrapa. La prenant par sa robe, il la souleva et la posa en travers de sa monture. Elle donna des coups de poings et de pieds pour se dégager. Le cheval maltraité poussa un hennissement de protestation. Le drow la frappa derrière la tête pour la calmer. À moitié assommée, elle cessa de se débattre, ses cris se transformant en sanglots. Le cheval remonta la colline. Au dernier moment, il obliqua pour éviter Jensen, le père de la jeune fille, qui se précipitait armé d’une fourche. Lançant son cheval au galop il emporta sa captive vers son repaire.

Voyant le ravisseur disparaître avec sa fille cadette, le père de Deirane tomba à genoux, se mettant à pleurer, lançant des malédictions contre lui. Quand ils eurent disparu derrière un repli du terrain, il se releva. Du regard, il chercha le jeune homme. Depuis plusieurs jours, il cherchait à le surprendre pour lui donner une bonne correction à essayer de lutiner sa fille. Cette idée lui était totalement passée. Il n’avait plus qu’une seule chose en tête, le sortir de l’eau avant que les miasmes qu’elle contenait ne pénètrent ses blessures et l’empoisonnent irrémédiablement. Puis il mobiliserait les villageois pour récupérer sa fille. Après la correction tout compte fait.

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[1] 10 ans d'Uv POlin : donc 15 ans de la Terre.

[2] tösihon : 5e division temporelle, un 1/12e de vinsihon, soit un moins d'une demi seconde. Il n'y a pas de division plus petite.

[3] 150 perches : 170 m environ.

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