Chapitre 25 : Territoires edorians, de nos jours. (2/2)
Ils atteignirent le refuge avant la tombée de la nuit. Situé sur le côté de la route opposé au fleuve, il était constitué de deux bâtiments accessibles par une petite marche, à droite l’écurie, à gauche les cavaliers. L’espace entre les deux était suffisamment grand pour parquer tous les chariots d’une caravane commerciale. Il était couvert, abritant un puits des pluies empoisonnées. Les portes de l’écurie et du refuge donnaient sur cet espace. Les voyageurs pouvaient donc décrocher leurs vêtements au lieu de rentrer dégoulinants dans la zone d’habitation. L’écurie, comme ils purent s’en rendre compte, était divisée en deux parties avec chacune leur accès : un côté pour les chevaux, un pour les lézards-dragons, évitant ainsi que les premiers servent d’en-cas aux seconds. L’ensemble était complété par une salle d’eau alimentée par une pompe manuelle, qui permettait aux voyageurs de faire une toilette sérieuse : dans un monde où les orages pouvaient transporter des miasmes mortels, c’était indispensable.
Pendant que ses hommes s’occupaient de leur monture, Saalyn entra dans la partie destinée au bivouac. Elle était constituée d’une grande salle qui communiquait avec deux petites pièces fermées par un rideau. Une cheminée à côté de la porte permettait de chauffer l’endroit, la réserve était bien approvisionnée en bois ; l’Yrian, tout proche, devait vérifier régulièrement son approvisionnement. À part cela, l’endroit était nu, aucun meuble, aucune source de nourriture. Elle déposa ses affaires dans un coin.
Aster fut la première à revenir. Comme elle avait dû se nettoyer du sang reçu lors de son combat, les soldats s’étaient occupés de son cheval. D’autant plus qu’ils avaient amené des palefreniers avec eux pour ce genre de tâche.
— On s’organise comment ? demanda-t-elle.
— La pièce de droite pour les femmes, celle de gauche pour les hommes, la grande pour ceux qui préfèrent rester en couple.
— Ça me va.
La Frakersen transporta ses affaires dans la pièce des femmes.
Le reste de la troupe ne tarda pas à rejoindre les deux femmes. Aussitôt, quelques-uns commencèrent à préparer la popote pendant que les autres se répartissaient en petits groupes en fonction de leur activité. Certains vérifiaient leurs armes, les aiguisaient et les faisaient briller. La plupart profitaient du temps libre pour se distraire. Jeux de cartes, osselets et échiquiers sortirent des sacs. Deirane profita de cette pause pour préparer son couchage en compagnie d’Aster et de ses filles.
Traditionnellement, les Helariaseny faisaient deux repas, un gros le matin à base de légumes et de féculents et un autre le soir, plus petit, où la viande était l’élément principal. Deirane qui avait d’autres habitudes trouva la portion un peu chiche. Elle avait encore faim. Elle n’osait cependant pas demander davantage. Les cuisiniers avaient prévu du rab pour les deux adolescentes qui en profitèrent comme si elles avaient été privées de nourriture, ce qui était peut-être le cas ces derniers jours. L’ancienne reine ayant fini sa croissance depuis longtemps, elle craignait de passer pour une goinfre. Elle se rabattit sur le pain, disponible à volonté. Dommage, les Helariaseny n’étaient pas très doués pour le préparer, son goût était insipide et la mie peu compacte alors que le steak s’était révélé savoureux et tendre.
Après le repas, pendant que quelques soldats de corvée allaient nettoyer la vaisselle, les Helariaseny se disposèrent en demi-cercle. Leur nombre et l’étroitesse de la pièce les obligèrent à se disposer en deux rangées. Trazen, le sensitif, était aussi conteur. Il s’installa devant l’assemblée. Il commença à raconter une légende stoltz. Comme Deirane la connaissait, elle n’écouta pas, préférant observer ceux qui l’accompagnaient.
Elle remarqua que certaines femmes s’installaient confortablement contre l’épaule d’un homme et que leur comportement indiquait qu’il s’agissait d’un couple de longue date. D’autres par contre, ne dataient que du jour. Même les deux sœurs jumelles trouvèrent de la compagnie, il y avait beaucoup de volontaires pour s’occuper d’elle, mais aucune proposition scabreuse ne les ciblait. Elle soupçonnait que certains cherchaient à atteindre la mère à travers les filles, ce qui n’était certainement pas le cas des stoltzt. Chez ce peuple, les enfants étaient sacrés ; il n’était pas rare qu’ils prennent en charge des enfants inconnus quand les parents légitimes ne pouvaient pas s’en occuper. C’était fréquent quatre-vingts ans plus tôt pendant la guerre où beaucoup étaient morts.
Trazen était doué. Pourtant il avait choisi une histoire courte. Elle ne dura que deux calsihons. Il était encore trop tôt pour se coucher. C’est alors qu’un soldat réclama une chanson. Cette idée entraîna une clameur enthousiaste et au bout d’un moment, tous les Helariaseny scandaient en rythme :
— Une chanson ! une chanson !
À regret, Saalyn se dégagea de l’étreinte de celui qui allait certainement être son amant pour la nuit.
— Je n’ai pas mon usfilevi, dit-elle.
— J’ai une flûte, répondit une voix.
— Alors d’accord.
Il n’y avait pas de banc. Aussi se plaça-t-elle en tailleur, face à son public. Ce n’était pas la position idéale pour un récital, mais elle était trop fatiguée pour rester debout. Elle commença à chanter, accompagnée par la flûte.
La stoltzin avait du talent. Sa voix avait une tessiture étendue, descendant bas dans les graves et pouvant monter haut dans les aiguës. Et elle avait une voix sonore et claire. Toutefois, elle commença par des chansons douces pour aller avec la flûte. Alors qu’elle avait fini la première chanson sous les ovations et commençait la seconde, Hester se pencha sur l’épaule de sa mère.
— Je connaissais celle-là, dit-il.
— Je t’avais prévenu, répondit Deirane. Ses chansons font le tour du monde.
Hester reprit l’écoute, subjugué aussi bien par la beauté que par la voix de la chanteuse.
La troisième chanson était plus populaire et très connue. Les Helariaseny la reprirent en chœur. Et ce fut le cas de toutes les suivantes. La nuit était fort avancée quand Saalyn s’arrêta et donna le signal du coucher. Les soldats se répartirent entre les trois salles. Conformément à ce qu’avait prévu Deirane, Saalyn ne rejoignit pas Deirane et Aster. Elle allait passer la nuit entre les bras d’un musculeux stoltzen de la troupe. La Frakersen déposa un baiser sur le front de ses filles. Elle leur murmura des paroles rassurantes, si doucement que l’humaine ne comprit pas, mais qu’elle savait helariamen. Puis Deirane ferma le rideau et s’introduisit dans son sac de couchage. Elle ne tarda pas à s’endormir.
Le lendemain, le premier soldat levé ouvrit la porte pour laisser entrer la lumière et entreprit de réveiller les autres. Ils dormaient tous profondément malgré la pluie qui tambourinait sur les tuiles et provoquait un vacarme assourdissant dans le refuge. Heureusement l’abri était en bon état, le toit ne fuyait pas. Il y avait de faibles chances pour que la pluie soit empoisonnée. Ils disposaient de l’équipement pour se protéger, néanmoins il était inconfortable et personne n’avait envie de chevaucher par ce temps.
Hester, voyant Aster sortir de sa pièce avec ses filles, y alla pour réveiller sa mère. Il ne trouva qu’un couchage vide et ses affaires, mais aucune trace de Deirane. Il chercha autour de lui, sans la voir nulle part dans le refuge. Ne voyant pas Saalyn non plus, il se rabattit sur un edorian qu’il avait repéré la veille. Il semblait être le chef du groupe, servant d’intermédiaire entre la stoltzin et le reste du détachement. Il se remémora son nom : Levander.
— Je ne trouve pas ma mère, dit-il, vous savez où elle est ?
— J’ai un autre problème, moi c’est Saalyn que je ne trouve pas, répondit Levander.
— Elles sont peut-être ensemble ? En train de faire leur toilette.
— Avec ce temps, je doute qu’elles soient allées se promener.
Hester s’éloigna et alla aider à préparer le repas du matin. Il n’avait aucune raison de s’inquiéter, avec le temps qu’il faisait elles ne pouvaient pas être allées loin.
Au bout de trois calsihons, il fallut se rendre à l’évidence, ni Saalyn, ni Deirane n’étaient dans l’abri. Levander rassembla les soldats autour de lui et leur exposa la situation. Aster intervint alors.
— Êtes-vous sûrs que ce sont les seules qui manquent. Tous les autres sont présents ?
— Apparemment nous sommes au complet.
Pour s’en assurer il compta les soldats.
— Le détachement compte vingt-quatre personnes. Plus Saalyn, Deirane, Hester, Trazen et deux palefreniers, cela fait trente. Nous sommes vingt-sept.
— Il en manque donc trois, remarqua Aster, lequel ?
— Comptez-vous, ordonna Levander.
Aussitôt, les soldats helarieal s’attribuèrent un numéro. Il y en avait bien vingt-quatre. Recenser les civils fut rapide, ils étaient beaucoup moins nombreux.
— C’est Trazen qui manque, conclut Levander.
— Et quel était son rôle ? demanda Aster.
— C’était un sensitif, il devait nous maintenir en relation avec notre pentarque.
— Vous avez donc égaré votre chef, votre commanditaire et toute relation avec votre hiérarchie.
Hester qui était sorti un instant pour fouiller l’écurie rentra à l’instant. Il était constellé de brins de paille comme s’il avait soulevé les litières pour vérifier si les deux femmes disparues ne se cachaient pas dessous.
— Vous vous voulez dire quoi par la ? demanda-t-il sur un ton qui frisait l’hystérie.
— Je pense que l’ennemi, quel qu’il soit, a déjà gagné alors que le combat n’est même pas engagé.
— Nous n’avons pas encore perdu, remarqua Levander.
Son calme contrastait avec l’affolement du jeune homme.
— Vous connaissez l’emplacement de l’objectif ? demanda Hester.
— Non, c’est Saalyn qui devait nous guider. On n’était pas censé être séparés, se défendit l’edorian. Muy aussi est au courant, mais sans le sensitif…
— Décidément, tous les militaires du monde sont bien pareils. La main gauche ne sait pas ce que fait la main droite. Vous êtes hors de combat.
La pilule était dure à digérer pourtant ça semblait exact. Cela n’en agaça pas moins Levander.
— Écoutez, ce plan a été établi par Saalyn dans les moindres détails. C’est elle la guerrière libre ; nous ne sommes que des soldats. Et jusqu’à présent, nous l’avons suivi à la lettre.
— Sauf que vous avez perdu Saalyn, remarqua Aster, quelle belle troupe d’élite vous faites. L’ennemi s’introduit dans vos rangs et capture trois des vôtres. Et pendant ce temps vous ronfliez.
— Je vais m’occuper de ce mystère à l’instant. Et pour votre gouverne, tout n’est pas perdu.
— Avant de chercher à comprendre comment l’ennemi a fait, il ne vaudrait pas mieux rechercher ma mère ! s’écria Hester.
— Elle n’est pas ici, répondit Levander. Et dehors il pleut. Partir à sa recherche maintenant serait un suicide.
— Enfin ! Vous savez qu’il veut la tuer !
— Non, nous ne savons rien de tel, répondit Levander. Ce n’est qu’une supposition.
— Vous avez au moins une idée de l’endroit où se trouve le château que vous voulez investir ? demanda Aster.
— Dans la jungle à l’est.
— D’accord, vous ne savez pas.
— J’ai entendu Saalyn dire à ma mère qu’il n’est pas loin d’un affluent de l’Unster, intervint Hester.
— Dans cette jungle, tout est sur le bord d’un affluent. Il y en a des milliers d’ici à Sernos, remarqua Aster.
— Il n’y en a que trois avant la frontière, protesta Levander. Et nous savons que ce château n’est pas en Yrian.
— On progresse, mais explorer trois affluents prendra du temps. Et on risque d’arriver trop tard. Surtout qu’on risque de se faire repérer et de perdre l’effet de surprise, dit Aster.
— On a déjà perdu l’effet de surprise, remarqua Levander, Saalyn n’avait toutefois pas exclu cette possibilité.
— Exact. Notre seule chance est de le battre de vitesse, d’arriver chez lui alors qu’il nous croira encore perdus. Votre pentarque peut-elle être mise au courant par le sensitif ?
— S’il est conscient, et quand elle cherchera à entrer en contact avec lui. S’il est mort, elle pourra mettre un moment pour y attribuer son silence.
— Je vois, autant ne pas compter sur elle. À votre place, je mettrais mon espoir ailleurs. Et votre consulat, Saalyn n’a pas laissé de document derrière elle ?
— Certainement. Mais ils ont dû finir en fumée maintenant. Nous n’avons rien laissé derrière nous en évacuant. Tous les documents ont été soit emportés, soit brûlés.
— Et flûte. Pourquoi faut-il que cela se produise au moment de cette guerre ? tempêta Hester. On dirait presque que c’est fait exprès.
Levander n’avait jamais vu le scribe se mettre en colère. Sous la surprise, il se tourna vers lui et le dévisagea.
— Nous avons tous remarqué cette coïncidence, dit-il au bout d’un moment. Il a profité de cette guerre pour lancer son opération. Il a dû croire que nous serions trop désorganisés pour réagir. Mais n’ayez crainte, le sensitif nous contactera.
— Tout repose sur un individu dont la survie n’est pas assurée.
La dernière remarque d’Aster avait laissé place à un silence pesant.
Alors qu’il s’éternisait, la porte s’ouvrit brutalement. Un homme se détachait dans l’ouverture. Un colosse. Il avait ôté ses vêtements de pluie qu’il avait mis à égoutter à une patère placée sur le mur extérieur. Il entra donc parfaitement sec. Tous purent voir que c’était un stoltzen. Des stoltzt aussi grands étaient rares en Helaria. Ses ancêtres étaient certainement nés Mustulseny. Celui-là portait un bracelet d’identification helarieal et un anneau de maître à l’auriculaire gauche.
Tout le monde se tourna vers lui, attendant qu’il se présente. Ce qu’il fit aussitôt.
— Je suis Öta, maître de la corporation des guerriers libres. Ma partenaire Saalyn m’a donné rendez-vous ici. Est-elle parmi vous ?
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