Chapitre 15 : Boulden, de nos jours. (1/2)
Deirane avait étalé sur le lit les habits qu’elle envisageait pour la fête. Il y avait trois robes. La première, très succincte, lui couvrait à peine la poitrine et les hanches, une version plus réduite de ce qu’elle portait au marché aux esclaves. C’était le genre de vêtements auquel elle était habituée depuis qu’elle avait été vendue au roi d’Orvbel. Une tenue qui mettait en relief le motif de pierres précieuses et d’or qui lui couvrait le corps. Une tenue qui rappelait tous les moments les plus pénibles de sa vie. Une tenue qui avait mis fin son adolescence. Ce soir, elle ne voulait courtiser personne. Ou plutôt si, elle voulait obtenir une faveur de Muy, la pentarque. Il n’y avait cependant aucune chance que se présenter à elle presque nue lui fasse de l’effet.
La seconde robe était clinquante. Un riche tissu de couleur voyante, brodé de fils d’or et de pierres précieuses. Longue, elle était largement décolletée et fendue sur le côté gauche. Celle-là aussi s’appuyait plus sur la beauté de sa porteuse que sur le talent du styliste. Et du point de vue de la beauté, Deirane était servie. Elle se souvenait qu’elle n’avait pas apprécié à l’époque l’image d’elle que cela impliquait dans l’esprit de celui qui la lui avait offerte. Pourtant, elle aimait bien la mettre, quand elle voulait éblouir l’assistance. Ce soir, elle n’avait pas envie d’éblouir quiconque. Elle la mit de côté pour enfiler la dernière.
C’était une robe de soirée blanche, de coupe simple, au décolleté plus sobre. Elle cachait la plupart des pierres incrustées dans sa peau. Elle gardait cependant les épaules et les bras nus, ce qui ne donnait qu’une vague idée du motif d’ensemble. Elle s’arrêtait un peu au-dessus des chevilles. Une paire de bottines de cuir blanc montant à mi-mollet et une ceinture dorée passée autour de sa taille fine complétaient l’ensemble. Bien évidemment, elle fut très discrète sur les bijoux, juste une perle à chaque oreille et une chaînette en bronze aux poignets. Elle laissa retomber ses cheveux dans son dos. Elle savait que ces fêtes étaient très courues et que bon nombre de commerçants allaient venir, accompagnés de leur épouse vêtue de façon extravagante. Les Helariaseny ne les aimaient pas trop, car ils s’estimaient trop pour donner leur part aux festivités, mais les lois de l’hospitalité restaient les plus fortes. Ainsi habillée, elle serait plus remarquée par ceux qui avaient de l’importance à ses yeux qu’avec une tenue plus tapageuse.
Elle s’observa dans la glace d’un œil critique. Elle était mince, malgré cinq grossesses. À son âge, trente ans, la plupart des concubines qu’elle avait connues, divinement belles du temps de leur jeunesse, s’étaient empâtées, victimes d’une nourriture trop riche et de leur paresse physique. Deirane s’estimait gâtée par la nature. Et puis, le treillage d’or incrusté dans sa chair avait sa part de responsabilité sur la fermeté de son corps. Plaquant le tissu contre son corps, elle se souvint de ce jour lointain où elle jouait à gonfler une poitrine qu’elle trouvait trop menue. À l’époque, elle ne l’aurait jamais cru si on lui avait dit que vingt ans plus tard elle aurait bien voulu en avoir un peu moins.
Un coup bref frappé à la porte la ramena sur terre. Hester avait laissé la chambre à sa mère le temps qu’elle s’habille. Mais il fallait qu’il finisse de se préparer. Elle l’invita à entrer. Le jeune homme avait revêtu un costume somptueux. Une veste noire sur une chemise blanche et un pantalon noir. Une large ceinture de couleur vive lui enserrait la taille et mettait sa sveltesse en évidence. En le voyant, Deirane se troubla. Aussitôt, l’air enjoué d’Hester fit place à de l’inquiétude.
— Quelque chose ne va pas ? demanda-t-il.
— Tu es magnifique, dit-elle.
Elle s’approcha de lui et posa sa tête contre la poitrine. Il hésita un instant, puis se décida à l’enlacer.
— À chaque fois que j’ai éprouvé un moment de bonheur, quelque chose est venu le détruire. J’ai peur en permanence que nous soyons à nouveau séparés et que je n’arrive plus à te retrouver, jamais.
— Cela n’arrivera pas. Je n’ai aucune intention de partir.
— Il nous faudra nous séparer bientôt pourtant.
— Temporairement. Nos obligations nous laissent assez de temps libre pour nous permettre de nous rencontrer régulièrement.
— Tu ne regrettes pas ta vie d’avant ? Tranquille, sans souci.
Il la prit par les épaules et l’écarta de lui pour pouvoir la regarder dans les yeux.
— Ma vie d’avant ? J’étais orphelin, je croyais être seul au monde. C’est une famille d’adoption d’Elmin qui m’a élevé. Ils étaient gentils, ils m’ont élevé comme si j’étais de leur sang, malgré tout ce n’était pas ma vraie famille. Un jour, je découvre qu’elle existe, pas très loin de chez moi, avec des frères, des sœurs et une mère encore vivante. J’ai aussi, paraît-il, des cousins, des tantes, un oncle et des grands-parents. Il n’est pas question que je renonce à tout cela, même pour retrouver ma petite vie tranquille d’avant.
— Il faudra du temps, j’ignore où sont tes frères et sœurs. J’ignore même s’ils sont encore vivants.
— À deux, nous les trouverons plus vite.
Il l’enlaça à nouveau. Deirane profita longuement du moment de paix qui lui était offert. Elle s’écarta enfin.
— Il faut qu’on y aille, dit-elle, on va être en retard.
— Nous sommes déjà en retard.
— Je sais, répondit-elle avec un petit sourire sur les lèvres, privilège de femmes.
Elle prit l’étui qui contenait son usfilevi.
— Je t’attends en bas, dit-elle.
Elle quitta la chambre pour le laisser finir de se préparer.
.
Dans la rue, devant la porte de l’hôtel, une calèche les attendait. Un modèle décapotable très luxueux.
— Ce n’est pas raisonnable, remarqua Hester, nous n’en avons pas les moyens.
— C’est indispensable. Ce soir, nous allons à la bataille. Une bataille d’un genre différent. Notre arme sera notre apparence. Le moment et la façon dont nous arriverons sont importants. Nos tenues, nos gestes, tout compte. Et de toute façon, ce n’est pas nous qui payons.
— Je me demande ce que ton employeur va penser de ce genre de dépenses. Mais tu as plus d’expérience que moi dans ce domaine.
— Fais-moi confiance.
Il lui ouvrit la porte pour l’aider à monter, donna la destination au cocher et grimpa à son tour. La voiture s’ébranla.
— Le poème de ce soir, il fait partie de la stratégie ? demanda-t-il.
— Tu connais les traditions des fêtes helarieal ?
— Vaguement.
— Tout le monde doit distraire les convives par son talent. En première partie, tous les arts sont les bienvenus. C’est en seconde partie, après le repas, que les musiciens s’occupent de faire danser tout le monde. Tu ne chantes pas très bien, mais tu as une belle voix. J’ai pensé qu’un poème serait bien adapté pour toi. Qu’importe, ce qui compte est le plaisir, le sien et celui des autres.
— Je me demande ce que va faire Saalyn ce soir.
— Tu l’aimes bien, n’est-ce pas, répondit Deirane avec un sourire entendu.
— Je n’ai jamais entendu parler d’elle, mais il me semble qu’elle est connue. Au moins des soldats.
— Elle est connue en effet. Et pas uniquement pour ses exploits. Elle chante aussi.
— C’est une bonne chanteuse ?
— Non seulement elle chante bien, en plus elle est l’auteur de ses chansons. Je suis sûre qu’un ou deux airs que tu fredonnes sont d’elle. Tu seras surpris de son talent.
— Et la pentarque ?
— Elle c’est la danse. Elle est une maîtresse d’art corporel helarieal. Tu ne savais pas ?
— Je ne le savais pas. J’ai assisté à un spectacle une fois, c’est extraordinaire.
— En terre étrangère, ce genre de spectacle ne quitte pas les ambassades et les consulats helarieal. J’ignorais que tu y avais tes entrées.
Le jeune homme piqua un fard.
— C’était une prestation privée.
Deirane sourit. Elle avait compris. Les humains et les stoltzt se ressemblaient suffisamment pour qu’une jeune beauté soit sensible au charme d’un homme de l’autre peuple. Et comme ils appartenaient à des espèces différentes, il n’y avait aucune chance qu’une grossesse vienne tout gâcher.
L’arrivée devant le consulat dispensa Hester d’approfondir davantage le sujet. Le bâtiment, généralement discret, était illuminé, aussi flamboyant qu’un joyau en pleine lumière. Des lanternes en papier éclairaient les abords. Elles ne contenaient pas une flamme vive qui les aurait consumées, ces luminaires étaient remplis de cet étrange liquide lumineux qui éclairait les grottes de la Pentarchie depuis un millénaire. Dans le hall, des tentures habilement disposées masquaient les portes qui menaient vers les parties privées, seul l’accès au jardin était libre. C’est là que se déroulait la fête.
Les Helariaseny avaient dressé une grande tente carrée, fermée sur trois côtés et grande ouverte face au corps du bâtiment. Elle était maintenue debout par plusieurs poteaux en bois dont certains étaient sculptés. La tradition helarieal voulait que chaque membre de la Pentarchie participe en donnant de son talent. La plupart préféraient se donner en spectacle, chant, musique, poésie, théâtre, pour distraire l’assistance. Certains choisissaient d’autres moyens. La sculpture pour honorer des festivités, c’était peu banal. Au fond, la scène était encore vide, ce qui était inhabituel : la guerre avait plongé la Pentarchie en état de choc pour qu’aucun artiste ne se produise. Sur les côtés, deux grandes tables décorées croulaient sous les victuailles. La cuisine était un autre talent très apprécié. Dans les villes, on notait une tendance à entraîner un excès de dessert par rapport au reste, à la campagne c’était plutôt les grillades qui dominaient. Mais ce soir, quelqu’un avait tenu à ce que les convives ne demeurent pas sur leur faim. La plupart des plats venaient de Boulden et ses environs, on arrivait quand même à en trouver quelques-uns typiques de l’Helaria comme le poisson farci aux algues que Hester repéra immédiatement.
Deirane entra au bras d’Hester. Il y avait déjà beaucoup de monde, malgré l’heure peu avancée. Quatre des sept espèces intelligentes qui habitaient la planète étaient présentes. Seuls manquaient les gems, les bawcks et les drows qui ne prisaient généralement pas ce genre d’événement. La plupart des convives étaient Helariaseny, personnel du consulat ou voyageurs de passage. Toutefois, beaucoup de Bouldenites étaient présents. On distinguait facilement plusieurs groupes d’individus. Les premiers étaient ici pour faire la fête, s’amuser. Ils portaient des tenues destinées à attirer l’attention des représentants du sexe opposé. Quelques-uns ne cherchaient qu’une aventure d’une nuit, d’autres espéraient découvrir la personne qui ferait un bout de chemin à leurs côtés. Parmi eux, il y avait aussi des adolescents de la ville venus s’encanailler entre les bras des Helariaseny réputées peu farouches. Ceux-là étaient généralement déçus. Les quelques rares élus qui réussissaient à capturer une jeune proie suffisaient à entretenir la légende.
Le second groupe était constitué des notables de Boulden. Eux étaient là pour se montrer. Ils portaient des tenues voyantes, étalage de leur richesse, profitant de la moindre occasion pour la mettre sous le nez des interlocuteurs. Ils étaient accompagnés de femmes superbes, souvent des esclaves, habillées de façon très décorative. C’était un pari risqué, n’importe laquelle pouvait demander l’asile et perdre automatiquement son statut d’esclave. Le fait qu’elles ne le fassent que très rarement était considéré comme un gage de la bonté de leur propriétaire. La vérité était que la plupart avaient une famille, parents, frères, sœurs, cousines, plus rarement des enfants, utilisés pour faire pression sur elles. En général, les deux groupes ne se mélangeaient pas, sauf quand un riche commerçant cherchait à marchander les charmes d’une jeune beauté helarieal. Deirane espérait que cela ne se produirait pas ce soir, elles abhorraient ça et souvent des bagarres en résultaient.
Il y avait aussi un dernier groupe très faiblement représenté dans l’assistance, se comptant sur les doigts de la main : les nobles de la cité-État. Les vrais nobles, ceux qui l’avaient fondée, qui s’étaient battus pour l’effondrement de la tyrannie feytha, avant que les marchands d’esclaves ne s’abattent sur elle. Écœurés par l’attitude de ces derniers, ils ne se considéraient pas comme faisant partie du même monde. Ils méprisaient aussi les Helariaseny, tout en admirant leurs capacités guerrières. Aussi, recherchaient-ils plutôt la compagnie de ces derniers.
Annotations
Versions