Chapitre 14 : Boulden, de nos jours. (1/2)
Deirane jeta un coup d’œil autour d’elle. Tous les Helariaseny présents étaient suspendus à ses lèvres. Elle remarqua, assise en face d’elle, une stoltzin qui n’était pas là au début de son récit. Une toute petite femme, menue, très jolie, aux longs cheveux roux et à la silhouette d’une adolescente, dont l’épaule servait de support à un soldat. Elle paraissait être la plus jeune de l’assemblée.
Bien que Deirane ne l’eût jamais vue, elle avait compris qui elle était. Et de toute façon, la bague passée à son doigt aurait donné son rang en Helaria. Il s’agissait de l’une des deux sœurs jumelles qui dirigeaient l’armée. Dans ce cas, loin d’être une adolescente, elle était en réalité leur doyenne à tous.
Deirane se dit que là était la principale différence entre l’Helaria et les autres royaumes. Alors qu’elle avait le même rang que le roi d’Yrian, elle était là, dans une auberge, en terre étrangère, au milieu de soldats qui ne marquaient aucune déférence particulière à son égard, alors que son homologue yriani ne se déplaçait jamais sans sa cour et tout un décorum. Et surtout, il ne serait jamais entré dans un endroit aussi sordide.
Muy, la jolie rousse repoussa le soldat. D’un geste sensuel, elle s’étira et rejeta ses cheveux en arrière. Puis elle braqua son regard sur Deirane. Un regard d’animal, jaune aux pupilles fendues verticalement comme les reptiles. Impossible de deviner les sentiments qui se cachaient derrière. Les Helariaseny avaient tous fini par remarquer qui se tenait au milieu d’eux et s’étaient écartés pour lui laisser de la place, mais juste le minimum pour ne pas l’écraser, rien à voir avec le respect qu’on aurait attendu face à un responsable à la position si éminente, ce dont elle ne semblait pas se formaliser.
— Cette histoire était intéressante, dit-elle enfin, tu racontes bien.
— Merci, répondit Deirane.
— J’avais entendu parler de toi, mais je ne connaissais pas cette partie de ta vie.
— Ce n’est pas une période que j’aime raconter.
— J’imagine. Nous avons tous des moments comme ça dans notre vie, impossible à raconter.
— J’espère bien que non.
Muy prit d’office la chope de son voisin et en but quelques gorgées. Dans beaucoup de contrées, une telle privauté aurait eu une signification précise. De toute évidence, ce n’était pas le cas en Helaria.
— Demain, toutes les deux, soyez présentes au consulat en début d’après-midi. Sans faute.
— J’y serai, répondit Saalyn.
Deirane allait répliquer, elle se souvint à temps que son interlocutrice, malgré son air décontracté et l’absence d’escorte, était un chef d’État. Elle était l’un des cinq pentarques d’Helaria, le chef de tous les soldats helarieal présents dans la salle. Elle ordonnait, ils obéiraient, sans chercher à comprendre.
Devant l’hésitation de la jeune humaine, Muy insista.
— Sans faute !
Ce coup-ci le ton était nettement plus sec. Ce n’était plus une suggestion, mais un ordre. Impossible de s’y tromper.
— Elle y sera, se dépêcha de dire Saalyn.
— Bien.
Muy passa une jambe par-dessus le banc. Avec une grâce féline qui choquait avec sa silhouette d’adolescente, elle se leva et s’éloigna sans jeter un regard. Elle n’alla pas loin. Un individu soit ignorant qui elle était, soit au contraire, la connaissant à la perfection, l’aborda pour lui parler. Il ne fallut pas longtemps pour qu’elle éclate de rire et se laisse entraîner à une table.
Deirane la suivit des yeux un moment.
— Je n’ai aucune chance de me défiler, dit-elle, elle n’est pourtant pas ma reine.
— Tu seras dans son bureau à l’heure dite ou… morte.
L’humaine tourna la tête vers son amie. Son visage exprimait la surprise face à une alternative si extrême.
— Tu n’es pas amusante, dit-elle enfin, qui tuerait quelqu’un pour si peu ?
— Elle ne te tuera pas. Mais c’est la seule excuse qu’elle acceptera pour ton absence.
Un soldat abonda dans le sens de son aînée.
— Saalyn a raison, si vous n’êtes pas là au rendez-vous, la pentarque vous enverra chercher. Ce qui sera désagréable pour vous et la mettra dans de mauvaises dispositions. Croyez-moi, il vaut mieux y aller. N’oubliez pas qu’elle est l’équivalent d’une reine en Helaria, elle est l’égale du prince de Boulden. Au besoin, la garde de la ville n’hésiterait pas à vous livrer, à titre de cadeau diplomatique.
Deirane prit une gorgée de sa chope. Elle avait besoin de reprendre contenance.
— Je commence à être habituée, j’ai été offerte en cadeau plus souvent qu’à mon tour. Néanmoins, jamais je n’aurai imaginé un tour pareil venant de l’Helaria.
— Ne sois pas si acide, remarqua Saalyn, même si tu viens au rendez-vous entre deux gardes de Boulden, tu repartiras libre.
— J’imagine très bien pourquoi elle nous a convoquées demain. Elle va te donner l’ordre de ne pas m’aider. Jamais tu ne désobéiras à un ordre direct de ta reine. Et pour moi, tout sera fini. Alors oui, je peux me permettre d’être acide.
D’un signe, elle appela le tavernier pour qu’il la serve à nouveau. Sa chope en main, elle regardait la petite stoltzin. Cette dernière riait aux paroles de son compagnon.
Finalement, Hester se leva. Deirane demanda :
— Où vas-tu ?
— Lui parler.
Elle tenta de le retenir par la main. Délicatement, il se dégagea. Il rejoignit le couple au milieu de la salle. Deirane esquissa une tentative de le rattraper. D’une main légère, Saalyn la retint. Inquiète, elle regarda son fils agir. Il avait interrompu la discussion entre la pentarque et son compagnon. Et de toute évidence, elle l’écoutait. Le bruit dans la salle l’empêchait d’entendre leur échange et elle n’avait aucun don pour lire sur les lèvres. Elle aurait donné n’importe quoi pour se transformer en une petite souris et pouvoir se cacher juste à côté d’eux.
Au bout de quelques stersihons, Hester revint.
— Alors ? demanda Deirane.
— Toujours convoquée demain en début d’après-midi, dit Hester.
Deirane se leva. Elle enfila sa houppelande. Le regard qu’elle lança à Saalyn était plein de questions.
— Il n’est pas exclu qu’elle t’aide, ne la condamne pas d’office, dit cette dernière.
Deirane s’immobilisa quelques secondes, hésitant entre sortir au plus vite ou rester.
— Excusez-moi, dit-elle enfin, c’est mon problème, pas le vôtre. Et je ne peux pas vous reprocher de ne pas pouvoir intervenir pour le résoudre.
— Cela fait vingt ans que tu mènes ta barque sans aide, répondit Saalyn. Et tu t’es bien débrouillée jusqu’à présent. Je suis sûre que quoi qu’il arrive, tu réussiras cette mission.
Deirane esquissa un sourire sans joie.
— Vingt ans sans nous rencontrer et je me comporte en enfant gâtée comme si vous me deviez quelque chose, dit-elle d’un air contrit. C’est moi qui ai une dette envers vous, et pas le contraire.
Elle traversa la salle pour sortir.
Hester hésita un moment. Il voulait dire quelque chose à la guerrière, mais il ne savait pas quoi. Elle l’intimidait.
— Je vous remercie, bafouilla-t-il enfin.
— Rejoins-la vite. Essaie de l’empêcher de faire des bêtises, si tu as quelque influence sur elle.
— Quelqu’un en a-t-il ? Quand elle se lance dans un combat, connaissez-vous quelqu’un qui ait pu la modérer ?
— Fais au mieux.
Saalyn libéra le jeune homme qui rejoignit sa mère à l’extérieur.
Deirane l’attendait. Quand il fut près d’elle, elle lui lança un regard interrogateur. N’obtenant pas de réponse elle fit demi-tour en direction de l’hôtel. Ce fut Deirane qui prit l’initiative de rétablir la communication.
— Tu as remarqué, dit-elle, Saalyn a peur de sa pentarque.
— C’était flagrant, répondit-il. Pas pour elle. Pour toi.
Deirane médita les paroles de son fils un instant.
— Elle a la réputation d’une tueuse sans scrupule, dit-elle finalement. Elle tue sans cruauté, sans état d’âme également.
— C’est pareil avec les autres pentarques ?
— Sa sœur jumelle oui, les autres non.
Tout en discutant, ils retournèrent jusqu’à leur hôtel.
L’après-midi suivant, Deirane se présenta au consulat d’Helaria. Le bâtiment avait été construit loin du centre, dans un quartier à la limite du misérable. Ce secteur isolé convenait aux desseins de la Pentarchie, en lui offrant un endroit où les affaires pouvaient être discrètement menées. Cette discrétion était accentuée par l’attitude des habitants. Seul bâtiment en pierre dans un quartier en bois, il avait hébergé les familles ayant perdu leur foyer lors d’un incendie survenu quelques années plus tôt. Le consul avait ensuite financé la reconstruction alors que le palais princier s’était totalement désintéressé de l’endroit. Sans le savoir, le prince avait créé une enclave helarieal dans son domaine. Les habitants ne respectaient plus son autorité, celle de la Pentarchie l’avait remplacée.
Alors qu’elle s’engageait dans la rue, un homme apparemment pressé la bouscula. Elle tomba, il s’écrasa sur elle. Elle allait protester, quand l’homme, tout en se relevant, lui murmura, au milieu de ses excuses, quelques mots à l’oreille.
— Vous êtes suivie, dit-il.
— Qui êtes-vous ?
— Un ami, que doit-on faire ?
— Je ne sais pas, qui êtes-vous ?
— On va le faire disparaître discrètement.
— Pas question, je ne veux pas de meurtre. Laissez-le, je n’ai que faire d’être espionnée.
— C’est votre vie.
— Veuillez déplacer votre main.
— Désolé.
— Et ne touchez pas à l’espion.
Il se releva, non sans en profiter pour peloter Deirane comme un parfait malotru. Cette dernière ne savait pas s’il jouait un rôle à la perfection ou s’il profitait de la situation. Quoi qu’il en soit, elle n’appréciait pas. Elle rajusta sa tenue. Sa chemise était maintenant couverte de poussière et froissée. Elle s’épousseta rapidement de la main. L’homme lui fit de même dans le dos. Elle se retourna brutalement, lui jetant un regard franchement hostile. Un sourire faussement gêné sur les lèvres, il s’écarta d’abord à reculons, avant de faire demi-tour et de s’enfuir.
Saalyn attendait Deirane à l’entrée du bâtiment.
— Je vois que tu es passée dans les pattes de cet obsédé, remarqua-t-elle simplement.
— Comment pouvez-vous supporter un tel type dans les parages ?
— Il a des manières désagréables, mais ses renseignements sont de premier ordre.
Elle guida son amie à l’intérieur, fermant la porte derrière elles.
— Quand même, il y a des limites à lui imposer.
— Je ne reste jamais suffisamment longtemps au même endroit pour m’en offusquer.
Tout en marchant, Deirane observait autour d’elle. L’endroit était bien différent de l’ambassade d’Helaria à Sernos, construite pour le prestige. Ce consulat était purement fonctionnel. L’endroit ne contenait que quelques bureaux, des salles de conférence, les dépendances et très certainement une salle de bal. Cette pièce était systématiquement la première que les Helariaseny aménageaient dans toute nouvelle construction, avant même d’installer les éléments de confort tels que les lits dans les chambres, voire les cuisines.
Le bureau de Muy, au fond d’un long couloir était de toute évidence une pièce polyvalente, rapidement équipée pour l’accueillir durant son bref séjour. Un local très simple avec un bureau et deux chaises, des coffres ayant beaucoup voyagé et des étagères en désordre, tel était l’ameublement de l’endroit. De toute évidence, le chauffage fonctionnait bien. Avec le soleil du sud qui illuminait la pièce, l’atmosphère était étouffante. Muy avait ouvert la fenêtre et troqué sa tunique de cuir contre une de ces robes d’été que les femmes d’Helaria utilisaient dans leur patrie tropicale. Avec ses longs cheveux roux et sa silhouette gracile, qui lui donnait l’air d’une adolescente, on avait du mal à voir en elle une reine et plus encore une guerrière. À la vive lumière du jour, Deirane remarqua qu’elle n’avait pas la carnation d’une rousse, celle-ci était plus mate, comme brunie par le soleil, détail qui révélait son origine non humaine. Car les stoltzt ne bronzaient pas, en réalité ils pouvaient changer de couleur plus ou moins à volonté, comme les caméléons. Elle se demanda si c’était le cas ici.
D’un geste, la pentarque désigna les deux chaises. Saalyn et Deirane s’assirent. Muy jeta un bref coup d’œil sur l’humaine.
— Des problèmes avec Evril ? demanda-t-elle.
— Il a transmis des renseignements à Deirane avec sa légèreté habituelle, répondit Saalyn.
— Et qu’avait-il à annoncer d’intéressant ?
La veille, avec les bruits de la taverne, Deirane n’avait pas fait attention. Maintenant, elle remarquait l’accent de la pentarque. Comme si l’helariamen avait été pour elle une langue étrangère. Ce qui était ridicule.
— Que j’étais suivie, dit Deirane avec retard.
— Sa qualité d’informateur baisse. Si les renseignements qu’il nous donne deviennent aussi déplorables, nous n’avons plus aucune raison de supporter ses manières détestables. Tu es suivie depuis hier.
— Hier, releva Deirane avec surprise.
— Tu es sûre ? demanda Saalyn.
Le regard de Muy sur sa guerrière libre la figea.
— Celui d’hier n’est pas le même que celui d’aujourd’hui. J’ignore de qui tu as attiré l’attention. Quel qu’il soit, il est riche. Suffisamment riche pour s’offrir les services d’espions professionnels. Une vétérane aussi compétente que toi Saalyn n’y a vu que du feu. J’ai moi-même eu du mal à les repérer.
— Merci de me prévenir. J’ignore qui me fait surveiller. Je suppose que ma réapparition après tant de mois sans nouvelles a dû éveiller la curiosité de bien du monde.
— Qu’allons-nous faire ? demanda Saalyn.
Muy la regarda d’un air interrogateur. Elle répondit :
— Nous ? Rien. Cela ne nous concerne pas. Sauf si Deirane demande notre aide, dans ce cas-là nous lui transmettrons nos tarifs. Désires-tu notre aide ?
— J’ignorai que la Pentarchie faisait payer la justice, répondit Deirane.
— La justice est gratuite en Helaria, riposta Muy. Toutefois là il ne s’agit pas de justice, mais d’une protection rapprochée. Ce service est payant.
— Sauf en cas de menace explicite, remarqua Saalyn, dans ce cas nous accordons notre protection sans contrepartie.
— Sauf en cas de menace explicite, acquiesça Muy.
— Dans ce cas…
Deirane hésita. Ses deux interlocutrices manifestèrent leur impatience en attendant la suite.
— Dans ce cas, je peux engager une troupe de guerriers pour délivrer l’esclave.
Muy croisa les bras sur sa poitrine et s’enfonça dans son fauteuil.
— Je crois que tu n’as pas très bien compris ce que nous sommes. Les guerriers libres helarieal ne sont pas des mercenaires, c’est une force de police ayant mandat pour exercer sur tout le continent. Ils effectuent des opérations de police, pas de commandos. Cela implique deux conditions. Tout d’abord, une demande de justice doit être déposée auprès de nous. Ensuite, nous agissons que dans la légalité des royaumes où nous exerçons notre activité. En Boulden, l’esclavage n’est pas illégal. Aider une esclave à s’enfuir l’est. Tu peux déposer une demande auprès de nous pour libérer cette paysanne, le second point nous empêchera d’agir.
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