Chapitre 21 : Grande route du nord, vingt ans plus tôt. (1/2)
Deirane ne tarda pas à rejoindre la route qui reliait Ortuin à Sernos. Elle était récente, encore en bon état. L’ancienne route construite par les Feythas avait été abandonnée pendant plus de cinquante ans, elle avait été entièrement rénovée lorsque la ville d’Ortuin avait été fondée, quelques années plus tôt pour servir de chef-lieu à la province éponyme du nord de l’Yrian. Elle était aussi large que la Grande Route du Sud qui reliait Sernos aux royaumes du sud et logiquement elle avait été nommée « Grande Route du Nord ».
Toutefois, Ortuin était encore petite et sa bourgeoisie peu développée. De plus, alors que les grandes routes du sud et de l’est desservaient plusieurs royaumes, celle-là était purement interne à l’Yrian. Elle était donc quasiment déserte. Depuis qu’elle avait quitté la ferme, Deirane n’avait croisé personne.
La jeune fille marchait sous un soleil de plomb. C’était une fille de ferme, solide, mais elle était jeune et n’était pas une marcheuse entraînée. Sa sœur Cleriance avait tablé sur trois jours pour atteindre la capitale, quinze longes par jour. À condition de ne pas traîner en route. Elle mettrait certainement plus à voir la façon dont elle était essoufflée alors qu’elle n’avait même pas marché un monsihon et parcouru moins de trois longes. L’état de bouleversement dans lequel elle était rendait sa démarche cahotante et n’arrangeait rien.
Elle trébucha et s’étala de tout son long. Les larmes qui couvaient depuis qu’elle avait quitté sa sœur sortirent soudain. Elle resta là, allongée sur la route, à pleurer. C’est la brûlure du soleil qui l’incita à trouver un abri. Il y avait un arbre isolé quelques dizaines de perches sur le bas côté, devant elle. Elle s’y traîna à quatre pattes et se roula en boule sous son ombre.
La fraîcheur de la nuit la réveilla. La faim aussi. Elle fouilla le havresac que lui avait passé Cleriance. La jeune femme avait prévu les complications, elle avait tout préparé pour un départ précipité. Dans son égarement, Deirane n’en prit pas conscience. Le sac contenait de quoi manger en quantité suffisante pour le voyage. Pour la boisson, il n’y avait qu’une gourde qu’elle vida presque pour étancher sa soif. Heureusement, son aînée avait inclus un purificateur de voyage. C’était un système qui nettoyait l’eau par décantation, les particules empoisonnées, lourdes, tombaient au fond, l’eau de surface était consommable. Ce système n’était pas aussi efficace que le système de distillation utilisé à la ferme, néanmoins il pouvait subvenir au besoin d’une personne en bonne santé pendant quelques douzaines de jours. Au-delà, le peu de poison restant finissait malgré tout par rendre le buveur malade. C’est par réflexe que Deirane alla le remplir dans l’eau du fleuve.
Elle prit la première chose qu’elle trouva pour se nourrir. C’était des œufs de jurave, ce petit reptile bipède qui tenait lieu de volaille aux stoltzt avant l’arrivée des Feythas et qui avait remplacé le poulet dans les basses-cours humaines quand celui-ci avait disparu lors du conflit final. Sans réfléchir, elle cassa la coquille. Par chance, il était dur. Elle mangea tout ce qu’elle trouva. Puis elle se roula en boule et s’endormit.
Le lendemain, même si le poids sur sa poitrine n’avait pas disparu, elle avait les idées plus claires. Sa première action fut de transvaser l’eau du purificateur dans la gourde. Elle aurait au moins de quoi boire pour la journée. « Ne bois surtout pas l’eau des rivières, ni ne mange les plantes sauvages. Les pluies de feu ont pu les empoisonner » lui avait dit Cleriance autrefois. Elle savait cela depuis qu’elle était toute petite. Même sans l’avoir su, la végétation n’engageait pas à sa consommation. Ces plaines qui s’alignaient du nord au sud le long de la chaîne de montagne étaient suffisamment éloignées du désert empoisonné, loin à l’est, pour que ses habitants puissent s’en accommoder. Les plantes cultivées étaient choisies pour leur résistance autant que pour leurs qualités nutritives, les plus fragiles étaient cultivées sous serre. Mais les plantes sauvages portaient les stigmates de cette folie qui avait embrasé le monde, soixante ans plus tôt. Elles étaient déformées, maladives, à l’image du monde.
Son petit-déjeuner se limita à un quignon de pain rassis qu’elle mouilla pour l’amollir. Puis elle fit le décompte de ses biens. Son sac contenait de la nourriture. Quelques lanières de viande séchées, du pain enveloppé dans du papier huilé, des fruits, quelques tubercules et un fromage. Il y avait aussi un couteau, deux bols en terre cuite avec un jeu de lanières de cuir pour en suspendre un au-dessus d’un foyer, un briquet à amadou, le purificateur, une gourde et quelques bandes de tissu – seule une femme aurait pensé à ce dernier article. Elle pouvait ajouter à cela les vêtements qu’elle portait et une bourse contenant douze cels. Pas grand-chose pour débuter une nouvelle vie. Pourtant ces douze cels devaient représenter des années d’économie. Elle rangea ses affaires, ses seules possessions désormais.
En passant le sac à son épaule, elle remarqua une bosse dans l’épaisseur du cuir qu’elle n’avait pas remarquée alors. Elle n’arrivait pas à l’identifier. Elle en renversa le contenu sur le sol et le fouilla. Elle découvrit une poche secrète dont elle tira un bijou qu’elle reconnut aussitôt. C’était un camée sur une monture en or, il représentait un visage de profil, en blanc sur fond rose foncé. Il était suspendu à une fine chaînette. Cleriance ne s’en séparait jamais, elle y tenait plus que tout. Que sa sœur ait pensé à lui laisser un souvenir l’émut. Elle le garda un moment, serré contre son cœur.
Elle allait le ranger quand elle se ravisa. Elle ramena ses cheveux en arrière pour pouvoir le mettre sans qu’ils se prennent dans les maillons. Puis elle glissa le médaillon sous ses vêtements. Le sentir reposer contre sa peau entre ses seins lui remonta un peu le moral. Elle remit à nouveau toutes les affaires dans le sac et reprit la route.
Il faisait chaud, elle transpirait, la robe de lin qu’elle portait pour le voyage lui collait à la peau. Elle s’arrêta un instant pour boire. Elle se protégea les yeux du bras pour regarder le soleil, Fenkys, qui brillait presque au zénith. Elle avait l’impression que quand elle était plus jeune, le temps n’était pas aussi lourd. Quand elle s’en était confié à Festor quelques jours plus tôt, il l’avait confirmé. Juste après la guerre, le ciel s’était assombri, la température avait baissé. Quelques années plus tard, il s’était dégagé et les températures étaient remontées. Cependant elles avaient déjà dépassé ce qu’elles étaient avant la guerre et continuaient à monter. Certains savants n’avaient pas exclu l’hypothèse que le monde avait été trop gravement blessé et que cela continuerait indéfiniment jusqu’à ce qu’il fasse trop chaud pour que l’on puisse y vivre. Ce serait alors la fin du monde. D’autres prédisaient que dès que les immenses forêts du continent, qui avaient brûlé lors du conflit, auraient repoussées, la situation s’inverserait. Deirane accrocha la gourde à sa ceinture et reprit la marche.
Elle marcha jusqu’au soir. Déjà la végétation changeait. Les pluies qui l’arrosaient ne venaient pas des plaines empoisonnées. Elles avaient depuis longtemps lessivé les poisons et la vie sauvage avait repris ses droits. Les rares pluies de feu qui survenaient n’étaient plus suffisantes pour endommager la flore. L’Yrian constituait une zone préservée au centre de la dévastation. A Sernos même, les forêts ne portaient quasiment plus aucun stigmate de la guerre. A vingt longes au nord de la capitale où elle se trouvait, si la végétation n’était pas resplendissante, elle avait bien meilleure allure qu’à Gué d’Alcyan. Les bosquets étaient plus nombreux et plus épais et le tapis d’herbe qui couvrait le sol était plus vert, plus fourni.
La jeune fille prépara son repas. Elle plongea les lanières de viande dans l’eau pour les faire ramollir. Pendant ce temps, elle se prépara un foyer Elle sacrifia le reste de sa gourde pour faire cuire les légumes. Il y avait suffisamment de bois mort sous les arbres pour allumer un petit feu. Et comme le bivouac se trouvait directement sur le rivage, elle n’eut pas à chercher des pierres pour le circonscrire. Un vague trou dans le sol creusé avec son couteau assez loin de l’eau pour que la terre fut sèche fit l’affaire. De petites brindilles lui permirent de l’allumer facilement. Quelques stersihons et elle avait une belle flamme.
Pendant que le repas cuisait, elle regarda le fleuve avec envie. Elle avait bien transpiré de la journée et elle se sentait sale. Elle ignorait toutefois si l’eau était empoisonnée. L’Alcyan l’était. Et quelques autres petits affluents de la rive gauche. Et elle ne savait pas s’ils s’étaient suffisamment dilués dans l’Unster, relativement pur, pour avoir perdu tout danger. L’eau ne pouvait pas être bue sans précaution, elle le savait. En revanche pour la baignade, elle l’ignorait. Elle décida par précaution d’attendre Sernos.
Le repas fut rapidement avalé. Les légumes n’étaient pas assez cuits, filandreux et la viande coriace. Elle s’en contenta. Seule la portion de fromage, qu’elle étala sur une épaisse tranche de pain, était bonne. Elle prépara le purificateur pour avoir de l’eau pour le lendemain. Dans l’immédiat, elle étancha sa soif avec l’eau de cuisson des tubercules. Puis elle rangea ses affaires pour être rapidement prête et s’allongea sous un arbre pour dormir.
Le lendemain, le soleil la réveilla. Après deux jours de voyage, ses jambes la faisaient souffrir. Elle se leva avec difficulté. Le petit déjeuner expédié, ses affaires emballées, elle reprit sa marche.
Le soleil était déjà haut quand un nuage de poussière à l’horizon attira son attention. Il indiquait la présence d’une troupe nombreuse qui venait à sa rencontre. La prudence lui conseillait de fuir. Mais où ? Elle n’avait aucun endroit où se cacher. Les quelques maigres buissons ne la dissimuleraient pas aux regards de ces cavaliers. Pas d’arbre à escalader. Juste la route, la rivière et un paysage plat à perte de vue, avec les montagnes en arrière-plan, loin à l’est. Elle envisagea de plonger dans l’eau pour se cacher. Elle se ravisa. On était en Yrian, à guère plus d’une dizaine de longes de Sernos, au cœur d’un royaume civilisé, le plus grand royaume civilisé du monde. Les dangers représentés par des voyageurs étaient hypothétiques, alors que ceux du fleuve étaient presque certains. Elle continua sa route.
La troupe mit un calsihon à la rejoindre. Elle était constituée de huit cavaliers qui allaient au pas. Elle les vit bien avant de les entendre. Ils ne tardèrent pas à l’apercevoir. Au fur et à mesure qu’ils s’approchaient, elle pouvait mieux les distinguer. C’étaient des hommes, tous humains, vêtus d’une tunique et d’un pantalon de cuir. Ils avaient une dague passée à la ceinture et une épée longue fixée à la selle. La plupart portaient des bracelets de force hérissés de pointes de métal. Tous étaient couverts de bijoux, médaillons ou boucles d’oreille. Celui qui semblait être leur chef, c’est-à-dire celui qui marchait en tête, portait les cheveux longs, noués en catogan ainsi qu'une barbe courte et fournie. Il semblait très jeune, peut être quatre ou cinq ans de plus que la jeune fille. Il avait sa tunique entrouverte, laissant distinguer sa poitrine encore glabre.
Ils furent rapidement sur elle. Ils se disposèrent en demi-cercle devant elle, lui barrant le passage. Ils se dévisagèrent mutuellement un long moment. Puis le chef prit la parole.
— Qui es-tu petite, et que fais-tu seule ici loin de tout ?
— Je suis Deirane et je vais à Sernos, répondit-elle. Et vous ? Qui êtes-vous ?
Le chef se retourna, regardant la route derrière lui.
— C’est par là, à quatorze longes.
— Merci, je vais reprendre ma route alors, j’ai du chemin à faire encore.
Elle allait avancer d’un pas quand un cavalier lui barra le passage.
— Attends, jeune fille, tu ne vas pas nous quitter comme ça, la conversation vient à peine de commencer.
— Je suis pressée monsieur, je veux arriver en ville avant ce soir.
— Monsieur.
Il regarda ses hommes d’un air goguenard.
— Voila qu’elle me donne du monsieur.
Ils éclatèrent de rire, ce qui étrangement ne la rassura pas. Bien au contraire.
— Tu n’arriveras pas à Sernos ce soir. Quatorze longes c’est une longue route à faire à pied avec des jambes délicates comme les tiennes. Tu arriverais devant les portes en pleine nuit. Elles sont fermées la nuit. La campagne est dangereuse, les bonnes gens s’enferment pour s’abriter des brigands. Tu te vois à l’extérieur des murailles sans personne pour te protéger ? Tu risquerais de faire de mauvaises rencontres.
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