Chapitre 12 : Gué d’Alcyan, vingt ans plus tôt. (1/2)

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Pour le retour, ils préférèrent éviter les auberges. Deirane ne voulait pas que l’épreuve qu’elle avait subie à l’aller lui soit à nouveau imposée. Festor était assez d’accord avec elle. Ils préférèrent les refuges construits à intervalles réguliers. Ils constituaient normalement des zones de trêves, aucun brigand n’aurait risqué de violer cette loi. Sur cette route qui desservait les deux tiers des royaumes civilisés, les patrouilles étaient nombreuses et bien organisées, même s’ils n’en croisèrent aucune. Cependant, avec un espacement prévu pour des troupes plus rapides que la leur, ils n’en trouvèrent pas tous les soirs. Comme à l’aller, camper sur le bas-côté s’était révélé parfois inévitable. Au cœur de la saison sèche, une pluie de feu ne serait pas à craindre. Dans les zones aménagées pour le bivouac en plein air, ou sous les arbres, ils ne seraient pas mal lotis. Avec la vigilance des deux lézards-dragons dont les cris réveilleraient toute la troupe en cas de visite les mettait à l’abri des mauvaises surprises.

La première veillée avait été l’objet d’une cruelle déconvenue pour Deirane. Le réveil de Jalia du remède de cheval que lui avait administré Jensen eut pour résultat de raviver sa souffrance. Elle gémissait doucement, des larmes coulaient le long de ses joues. Un individu sain d’esprit aurait pu supporter la douleur et rester calme. Pas Jalia. Son comportement était involontairement encouragé par Festor qui s’occupait d’elle avec beaucoup de douceur. Deirane ne pouvait supporter de la voir ainsi. Elle grimpa sur la carriole pour la réconforter. Au lieu de se laisser faire, la handicapée poussa un cri plaintif et s’écarta autant que possible.

— Ne la touche pas, dit Festor.

La voix avait beau être douce, ce n’en était pas moins un ordre.

— Je pensais qu’elle aurait besoin de moi, dit la jeune fille, pourquoi m’en veut-elle ?

— Dans son esprit, la douleur est liée à la punition. Elle fait une bêtise, elle reçoit une fessée. Inversement, quand elle reçoit une punition c’est qu’elle a fait une bêtise. Enfin, ça fait longtemps qu’elle ne prend plus de fessées, bien avant la naissance de ton père, mais dans son esprit c’est comme ça que ça marche. Tu lui as infligé la plus sévère punition de sa vie alors qu’elle n’avait rien fait de mal. Elle t’en veut, car elle t’estime injuste.

— Je n’ai pas fait exprès, elle devrait le comprendre, protesta Deirane.

— Tu oublies à qui tu as affaire. Comprendre une telle chose est hors de sa portée.

Deirane était au bord des larmes.

— Qu’est-ce que je peux faire alors ?

Festor prit son temps pour répondre. Il ouvrit le pot qu’il avait apporté. De la crème fraîche. La stoltzin, très gourmande, en raffolait.

— Rien, répondit-il enfin, laisser le temps agir. Elle finira par ne plus penser à ça. Dès que la douleur se calmera, elle recommencera à te fréquenter. Tu es la seule jeune fille ici. Mais elle n’oubliera pas et ne te fera plus jamais confiance.

— Je n’ai donc que quelques jours pour me réconcilier avec elle. Jusqu’à ce que nous nous séparions.

— Il est possible que nous nous revoyions dans le futur.

— J’en doute, répondit Deirane.

Une cuillère à la main, Festor entreprit de faire manger sa compagne. Deirane resta là à les regarder, un moment. La jeune blessée était amusante malgré tout. Elle avait compris que Festor allait lui passer tous ses caprices. Elle en profitait pour se faire nourrir comme une gosse. Sa façon de quémander chaque nouvelle cuillère lui arracha un sourire. Qu’elle joue les bébés si elle le veut, elle en a le droit, pensa Deirane. Elle resta là jusqu’à ce que son père l’appelle pour prendre leur repas.

Deux jours plus tard au bivouac, alors que Festor préparait le feu, un hofec poussa un cri strident, imité peu après par son congénère et le cheval qui renâcla. Avec un tel système de surveillance, il était impossible à un intrus de s’approcher discrètement.

— Quelqu’un approche, constata Festor.

Sans un bruit, il se cacha de la lisière du bois et regarda. Un cavalier solitaire, monté sur un hofec venait dans leur direction. Grand et maigre, un visage triangulaire où s’ouvrait une bouche fine, sa peau sombre renvoyait des reflets violacés. Sa mise était constituée d’une tunique largement ouverte sur sa poitrine glabre et d’un ample pantalon, les deux en soie noire. Il portait une large ceinture de cuir fermée par une boucle en or représentant un dragon aux ailes déployées crachant le feu. À son cou était accroché un pendentif en forme de soleil rayonnant stylisé portant au centre le même symbole qu’à sa ceinture.

Le voyant, Deirane pressa ses mains sur la bouche pour ne pas crier. Un gems. Il n’y en avait pas à proximité de son village. Tout ce qu’elle savait d’eux lui avait été raconté. Ils seraient des êtres presque aussi égoïstes que les drows et beaucoup plus dangereux. On lui avait dit que la plupart d’entre eux étaient des maîtres en magie. Le seul fait qui bridait leur férocité est qu’ils ne se consacraient pas comme les drows à l’assouvissement de leurs plaisirs personnels. Au lieu de ça, ils rivalisaient entre eux dans une course au prestige et à la puissance. Ils ne se servaient donc pas des espèces qu’ils considéraient comme inférieures pour satisfaire leurs caprices, ils les ignoraient ne s’intéressant à eux que quand ils interféraient avec leurs objectifs. Déjà gamine, elle avait repéré la faille dans cette description. S’ils étaient si puissants et si cruels, comment se pouvait-il que les autres peuples aient survécu à leurs prétendues exactions ?

— C’est un démon, remarqua Deirane à voix basse, que faisons-nous ?

— Si nous ne nous montrons pas, il nous ignorera, répondit Jensen.

Festor prolongea son examen.

— Le dragon de feu. C’est un disciple de l’ordre de Tchaskaroz. Un prêtre certainement, sans doute pas d’un rang assez haut pour bénéficier d’un train plus prestigieux.

— Je croyais que cet ordre avait été pourchassé et ses temples détruits il y a huit ans.

— Pas tout à fait, il en reste un.

Résolument, le soldat sortit de sa cachette et s’avança au milieu de la route, face au voyageur. Il attendit que celui-ci soit suffisamment près pour lui enjoindre de s’arrêter en levant le poing.

— Pousse-toi de mon chemin, humain, ordonna-t-il.

— Je suis Festor de Jetro, fils des maîtres guerriers Sastrim, Jetro et Guiltor, pupille de la pentarque Vespef d’Helaria, grand maître de la corporation des guerriers, lieutenant en garnison de Kushan et époux de Jalia.

— Tu as de bonnes références, stoltzen, répondit le gems, tu as affaire à Notenor le quatrième, représentant de la déesse Tchaskaroz au temple de Draconia sis sur l’île de la Griffe. Pourquoi t’opposes-tu à mon voyage ?

— J’aurais besoin d’assistance pour une mission de la Pentarchie.

— Je suis un prêtre, pas un soldat. En temps de paix, je ne suis pas aux ordres des militaires de l’Helaria.

— Ce n’est pas un ordre, juste un service au nom de la solidarité d’un Helariasen à un autre en terre étrangère. Un service que tu pourrais me rendre à Sernos, si tel est bien ta destination.

D’un discret mouvement du menton, le voyageur confirma cette hypothèse.

— De quoi as-tu besoin, maître Festor ?

— C’est un message à transmettre au capitaine du navire Cristal à quai à Sernos.

Le démon l’invita à continuer d’un simple mouvement de tête.

— Il consiste en deux points. Le premier : je ne pourrai pas venir au rendez-vous que nous avions et je désirerais en prendre un nouveau.

D’un geste de la main, le soldat invita Jensen à le rejoindre.

— Je serai chez cet homme dans le village de…

— Gué d’Alcyan, répondit Jensen d’une voix qu’il avait tentée sans succès de rendre ferme, et il faudra amener une litière.

— La requête sera transmise. Et le second point ?

— Il faudrait qu’il amène avec lui tous les livres rédigés en yrianmen dont nous disposons à bord.

— Je prends bonne note de cette demande. Dorénavant, tu me dois un service Festor de Jetro. Je saurais m’en souvenir.

— J’ai toujours honoré mes dettes, répondit Festor.

La réponse du soldat tomba dans le vide. Le gems n’écoutait plus. Son regard s’était déporté vers la droite et leur campement. Tournant la tête, il put voir Deirane, qui était sortie de sa cachette, certainement pour suivre son père avant de s’immobiliser. Le gems l’examina longuement.

— Combien demandez-vous pour cette femelle humaine ? demanda-t-il enfin.

— Elle n’est pas à vendre, répondit Festor.

— Je mettrai le prix qu’il faudra. Jeune fille, c’est à toi de choisir. Si tu désires être mon esclave ou rester libre.

— Dois-je rappeler que l’esclavage est interdit en Helaria ? Même si vous pouviez l’acquérir, elle deviendrait libre sitôt le pied posé sur notre territoire.

— Les lois d’Helaria s’appliquent en Helaria. Ici, nous sommes en Yrian.

— Les lois de l’Yrian interdisent de réduire en esclavage un sujet libre, homme ou femme. Cette femme est née libre, elle ne peut pas être vendue.

Le gems regarda Deirane droit dans les yeux, intensément, longuement. La jeune fille commençait à se sentir mal à l’aise.

— Comment t’appelles-tu, jeune humaine ?

Elle lança un regard affolé à son père puis à Festor qui la rassura d’un sourire et l’invita à répondre.

— Deirane, dit-elle enfin d’une toute petite voix.

— Jeune Deirane, tu aurais dû accepter mon offre. Je ne suis pas un maître cruel, tu aurais pu être heureuse avec moi. Sans protection, tes bijoux attireront la convoitise. Certains voudront s’en emparer, d’autres voudront te posséder et seront prêts à tout. Chez moi, personne ne te touchera. Tu y seras en sécurité. Tu t’apercevras que les gems ne sont pas aussi cruels que vous le racontez. Il n’est pas trop tard pour changer d’avis.

— Je préfère rester avec ma famille.

— Ainsi tel est ton choix. Tu t’illusionnes, tu ne resteras pas avec ta famille. Un jour, nos routes se croiseront à nouveau.

— Je la protégerai, c’est ma fille, intervint Jensen.

— Tu essaieras de la protéger. Tu n’y arriveras pas. Les forces qui se ligueront contre toi te dépasseront. D’ici à notre future rencontre, jeune Deirane, profite bien du cadeau de la jeunesse. Et tâche de te trouver un protecteur puissant. Je suppose que les livres que maître Festor m’a demandés te sont destinés, ce qui semble indiquer qu’il veut te former pour honorer une dette que tu as contractée auprès des bawcks. Eux pourraient te protéger. Penses-y.

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