Chapitre 18 : Boulden, de nos jours. (3/3)
— Dans ce cas, demanda-t-elle, qu’avez-vous prévu pour moi pendant mon séjour ici. Allez-vous me mettre au cachot ou y a-t-il des occupations plus constructives ? À moins que tout ce que vous m’offriez soit de vous faire la conversation.
Le garde fit un sourire narquois.
— Je n’ai reçu aucun ordre concernant d’éventuelle tâche à vous confier. Si vous voulez vous rendre utile, je sais que…
— Oui ?
— Le jardin a besoin d’être désherbé.
La réponse était une façon de dire qu’elle était inutile. Ce qui la vexa. Un poids mort. Voilà ce qu’elle était pour la Pentarchie. Eh bien elle n’avait pas qu’une jolie figure et quelques pierres précieuses pour seuls atouts. Elle avait un cerveau en état de marche et allait leur prouver. Elle ne savait pas encore comment. Elle trouverait. En attendant…
Prenant son sourire le plus enjôleur elle se tourna vers le garde.
— Les outils de jardinage, où sont-ils ? demanda-t-elle.
— Dans un réduit au fond du jardin. Une porte en bois plein, sans serrure.
— Merci.
Elle se tourna pour s’éloigner.
— Je ne serais pas contre un peu de conversation, de temps en temps, lança-t-il.
Elle lui sourit, puis continua son chemin, balançant les hanches d’une manière qui aurait rendu fous la plupart des mâles de presque toutes les espèces stolzoïdes du monde.
Cela faisait deux jours que Deirane était assignée à résidence dans le consulat. L’hostilité à son égard semblait avoir disparu. À l’exception de la pentarque, ils s’étaient rangés à l’opinion de Saalyn et la considérait innocente des derniers événements. D’ailleurs, même cette dernière semblait s’être amadouée. Son seul tort avait été de tenter de recruter des guerriers helarieal. Ce n’était pas un crime, ils étaient là pour ça.
La Pentarchie avait tenu les promesses du garde, elle avait réglé toutes les factures qu’elle avait en suspens dans la ville. La prochaine fermeture du consulat avait libéré beaucoup de place, elle avait pu choisir sa chambre, proche de celle de Saalyn. Hester avait choisi d’emménager avec elle. Il s’était installé juste à côté. Cela faisait des mois qu’ils vivaient dans la promiscuité tous les deux. Le fait d’avoir une chambre pour eux seuls leur sembla un luxe presque sybaritique.
Elle n’avait malheureusement pas plus d’occupation qu’avant. Elle avait découvert que le jardinage était un moyen efficace de s’occuper les mains en gardant l’esprit libre pour réfléchir. Et elle réfléchit beaucoup. Sa confrontation avec le drow allait être décisive. Sa vie allait dépendre de ses paroles. Elle devait être prête. Le problème c’est qu’elle ne savait pas du tout les raisons qui l’avait poussé à organiser cette rencontre : une confrontation avec son œuvre ou pour y mettre fin avant que la vieillesse ne la dégrade. Un adepte de la perfection tel que ce drow pouvait très bien vouloir la détruire pour que personne ne puisse la voir imparfaite.
Voilà à quoi elle passait ses journées, à ruminer des idées noires.
Saalyn était penchée sur ses dossiers quand la porte de son bureau s’ouvrit et que quelqu’un entra. Habituée aux visites quotidiennes de Deirane elle ne leva pas la tête.
— Bonjour Deirane, dit-elle. Assieds-toi. Je termine ça d’abord.
Le verrou qui se fermait l’intrigua et la tira de sa concentration. Elle regarda son visiteur. Ce n’était pas Deirane mais Hester. Le jeune homme ne voulait pas être dérangé pendant leur discussion s’il les enfermait ensemble. Elle croisa les mains devant elle et attendit. Hester s’installa.
— Je suppose que tu as quelque chose à me dire.
— Je vous connais, dit-il en préambule.
— Je suis Saalyn, guerrière libre helarieal. Je suis née à Neiso. J’ai six cent trente-deux ans et je suis amie avec ta mère depuis vingt, même si elle n’a pas donné signe de vie pendant la plus grande partie de ce laps de temps. Elle nous a présenté il y a moins d’une douzaine et depuis nous nous voyons presque tous les jours. Alors oui, nous nous connaissons. D’autres questions ?
— Je vous connais depuis bien plus d’une douzaine, beaucoup plus d’une douzaine. Je ne me souviens plus de quand.
Saalyn hésita. Était-il possible que ses souvenirs remontent aussi loin ?
— Le jour de notre rencontre, mon nom et mon visage t’étaient inconnus.
— Votre visage ne me disait rien. Il ne me dit toujours rien.
— Alors comment ? Quand ?
— À la fête. Quand j’ai dansé avec vous. Quand j’étais contre vous. Quand j’ai respiré votre odeur, j’ai ressenti une impression bizarre.
Saalyn grimaça.
— C’est un compliment ça ? Ou une façon de me dire que je sens mauvais.
Hester rougit.
— Je ne sais pas comment expliquer sans paraître insultant.
— Alors sois insultant, je saurai faire la part des choses. Dis-moi ce que tu te souviens de moi.
— Je me souviens de votre odeur. Et c’est associé à une image rassurante. Presque maternelle. Sauf que vous ne pouvez pas être ma mère puisque Deirane l’est et qu’en plus nous ne sommes pas du même peuple.
Il hésita, dévisageant Saalyn qui ne disait plus un mot.
— Je vois que vous savez de quoi je parle, votre expression est transparente.
— Je sais en effet de quoi tu parles.
Sa voix était troublée, elle semblait en proie à une intense émotion.
— Je ne pensais pas que tu te souviendrais d’un événement aussi lointain.
— Juste de l’odeur, pas…
Elle leva la main pour le couper.
— Ne m’interromps pas, personne à part Öta et moi ne connaît cette histoire. Je ne l’ai jamais raconté à personne... Tu as le droit de savoir.
— Ma mère aussi.
— Tu lui raconteras, si tu désires partager ça avec elle.
Elle hésita.
— Si tu te souviens de mon odeur mais pas de mon visage, c’est parce que tu as passé plusieurs mois de ta vie sous ma tunique, contre ma poitrine.
— Sous la tunique! Mais j’avais quel âge ?
— Je ne saurais le dire avec exactitude.
— Vous m’avez vu naître, vous connaissez mon âge.
— À l’époque j’étais… pas au mieux de ma forme. C’était juste après la première affaire que j’ai résolue. J'avais rencontré ta mère peu de temps avant. Une histoire d’enlèvement d’une jeune fille contre rançon. Ta mère a dû te raconter dans quel état j’étais.
Hester confirma d’un hochement de la tête.
— Lors de la mission précédente, j’ai bien failli y rester. Si j’étais toujours vivante, c’est uniquement parce Öta est venu à mon secours. Et plus que la mort, après tout j’ai un métier où je mets constamment ma vie en danger, c’est le fait d’avoir été torturée et violée, sans raison juste pour la vengeance, des douzaines durant. J’étais angoissée… Non. J’étais terrorisée… Je suis aujourd’hui encore terrorisée à l’évocation de ces souvenirs. Et à cette époque, c’était récent. J’ai repris mes enquêtes avec la boule au ventre. J’avais peur. C’était la première fois. La mission a été réussie, mais je l’ai réalisée dans une sorte d’état second. Beaucoup d’événements de cette période restent flous dans ma mémoire. Si ça peut t’aider, à fin de notre chevauchée, tes premières dents avaient poussé et tu me faisais sacrement mal en tétant.
— Vous m’avez donné le sein ?
— Quand je suis arrivée à la ferme de tes parents, tout avait brûlé. Ils avaient disparu. Les mercenaires avaient eu au moins la décence de ne pas te laisser dans la maison avant d’y mettre le feu, mais ils t’avaient abandonné sur place. Le cadavre de ton père était dans les décombres. Ta mère avait disparu. Je t’ai recueilli. Tu avais faim seulement je n’avais que de la viande séchée et des légumes sur moi. Rien que tu ne pouvais manger. Les stoltzint ne sont pas comme les humaines. Nous pouvons avoir une montée de lait en quelques heures quand on a un nourrisson, même sans avoir eu d’enfant. Entre la ponte et l’éclosion il peut s’écouler des mois si les conditions sont défavorables. Et quand c’est le cas, il arrive que la mère n’ait pas survécu. Une autre doit prendre le relais. J’ai pu t’allaiter avant de repartir.
— Et ensuite.
— Je suis parti à la recherche de ta mère. L’enquête s’est avérée plus dangereuse que prévu. Aussi, pour éviter de t’exposer davantage, je suis repassée par Sernos – c’était ma base d’opération à l’époque – et je t’ai déposé à l’orphelinat. Quand je suis repassée, au bout de plusieurs mois, tu avais été adopté. Comme la vie que je pouvais t’offrir était dangereuse, que ta nouvelle famille était humaine et que j’avais perdu tout espoir de retrouver ta vraie mère, je me suis dit que tu étais au meilleur endroit possible. Je t’y ai laissé. Je t’ai surveillé un moment pour voir comment tu grandissais. La famille semblait t’aimer…
— Ma mère adoptive ne pouvait pas avoir d’enfant, elle était stérile.
— En fait, c’est ton père qui l’était. C’est une habitude très humaine de tout mettre sur le dos des femmes dans ce cas-là. Si elle avait été moins stupidement fidèle, elle aurait fait ce qu’il fallait et aurait eu une vie plus heureuse. Bref, au bout de quelques années, je suis rentrée à Neiso, je t’ai perdu de vue. La fois suivante où je suis passé par Sernos, ta famille avait déménagé. Je ne l’ai pas cherchée.
— Pourquoi ?
— Les stoltzt étaient impopulaires à l’époque, plus qu’aujourd’hui. Il était mieux pour ton avenir qu’on ne sache pas que nous étions liés, ça t’aurait causé trop de problèmes.
Saalyn avait fini son histoire, elle se tut.
Hester se leva. Il contourna le bureau et se mit face à Saalyn, la dominant sur sa chaise. Elle leva la tête, lui lançant un regard où perçait une certaine inquiétude. Soudain il s’accroupit et la serra contre lui. Elle le laissa faire, émue. Il la lâcha enfin.
— J’avais peur que tu m’en veuilles, dit-elle, pour ne t’avoir rien dit.
— Je vous en veux un peu. Le jour de notre rencontre, vous saviez qui j’étais mais vous vous êtes comportée comme si j’étais un parfait inconnu.
— En un sens tu l’étais. La dernière fois que je t’ai vu, tu avais quatre ans.
— D’un autre côté, vous m’avez sauvé la vie, nourri, donné une nouvelle famille et offert un avenir. Pour ça, je vous en serai toujours reconnaissant.
Un sourire éclaira le visage de Saalyn.
— En fait je suis doublement content. D’une part j’ai enfin terminé ma quête personnelle.
— Ta quête.
— Je me suis longtemps renseigné sur mon passé. Je voulais savoir d’où je venais. Quand ma mère m’a trouvé, ça a éclairci beaucoup de choses. Pas tout. J’ignorai comment j’étais arrivé à l’orphelinat. Quand je les ai vus, ils m’ont parlé d’un guerrier libre helarieal, ils n’avaient pas dit que c’était une femme.
— Parce que c’est Öta qui t’a inscrit. Il était mon disciple à l’époque.
— Alors ma quête n’est pas tout à fait terminée. Il me reste à rencontrer Öta. J’ai cru comprendre qu’il n’allait pas tarder à venir ici. Le rencontrer n’est plus qu’une question de temps.
Il fit une courte pause avant de reprendre.
— Je suis le seul homme à avoir la chance d’avoir trois mères vivantes. Quand Deirane saura que la seconde c’est vous, elle sera ravie.
— Que vas-tu faire maintenant ?
— Aider ma mère dans sa propre quête.
Voyant que Saalyn attendait la suite, il continua.
— Ma mère a eu cinq enfants, deux filles et trois garçons, qu’on lui a tous volés peu après la naissance. Elle m’a retrouvé, mais il en reste encore quatre. Elle ne s’arrêtera pas tant qu’elle ne les aura pas trouvés.
— C’est une excellente quête. N’oublie pas cependant que tu as ta vie à mener.
— Je ne l’oublie pas. Toutefois ce sont mes frères et mes sœurs, j’ai envie de les connaître.
— Je comprends. Tu as l’air doué et tu l’aideras bien dans ses recherches.
— Je ferai mon maximum.
Le jeune homme compris que la conversation était close. Il rejoignit la porte en quelques enjambées et la déverrouilla. Avant de sortir, il adressa un dernier sourire à la stoltzin. Une fois seule, celle-ci, au lieu de reprendre son travail, se cala confortablement dans son fauteuil, les mains derrière la tête, une expression rêveuse sur le visage.
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