Chapitre 7 : Grande route de l’est, 20 ans plus tôt. (2/2)
La forêt s’arrêta brutalement, laissant place à une immense steppe qui s’étendait vers le nord à perte de vue. Sillonnée de rivières larges et nombreuses, elle aurait dû être fertile et riche. Par le passé, une épaisse forêt recouvrait ce lieu ; aujourd’hui tout ce qui en restait était une multitude de troncs desséchés. Une maigre végétation s’accrochait à la terre empoisonnée. Celle-ci était tout juste assez haute pour masquer les ossements des soldats morts en ce lieu. Moins d’un demi-siècle plus tôt, l’ultime bataille contre l’envahisseur Feytha y avait été livrée. Un million de stoltzt, plus qu’il n’y en avait dans le monde actuellement, et autant d’humains, d’edorians, de nains, de bawcks, s’étaient sacrifiés ici pour mettre fin à la plus grande tyrannie de l’histoire d’Uv-Polin.
La vision de cette plaine où presque la moitié des forces vives de son pays était morte troubla Festor. Il ne s’attendait pas à ce que le choc fût si violent. Un moment décontenancé, il hésita. Sa compagne ne connaissait rien de l’histoire de cet endroit, cependant elle ressentit son émotion. Elle tenta d’y remédier à sa manière habituelle : un câlin, pour son innocence le remède universel contre tous les maux de l’esprit. En l’occurrence, cela sembla marcher. Festor respira un bon coup, puis il engagea sa monture sur la plaine en direction du camp bawck. Jensen mena sa charrette sur ses traces.
Les bawcks étaient des nomades. Ceux de l’ouest du Chabawck étaient, selon les critères en vigueur en Yrian ou en Helaria, des gens pauvres. Le camp reflétait bien cet aspect. Guère plus reluisant que la plaine morte, il était constitué de tentes rondes en peaux mal tannées, décolorées par les intempéries, assemblées grossièrement par des tendons d’animaux. L’ensemble donnait une impression maladive, comme envahi par des champignons malsains.
À première vue, ces tentes semblaient disposées sans ordre apparent. Mais un habitué aurait pu voir le grade qu’un bawck occupait dans la horde rien qu’en situant l’emplacement de son foyer par rapport aux autres : au centre le chef, autour ses lieutenants et tout en périphérie la piétaille. La tente du chef se différenciait des autres par sa taille, aussi bien en largeur qu’en hauteur, et par la présence d’un auvent en soie rouge devant l’entrée. Le tissu avait dû être beau par le passé, aujourd’hui il était usé jusqu’à la trame.
Tout autour du camp, on trouvait divers enclos. Certains servaient la nuit à abriter le troupeau qui nourrissait la tribu, il y en avait toutefois plus que nécessaire. Pour Jensen, les bawcks ne devaient certainement pas élever des chèvres. Il les imaginait surveillant des animaux apparentés comme eux aux anciens peuples. Il regarda autour de lui et les repéra à quelques centaines de perches, tentant de brouter une maigre pitance dans la plaine. Il fut déçu, c’était bien des chèvres.
Après avoir repéré l’enclos vers lequel Festor et Jalia se dirigeaient pour parquer leur monture, Jensen en choisit un relativement éloigné pour son usage. Dans une écurie avec des box bien fermés, les chevaux et les lézards dragons pouvaient cohabiter. Cependant, dans un espace semi-clos comme ici, les premiers auraient servi de nourriture aux seconds.
Assise sur le banc de son véhicule, Deirane regardait les membres de la tribu d’un air effrayé. Les bawcks étaient, avec les stoltzt et les gems l’un des trois peuples civilisés indigènes d’Uv-Polin, un de ceux que l’on appelait les « Anciens Peuples », ou plus brièvement « Anciens ». Comme eux, ils étaient des reptiles, seulement ce caractère était nettement visible alors que pour les stoltzt et les gems cela n’avait rien d’évident. Ils avaient un aspect humanoïde, avec une silhouette beaucoup plus ramassée que celle des humains, leurs bras et leurs jambes étaient extrêmement musclés. Leur tête massive aux traits marqués était posée sur un cou quasi inexistant. Leur peau écailleuse tirait sur le vert, tandis que sur le torse et le ventre elle prenait souvent une teinte blanchâtre. Certains d’entre eux étaient de couleur différente, bruns en général. Un tout petit nombre était vivement coloré avec des motifs rappelant par leur variété ceux des serpents, les porteurs de cette anomalie étaient alors superbes. La taille était variable, depuis la moitié d’un humain normal pour les plus petits jusqu’à presque le double pour les plus grands. Cette taille reflétait leur hiérarchie, leur capacité à assommer leurs éventuels rivaux étant le seul critère pour sa détermination, les plus grands et les plus forts étaient forcément les plus gradés.
Rien ne permettait de distinguer les mâles des femelles, aucune différence morphologique n’était visible pour un étranger. Quant aux jeunes, ils étaient peu nombreux. Les bawcks grandissaient vite, trois à quatre ans suffisaient pour atteindre l’âge adulte.
Une chose qui ne manquait pas de surprendre tout nouvel arrivant dans un camp bawck était que ces nomades ne possédaient aucun animal de bât pour transporter leurs biens. Ni chevaux, ni hofecy, ni aucune autre espèce couramment rencontrée dans le monde pour cet usage. Cela tenait à la nature fruste des bawcks. Bien que faisant partie des espèces intelligentes, ils étaient très limités. Leur principal défaut était leur incapacité à prévoir sur le long terme. Un bawck n’a qu’une idée en tête, satisfaire son besoin immédiat sans penser au reste. Les chevaux qu’ils avaient acquis à une époque, la journée de marche achevée, s’étaient révélés beaucoup plus faciles à attraper que le gibier. Ils n’avaient pas pensé qu’en les mangeant, ils n’auraient plus de monture pour le transport.
Malgré cette limitation, ils apprenaient. Leurs troupeaux de chèvres et leurs chiens, des molosses dressés au combat, en témoignaient. Leur niveau technologique également, bien que faible, était réel et dans certains domaines, ils parvenaient à surpasser les autres peuples. Ils savaient forger eux-mêmes leurs armes ou effectuer des travaux de cordonnerie. Ils avaient même été les premiers à maîtriser le travail du cuivre. Et bien que la lenteur de leur progression eût permis aux gems et aux stoltzt de les rattraper, leurs épées étaient toujours considérées comme les meilleures.
Il y avait toutefois un domaine dans lequel les bawcks dominaient toutes les autres espèces : la magie. La magie des stoltzt et celle des gems étaient de loin plus puissantes. Toutefois ces derniers étaient peu nombreux, âpres à la négociation et leurs domaines si isolés que bien rares étaient ceux qui pouvaient les atteindre. Quant aux stoltzt, les feythas les avaient presque exterminés. Les seuls survivants étaient les pentarques d’Helaria, dirigeants du seul État à pouvoir justifier le qualificatif d’empire. Un paysan de Gué d’Alcyan n’est pas censé adresser de requêtes à de tels individus.
Les bawcks, eux, étaient suffisamment nombreux et disponibles pour faire le commerce de la magie. Chez eux, les pouvoirs étaient détenus par les chamans, les plus gueux des mages. Les gems étaient des seigneurs dans leurs domaines, quant aux pentarques, ils étaient les maîtres de l’Helaria. Les bawcks avaient des pratiques totalement inverses. Dans une culture comme la leur qui mettait au premier plan la force physique et l’ardeur au combat, les chamans étaient tout en bas de l’échelle sociale. Leur magie était peu puissante. En revanche, ils étaient très nombreux et facilement accessibles. Ainsi, bien que leurs sorts tournent parfois court et que leurs potions tiennent plus souvent du placebo que d’un vrai savoir-faire, ils étaient très consultés.
Les montures parquées dans leur enclos respectif, les quatre voyageurs se rejoignirent.
— Que faisons-nous maintenant ? demanda Jensen, c’est la première fois que je rends visite à un chaman orque. J’ignore quelles sont les procédures.
— Il n’y a pas de procédure, répondit Festor, on le rencontre, on lui expose le problème et on négocie. Il accepte ou il refuse en fonction de son humeur et certainement de signes ésotériques qu’il est le seul à comprendre.
— Lequel de nous deux passe en premier ?
— C’est lui qui nous le dira.
Festor prit le paysan par le bras pour attirer son attention.
— Et n’oubliez pas. N’employez jamais le terme orque, ils le considèrent comme péjoratif. Ce sont des bawcks !
— Compris.
— Il vaut mieux.
Du regard, le soldat chercha la tente qui devait certainement être celle du chaman. Normalement, elle était en périphérie avec les plus pauvres. Cependant, ce n’était pas une règle absolue, même un mage pouvait avoir un certain talent à la hache et se hisser dans les hauteurs de la société bawck à la force de son bras. Le seul moyen de l’identifier était aux simples qui séchaient juste à côté de la tente. Elle n’était pas visible d’où ils étaient. Il prit la main de sa compagne et se dirigea vers le cœur du campement.
En voyant les bawcks bardés de cuirs et équipés à profusion d’instruments contondants, coupants, tranchants et piquants, Jensen se demanda s’il avait eu une bonne idée en venant. Quand il en fit part à Festor, celui-ci le rassura.
— N’ayez aucune inquiétude, ils ne nous toucheront pas.
— Ils ont quand même l’air bien agressifs, remarqua Deirane.
— Ils le sont. Malgré tout, au cours des siècles, nous avons réussi à leur inculquer quelques règles simples.
— Quel genre de règles ?
— Des règles du style : œil pour œil, dent pour dent, la mort appelle la mort. À la longue ils ont fini par comprendre.
— Et ces règles incluent les humains ?
— Votre peuple est trop jeune. Ils n’ont pas encore compris. Tout au moins dans ces régions pauvres de l’ouest. Mais vous êtes avec moi. Et puis n’ayez pas peur, même sans moi, ils ne se jettent pas sur tout ce qui bouge. Vous n’avez rien à voler, vous n’êtes pas un grand guerrier dont la mort rapporterait du prestige. Si vous ne les provoquez pas et conservez une attitude humble, ils vous ignoreront. En fait vous seriez plus en danger avec des humains, souvenez-vous ce qui s’est passé à l’auberge quand nous nous sommes rencontrés. Ici, ce genre de problème n’arriverait pas, nous sommes laids à leurs yeux.
— C’est eux qui sont répugnants, pas nous, protesta Deirane.
— Ce n’est qu’une question de point de vue. Ah ! nous voici arrivés.
En effet, la tente qui se trouvait devant eux ne pouvait être que la bonne. Conique, juste assez large pour permettre à un homme normal de s’y allonger et à peine plus haute, elle était soutenue par une charpente qui dépassait par un trou au sommet. Devant elle, des claies en bois étaient couvertes de plantes en train de sécher au soleil. Il y en avait de toutes natures, des herbes simples, des baies, des feuilles, des racines, des morceaux d’écorce. L’abondance de toutes ces herbes odorantes répandait une fragrance lourde qui contrastait avec l’absence quasi totale d’odeur du camp.
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