Chapitre 4 : Gué d’Alcyan, 20 ans plus tôt. (2/2)
Il s’engagea dans un couloir qui, bien que rénové, était dépourvu de décoration. Prenant une torche, il descendit plusieurs volées de marches. À chaque tour du colimaçon, l’humidité des lieux augmentait. Bientôt, elle se mit à suinter des murs. Il poussa une porte et pénétra dans une petite pièce. D’un côté elle donnait sur un long couloir donnant accès aux geôles du château. Le drow s’en désintéressa. Il passa une dernière porte et se retrouva dans une salle circulaire, immense, sombre parce que dépourvue de fenêtre et haute de plafond. L’aménagement de l’endroit donnait clairement sa fonction : brasero, chevalet, brodequins, une vierge de fer, des poulies au plafond, ne laissaient aucune ambiguïté. Et sa taille en disait long sur l’importance que son constructeur accordait à cette activité. Tous ces appareils diaboliques avaient été cependant repoussés dans un coin, le châtelain actuel n’en avait pas l’usage. Il n’avait gardé qu’un cadre en bois, duquel pendaient quelques courtes chaînes pour le moment vides de captif.
Il s’approcha du mur. De sa torche, il alluma la lampe à huile posée dans une niche. Un ingénieux système, dont il était le concepteur, communiqua la flamme à toute une série de lampes – la plupart situées sur une corniche à mi-hauteur du plafond – répandant une lueur intense dans la salle. Les lieux étaient maintenant brillamment éclairés.
Dans le sol, un anneau avait été scellé. De cet anneau partait une chaîne. Et au bout de la chaîne, une jeune fille était retenue prisonnière par la cheville. Pour le moment, elle semblait dormir. Le drow savait que ce n’était pas le cas. Elle faisait semblant, espérant qu’il partirait sans s’occuper d’elle. Faire le mort, une tactique employée dans la nature par les faibles pour échapper aux prédateurs. Avec un certain succès il faut dire, car les carnivores se méfiaient souvent des proies mortes apparemment sans blessures visibles. Sauf qu’il n’était pas un prédateur ordinaire, il n’était pas là pour se nourrir et cette tactique était inutile.
Les yeux mi-clos, Deirane surveillait son ravisseur. Elle était terrorisée et osait à peine respirer. Le drow se dirigea vers elle. Il s’accroupit juste à hauteur de son visage. Le cœur de la jeune fille rata un battement. Elle attendait qu’il s’en aille, mais il ne semblait pas décidé à le faire. Une douleur fulgurante lui vrilla soudain la cuisse. Paniquée, elle se mit à quatre pattes et tenta de s’enfuir aussi loin que le lui permettait la chaîne.
Le drow avait un sourire satisfait. Plus question de faire la morte maintenant. Il avait réussi à déclencher une panique qui allait la submerger et en faire sa chose. Il marcha jusqu’à une table sur laquelle étaient posés quelques instruments. Il y prit un carré de tissu et une bouteille d’hydromel marin, un alcool trop fort pour être consommé pur, et revint vers Deirane. Il nettoya son couteau avec la robe de la paysanne avant de le rengainer. Avec le tissu imbibé d’alcool, il essuya la goutte de sang. L’entrave empêcha la prisonnière de retirer sa jambe pendant qu’il la soignait.
Deirane suppliait le drow, implorait sa pitié. Ce dernier y portait à peine attention. Il connaissait les langues des humains, il les estimait indignes de lui et ne les employait que contraint et forcé. Comme il ne semblait pas réagir à ses paroles, elle reprit ses supplications en helariamen. Cela éveilla l’intérêt du seigneur. Elle était bilingue. S’il y avait réfléchi, cela ne l’aurait pas surpris, l’helariamen était la lingua franca commerciale du continent, Sernos compris. Et si son helariamen était hésitant et truffé de fautes, il était compréhensible.
Le drow tira sa chaise juste devant la prisonnière. Il s’assit, l’air pensif. Il la détaillait, cherchant ce qu’il allait bien faire d’elle. Devant l’immobilité de son ravisseur, Deirane arrêta de parler. Elle le dévisagea à son tour.
Il prit sa décision. Brutalement, il se leva, repoussa sa chaise. Puis prenant Deirane par le bras, il la releva. Elle se mit à hurler de terreur. Sans grand effort, il l’entraîna vers la potence. La longueur de la chaîne était suffisante, il n’eut pas à la détacher. Ignorant les coups de pied et de poing qu’elle lui donnait de sa main libre, il lui entrava le poignet. Se reculant juste un peu quand elle essaya de le mordre, il s’empara de son autre main et l’attacha à son tour. Puis il s’occupa des chevilles. Il dut s’y reprendre à plusieurs fois tant elle se débattait, malgré tout il finit par y arriver. Totalement immobilisée, elle forçait sur ses entraves pour tenter de se dégager, en vain.
Il fit rouler sa tablette jusqu’à elle. Voyant les instruments, scalpels, clamps, fil, aiguilles et autres instruments chirurgicaux posés dessus, le regard de la jeune fille s’agrandit d’horreur. Dans un coin, il y avait un coffret en bois sur lequel était posée une grosse bobine de fil d’or. Le drow l’ouvrit, il en sortit plusieurs plateaux compartimentés remplis de pierres précieuses, soigneusement rangées par type et forme. Toutes étaient de petite taille, sauf une, un rubis d’une pureté parfaite.
Puis il se tourna vers sa proie. Elle resta figée un moment. Avant de débiter ses supplications sur un ton qui frisait l’hystérie. Sans s’en préoccuper, il s’approcha d’elle. Saisissant son corsage, il le tira, la dénudant totalement. Elle se tut aussitôt. Son regard reflétait sa peur. Il recula et l’admira. Magnifique, un véritable diamant. Un diamant brut, dont il allait révéler la beauté. Qui aurait cru qu’une simple paysanne puisse se révéler si belle ? Il y en avait certainement de plus jolies dans la capitale ou au sud du continent. Mais avant le travail du joaillier, le diamant lui-même ne paye pas de mine. Il allait être ce joaillier.
Reprenant sa chaise il s’installa face à elle. Il imaginait la forme qu’allait prendre son œuvre, où il allait disposer les pierres, le motif qu’elles allaient dessiner. Il réfléchit longtemps. À l’extérieur, le ciel commençait à s’éclaircir quand il se leva. Il prit son scalpel le plus petit et commença son œuvre. Pour Deirane, un long calvaire commença.
Le soir tombait quand le drow retourna s’asseoir, son travail achevé. Il regarda la jeune femme. Cela faisait plusieurs heures qu’elle ne criait plus. Il l’avait maintenue éveillée le plus longtemps possible, lui donnant des potions empêchant son évanouissement. Il l’avait laissée perdre connaissance parce qu’il avait eu peur que son cœur lâche sous la souffrance. Il fallait qu’elle survive, sinon ce serait un nouvel échec, elle irait rejoindre tous les essais ratés enterrés dans le parc. Il ne voulait pas que cela se produise. Heureusement, celle-là semblait plus forte que les autres qui l’avaient précédée. Elle avait tenu presque jusqu’au bout. Son cœur avait résisté. Elle vivrait.
Une fois toutes les pierres mises en place, il avait achevé son œuvre en appliquant un sortilège qui les maintiendrait. Personne ne pourrait plus les enlever, la magie tuerait toute personne qui le tenterait avant qu’il ait pu exercer suffisamment d’effort pour en arracher une. Les pierres ne pouvaient pas non plus être séparées, toute tentative de mutilation entraînerait la mort du responsable. Et les fils d’or étaient devenus insécables, la protégeant des coups de taille. Rien ne pourrait abîmer sa création, sauf la mort. Il l’espérait en tout cas. Les drows ne maîtrisaient pas la magie, il devrait faire confiance au démon auquel il l’avait acheté, chose qu’il n’aimait guère. Une fois le sort transféré sur le jeune corps martyrisé, la bulle de verre qui le contenait éclata dans un son cristallin.
Il resta là un long moment à la regarder avant de s’endormir, épuisé par son œuvre.
Quand il se réveilla, il put voir qu’elle avait repris connaissance. Elle le regardait. Il se leva, prit une carafe et un verre sur le plateau inférieur de sa table. Il la fit boire. S’il attendait de la reconnaissance, il en fut pour ses frais. Tout ce que le visage de Deirane exprimait était un mélange de peur et de haine. Il n’en avait cure. L’avis des races inférieures lui importait peu. Il attendit qu’elle manifeste une réaction, n’importe laquelle. Il fut déçu, une fois désaltérée elle avait laissé retomber sa tête sur son épaule, le regard dans le vide pour ne pas le voir.
— Je t’ai fait un don extraordinaire, dit-il enfin, si tu t’en sers habilement, tu auras une vie intéressante. Tu verras, un jour tu me remercieras.
Elle leva la tête et le regarda. À son air, il devina que si elle en avait eu la force, et le courage, elle lui aurait craché au visage.
Il remarqua alors la main. Elle portait un bijou au majeur, une bague en or. Bizarre qu’il ne l’ait remarquée que maintenant, alors qu’il avait largement eu le temps de l’observer. Il la prit, l’examinant attentivement. Le diamant n’était qu’un éclat de quartz et les rubis du verre coloré, quant à l’anneau il était en cuivre, poli pour briller comme de l’or et verni pour ne pas ternir. Du beau travail, préparé par un artisan connaissant son métier, une fausse bague malgré tout. Tout à fait ce à quoi il s’attendait de la part d’une paysanne. Il la passa à son propre doigt.
— À partir de maintenant, tu n’auras plus à porter de fausses pierres. Et comme ça, je garderai quelque chose de toi quand tu partiras d’ici.
Il repoussa la table hors de sa portée, puis la détacha. Il vérifia que la chaîne qui emprisonnait sa cheville était bien fixée. Elle s’éloigna de lui à quatre pattes le plus loin possible. Il lui lança sa robe. Elle s’en empara, la serrant convulsivement contre sa poitrine. Il sortit de la pièce en laissant les lampes allumées. Quand elle fut assurée qu’il ne reviendrait pas, Deirane enfila sa robe.
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