Chapitre 26 : Sernos, vingt ans plus tôt. (2/3)
La stoltzin s’était installée pour profiter du chaud soleil de la matinée. Les stoltzt ne bronzaient pas, mais ils aimaient bien se dorer au soleil comme les lézards – leurs lointains cousins – et accumuler la chaleur. Elle s’était assise sur un banc, appuyée contre le mur de l’écurie, les jambes allongées devant elle, les yeux fermés. Elle avait enlevé sa tunique, ne gardant que le vêtement de dessous qui lui découvrait largement le haut de la poitrine tout en restant quand même décent. De la soie, constata Tresej. Au cours des années, il s’était aperçu que la texture des tissus qu’elle portait était importante pour elle, plus que la couleur. De même qu’elle s’était installée là, non pas pour exciter les mâles de la garnison mais parce qu’elle avait besoin d’entendre les gens vivre autour d’elle. Elle supportait mal la solitude, comme tous les stoltzt. Cependant, chez elle cette phobie était accrue.
Ça et ses nombreux amants, il se demanda dans quelle mesure sa cécité en était responsable. La perte de la vue n’entraînait-elle pas un besoin de compensation sur les autres sensations ?
Elle avait également remonté sa jupe haut sur les cuisses pour se réchauffer. En revanche elle avait gardé son foulard noué autour du cou, par coquetterie. Ce fameux soir d’il y a cent ans, elle n’avait pas seulement perdu la vue, elle avait aussi pris un coup d’épée que ni la faculté de régénération des stoltzt, ni la magie des pentarques n’avaient pu effacer. Depuis elle portait ces foulards pour masquer la cicatrice. L’ambassadeur qui avait eu l’occasion de la voir trouvait qu’elle n’était pas si terrible que ça, même si sa longueur témoignait de la chance qu’elle avait eu d’y survivre. Les guerrières en prenaient de pires. Il était vrai que les guerrières guérissaient et pas Calen.
Quand il fut à quelques pas, elle releva la tête et lui sourit.
— Kefupae le ukeiden Tresej tyslyät, le salua-t-elle.
Ceux qui l’entendaient pour la première étaient surpris par sa voix rauque et cassée, une voix bien peu en accord avec sa beauté. Après tout, elle avait été égorgée, elle en était presque morte, cela n’aurait donc dû rien avoir de surprenant. Plus surprenant en revanche est qu’elle l’avait identifié sans le voir. Comment faisait-elle ? Nul ne le savait, pourtant elle se trompait rarement.
— Kefupae le ukeiden Calen tyslyät, répondit Tresej, j’ignorais que vous étiez arrivée.
— Tard dans la nuit.
— Vous êtes installée dans la suite seigneuriale ?
— Elle est trop grande pour moi, trop d’obstacle, je m’y perds. Hors de chez moi, je préfère des pièces plus petites parce qu’un mur est toujours proche pour me guider. Mais il est plus facile d’accepter que supporter un sermon de Wotan.
— J’imagine ses paroles : Calen, tu es un des chefs de l’Helaria, tu dois tenir ton rang et en avoir l’apparence…
— L’apparence du pouvoir est aussi importante que le pouvoir lui-même, compléta-t-elle.
— Il m’a servi un discours similaire quand je suis devenu ambassadeur.
Elle éclata de rire, un rire franc, sans malice derrière, juste de la joie.
— Que me vaut l’honneur de votre visite ? demanda Tresej, votre missive ne le précisait pas.
— Toujours le même problème. Les dragons du continent sud, récemment découverts, sont-ils des animaux ou un peuple à part entière. Des représentants de tous les peuples doivent venir en débattre à Sernos au palais.
— L’Helaria ne participe pas à ces discussions. Cette affaire ne concerne que les habitants du Shacand. En quoi l’université est-elle impliquée ?
— Pour la caution scientifique. Les dragons nous sont apparentés donc sont à classer dans les Anciens Peuples. Pourtant tout porte à croire qu’il s’agit du modèle vingt des feythas, donc un Nouveau Peuple. Enfin, avant de les classer comme peuple, il faudrait d’abord prouver qu’ils sont intelligents et rien n’est moins sûr. Les comptes rendus que j’ai reçus les montrent comme des animaux à peine évolués et si ce débat à lieu c’est uniquement parce qu’ils ressemblent à certaines de nos légendes qui les dépeignent comme d’une très grande sagesse.
— Certains chamanes bawcks font preuve d’une grande sagesse, bien au-delà de nos meilleurs penseurs. Mais sont-ils intelligents ?
D’un mouvement du menton, elle confirma son accord avec ces paroles.
— J’ai une autre raison de venir personnellement, ajouta-t-elle.
— Ah, dit-il d’un air entendu. Je suppose que le Mustul envoie une délégation qui comprendra un certain cavalier brun…
Le sourire qui s’était dessiné sur ses lèvres à cette l’évocation, confirma son hypothèse.
Après un moment de silence où elle était perdue dans ses rêves, elle reprit la discussion.
— J’ai cru comprendre que vous aviez un problème de vol.
— Depuis un peu plus d’une douzaine, de la nourriture disparaît, en effet.
— Beaucoup ?
— Non. Nous pouvons nous le permettre. Nous avons assez de ressources.
— Comment se fait-il que vous ne l’ayez pas encore attrapé ? L’ambassade est grande, malgré tout il n’y a pas tant d’endroits que ça où se cacher.
— Parce que nous ne le cherchons pas.
— Vous avez une idée sur son identité ?
— Blenys m’en a donné une assez bonne description. Une jeune humaine d’une dizaine d’années. Elle est rentrée dans l’ambassade il y a quatorze jours et depuis plus personne ne l’a vue. Personne ne l’a vue ressortir, ce qui n’est pas une preuve, la garde s’est beaucoup relâchée ces derniers temps et nous avons tendance à faire plus attention à ceux qui entrent qu’à ceux qui sortent. Mais il y a de fortes chances que ce soit elle la responsable.
— Vous savez donc à qui vous avez affaire, du coup je ne comprends pas pourquoi vous ne la cherchez pas.
— On attend qu’elle se dévoile d’elle-même.
— Ah bon, pourquoi ?
— Parce que si elle éprouve le besoin de se cacher alors que nous offrons l’asile à tous ceux qui viennent se réfugier ici, c’est qu’elle n’est pas prête à se mêler à la société. La rechercher comme une criminelle ne ferait que la braquer davantage.
— Je trouve étrange qu’un individu sain d’esprit ne veuille pas se mêler à ses semblables.
Au fur et à mesure qu’elle prononçait cette phrase, son débit ralentit, comme si la compréhension se faisait peu à peu dans son esprit.
— Dans quel état était-elle en entrant ?
— Un sale état. Sur sa route elle avait dû croiser quelques hommes peu recommandables.
— Vous voulez dire que… Dix ans aviez-vous dit ?
— À peu près.
— Comment les humains peuvent-ils infliger cela à une gamine aussi jeune, s’écria-t-elle véhémente, ils n’ont aucun sens moral.
— Calmez-vous. D’abords les humaines se développent plus vite que les stoltzint. A dix ans, elles ont des seins, des hanches et peuvent enfanter. Une humaine de dix ans à l’apparence d’une stoltzin de quinze ans. Ensuite les humains ne sont pas tous comme ça. La plupart sont très respectables, leur sens de l’honneur est aussi développé que le nôtre. Mais les humains sont le peuple le plus nombreux d’Uv-Polin, forcement les criminels sont en majorité des humains. Quand il n’y avait que nous dans ce monde, nous étions aussi doués qu’eux pour faire le mal.
— Vous avez raison, je me suis emportée. J’imaginais juste ce que cette fille a dû souffrir.
— Et nous en sommes là parce qu’une garde n’a pas fait son travail.
— Comment ça ?
— En voyant une enfant arriver seule dans cet état, elle aurait dû la prendre en charge et la conduire à une infirmière qui l’aurait soignée. Au lieu de ça, elle s’est contentée de lui indiquer l’infirmerie. Se présenter à un docteur homme a dû être au-dessus de ses forces. Elle a préféré se cacher.
— Ce qui est compréhensible. Et cette Blenys, vous savez pourquoi elle n’a pas fait ce qu’il fallait.
— Elle était de garde avec son nouveau fiancé.
— J’en conclus que c’est une personne peu farouche. Céder aux avances d’un homme n’a rien de répréhensible, mais cela ne doit en aucun cas perturber le travail. Vous avez pris des sanctions contre elle.
— Contre elle et son fiancé oui. Je l’ai prêtée au roi du Salirian pour assurer la garde de son harem pendant son séjour à Sernos. Un mois avec que des femmes autour d’elle, aucun homme, devrait la calmer.
— N’y a-t-il pas des hommes dans le harem ?
— Si, des eunuques.
Calen émit un petit rire.
— N’est-ce pas un peu cruel ?
— La prochaine fois, elle fera ce qu’il faut.
— En espérant qu’il n’y aura pas de prochaine fois.
— Malheureusement, le monde dans lequel nous vivons est violent. Et les choses ne sont pas près de s’arranger. Presque tous les mois, nous voyons une jeune femme violée se réfugier chez nous et j’ai bien peur que en nous voyions encore beaucoup. Un quart de notre personnel d’origine humaine est constitué de telles femmes. Et pourtant Sernos est une ville en paix. Dans nos consulats situés dans les régions en guerre, de telles réfugiées arrivent presque tous les jours.
Il se leva pour prendre congé.
— J’aimerais bien bavarder encore un moment avec vous, malheureusement j’ai du travail. Le roi d’Yrian s’imagine encore au temps des feythas et considère que Sernos est la capitale du monde. Je vais devoir lui expliquer en termes diplomatiques que l’Helaria est un état indépendant et pas une province de son royaume. Vivement que son fils monte sur le trône.
— Bonne chance, répondit-elle.
— Au fait, un dernier détail, cette jeune fille avait une particularité remarquable qui a impressionné Blenys.
— Laquelle ?
— Elle avait un rubis incrusté au milieu du front.
Il esquissa un salut avant de souvenir qu’elle ne pouvait pas le voir. Puis il partit, comme à regret, vers le bâtiment principal de l’ambassade.
Annotations
Versions