Chapitre 16 : Boulden, de nos jours. (1/2)
La soirée devenait moins effrénée. Au fur et à mesure que la nuit avançait, les couples se rapprochaient et les mains se faisaient plus caressantes. Evril, l’informateur, entra dans la salle. Il observa les fêtards jusqu’à ce qu’il trouve celle qu’il cherchait. Fendant la foule des danseurs qui protestèrent mollement, il atteignit Saalyn. Celle-ci était installée sur les genoux de son cavalier, face à lui et l’embrassait. Il toussota doucement. Comme elle ne réagissait pas, il lui tapota l’épaule. Elle se tourna vers lui.
— Evril, dit-elle, je suis occupée. Dégage !
— Désolé, je n’avais pas le choix, je suis en service commandé.
— Toi ? Qui peut bien te faire assez confiance pour ça ? Un fou.
— Merci, toujours le compliment à la bouche. La folle est ta copine avec plein de diamants dans la peau.
— Deirane ?
— Elle s’est pas présentée, il doit pas y en avoir beaucoup comme elle.
— Que veut-elle ?
— Que tu la rejoignes.
— Maintenant ? Ça ne peut pas attendre.
— Je crois pas, elle a dit que c’était urgent.
Saalyn soupira. Deirane avait tendance à atténuer les faits. Pour elle, urgent signifiait qu’il était presque déjà trop tard. Avec regret, elle délaça les bras du cou de son compagnon.
— Je reviens de suite, dit-elle, garde la place au chaud.
— J’essaierai. La place est très convoitée, je ne sais pas si j’y arriverai.
— Je tuerai toutes celles qui oseront me doubler.
— Tu vas décimer la Pentarchie.
Elle se leva et manqua de tomber en arrière, ce qui serait arrivé s’il ne l’avait pas retenue.
— Un problème ?
— Oui, la terre bouge ?
— Tu es sûre que c’est la terre qui bouge.
— Je sais pas. Elle tourne aussi.
Elle s’appuya un instant sur l’épaule de son cavalier le temps de retrouver un semblant d’équilibre. Elle se tourna vers le petit informateur.
— Aide-moi, mais n’en profite pas.
— Aucun risque. À respirer à côté de vous, je tomberai aussitôt dans les pommes.
Elle souffla dans la main pour sentir son haleine. À la forte odeur d’alcool, elle fit la grimace.
— J’ai peut-être un peu trop bu, avoua-t-elle.
— Sans aucun doute, maintenant suivez-moi.
Elle se laissa entraîner, jetant un regard de regret vers son cavalier et le confort de ses genoux.
Evril conduisit Saalyn jusqu’à la rue. Non alimentés, les globes lumineux s’étaient assombris. Passant de la vive clarté à une semi-obscurité, elle ne vit plus rien.
— Où est-elle ? demanda-t-elle.
Il désigna une silhouette sombre qu’elle distinguait à peine, à quelques perches.
— Je ne vais pas plus loin, elle m’a demandé de la discrétion, dit-il.
— Drôle d’endroit pour une rencontre.
— Il y avait trop de monde dans le consulat qu’elle m’a dit.
La démarche hésitante, elle s’avança vers son amie. Elle se trouvait loin et l’alcool faisait sentir ses effets plus que jamais. Elle s’était préparée un lendemain joyeux. Ce n’était pourtant pas son habitude.
Un rendez-vous dans la rue, son amie qui ne faisait aucun effort pour la rejoindre, un sentiment d’alarme commença à se frayer un passage à travers son ébriété. Elle s’arrêta, tentant de réfléchir. Elle jeta un coup d’œil vers la porte de l’ambassade, bien loin pour sa sécurité.
La personne qui l’attendait se tournant vers elle, elle comprit ce qui la gênait. Deirane était petite, pas la silhouette qui se tenait devant elle.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-elle.
Elle ne reçut pas de réponse. Un choc violent à l’épaule, la projeta contre le poteau de la véranda. Sous la douleur, Saalyn serra les dents en gémissant, mais elle ne s’effondra pas. Le carreau d’arbalète qui lui avait transpercé l’épaule s’était planté dans le bois derrière elle et la maintenait debout. La douleur intense la dégrisa instantanément.
Un cri de joie retentit dans le silence. Du toit en face d’elle, un individu se laissa glisser au sol et courut dans sa direction pendant que la personne qui avait servi d’appât approchait prudemment. Des rues voisines, des spadassins émergèrent. Ils s’approchaient avec méfiance. Entre ses yeux mi-clos, Saalyn les observait sans trop y croire. Avec toute son expérience, elle était tombée dans un piège élémentaire. Elle allait mourir comme ça, stupidement, à côté d’une maison remplie de soldats helarieal, sans que personne ne s’en aperçoive. Celui qui semblait être leur chef arriva le dernier.
— C’est quoi ce travail de merde, s’écria-t-il, on devait agir en douceur, sans violence et vous me la clouez au mur. Putain, j’espère qu’ils accepterons de payer le reste de la somme promise maintenant.
Celui qui avait tiré ignora la remarque. Il n’allait pas s’en faire pour un serpent.
— Ce n’était pas si difficile, remarqua-t-il, on nous avait annoncé les pires difficultés, avec probablement la mort au bout. J’ai presque honte de me faire payer.
— Laisse-moi ta part alors, lança un complice.
— Attends un instant, intervint un troisième, où est l’autre ?
Il se tourna vers Evril.
— Il devait y avoir deux femmes, dit-il, où est la seconde ?
Le petit homme s’était approché en même temps que les assassins.
— Je n’en ai trouvé qu’une, l’autre n’était plus à la fête.
— Fallait la trouver, elle va être sur ses gardes maintenant.
— Laisse, on s’en occupera plus tard. On termine déjà celle-là, dit un troisième.
— Que fait-on ?
— Elle est sacrément gaulée pour un serpent. Je serais d’avis qu’on s’amuse un peu avant de la tuer, déclara l’un d’eux.
Il tendit la main vers le corsage comme pour l’arracher. Un complice lui arrêta le poignet.
— Si elle est aussi dangereuse qu’on dit, on n’a pas trop intérêt à s’amuser.
— Allons, sans arme et clouée comme elle est, que veux-tu qu’elle nous fasse ?
— Il vaut mieux aller au plus vite. Tu oublies où nous sommes. Je préférerais ne pas m’attarder près de cette maison.
— Tu as raison, la mission est accomplie, il vaut mieux y aller.
— Je ne suis pas d’accord, intervint une nouvelle voix, elle doit mourir. Cette salope a tué mon frère.
— Ton frère ? Je croyais qu’il avait été décapité par l’inquisition de Nayt.
— C’est elle qui l’a livré. Elle est responsable de sa mort. Elle doit payer. Et ne t’inquiètes pas, quand j’en aurai fini avec elle, elle ne sera plus un danger. C’est même elle qui nous suppliera de la tuer.
Il dégaina son couteau et s’approcha d’elle. Le chef des spadassin lui attrapa le poignet.
— Tu fais quoi là ? On n’est pas censé la tuer. Juste la chahuter un peu pour lui donner un avertissement. On ne devait même pas la blesser.
— J’en ai rien à foutre des ordres. Elle a tué mon frère.
Il dégagea son bras.
— Après tout, fais ce que tu veux. C’est qu’un serpent. Et tant pis pour le reste de l'argent. On a déjà été suffisamment payé de toute façon.
Les complices l’observèrent. Il dévisagea longuement le visage convulsé de souffrance de la stoltzin. Puis il posa la main sur son épaule.
— De toute façon, nous avons échoué, conclut-il, elle est déjà blessée. Notre commanditaire refusera de nous donner le reste. Autant se faire plaisir.
Avec un sourire sadique, il appuya fortement. La guerrière ne put retenir un gémissement de souffrance qui ravit son tortionnaire. De l’autre main, il lui taillada le ventre, une estafilade peu profonde néanmoins douloureuse. Saalyn poussa un hurlement, autant de douleur que pour tenter d’avertir les siens. Avec les bruits de la fête, elle n’avait aucun espoir.
Sur la piste de danse, Muy était langoureusement enlacée par un stoltzen, abandonnée, la tête appuyée contre sa poitrine ; sa petite taille – encore plus menue que celle de Deirane – l’empêchait de se reposer sur l’épaule de ses partenaires. Brutalement, elle s’immobilisa, manquant de les faire tomber tant le geste était inattendu.
— Un problème ? demanda son cavalier.
Elle lui fit signe de se taire et se concentra, le regard dans le vague.
— Rassemble les hommes et rejoins-moi dans la rue.
Elle se précipita vers la sortie. Le prince de Boulden s’approcha du cavalier abandonné. Tout en suivant des yeux la pentarque qui disparaissait dans la foule, il demanda :
— Un problème ?
— Je l’ignore. Certainement.
Muy atteignit la rue en quelques instants. Elle repéra instantanément l’attroupement et le rejoignit. Les mains sur les hanches, campée fièrement sur ses pieds, elle les interpella.
— Messieurs, lança-t-elle d’un ton provocateur, douze contre une seule femme, êtes vous sûr d’être en nombre suffisant. Peut-être avez-vous besoin d’aide.
Ils se retournèrent. L’un d’eux s’adressa à elle sans méfiance, trompé par son air de jeunesse.
— Va jouer ailleurs gamine, c’est une affaire d’homme ici. Laisse-nous.
— Je voudrai bien, seulement vous avez ma guerrière, je partirai quand vous me l’aurez rendue.
Sa remarque provoqua un flottement dans les rangs adverses. Les plus vifs avaient compris aussitôt, les autres mirent plus de temps. Malgré tout, ils arrivèrent à la même conclusion. Ils se concertèrent du regard.
— Nous sommes douze et elle est seule, dit l’un d’eux.
— En plus elle n’a pas d’arme, ajouta un second.
— Je vous avais dit qu’il fallait aller au plus vite, lança une autre voix.
— Je n’ai pas d’armure non plus, fit-elle remarquer. Rien ne gênera vos lames, tous les coups porteront. Le rapport de force est-il à votre goût ?
Son insouciance les freina un instant. Ils se postèrent face à elle. Jusqu’à présent, ils avaient fait écran entre Saalyn et elle. Leur mouvement lui permit alors de voir la guerrière libre blessée et clouée à son poteau, saignant de multiples blessures à l’épaule et au ventre. Cette vue la remplit de fureur.
Soudain, l’un d’eux s’élança. Elle l’évita avec une fluidité toute féline. Les autres assauts se soldèrent par le même résultat. Elle les esquivait avec une économie de mouvement surprenante, presque sans bouger. Les spadassins avaient affaire à une véritable anguille, ils avaient connu des savonnettes moins glissantes. Une lame qui aurait dû l’égorger passa à quelques ongles de la peau, sans la toucher. Une épée, au lieu de lui transpercer le cœur s’arrêta au ras du tissu. Un coup qui aurait dû la couper en deux la frôla à peine sans la blesser.
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