Chapitre 27 : Sernos, vingt ans plus tôt. (3/3)
Toutefois ce n’était ni à droite, ni à gauche que Deirane était allée mais tout au fond. La dernière porte de l’antichambre donnait dans le jardin. C’était un espace aussi grand que la villa elle-même, limité par un mur sur trois côtés et par la résidence sur le quatrième. Il était conçu pour que les visiteurs qui arrivent par bateau puissent faire une entrée grandiose par là aussi. Une large allée centrale gravillonnée était bordée de part et d’autre par un jardin touffu traversé par de multiples sentiers et contenant de nombreux bancs où s’asseoir et des coins discrets où s’isoler.
Dans le mur du fond, s’ouvrait une large grille qui donnait sur une esplanade qui s’étendait jusqu’au débarcadère sur la rive de l’Unster. C’est là que la tente de la reine Satvia avait été montée, un édifice circulaire de toile qui montait aussi haut que le premier étage et faisait bien la moitié de la largeur de la salle de bal. Une vraie maison de toile.
Devant l’agitation ambiante, Deirane avait trouvé refuge dans ce jardin, choisissant un endroit bien isolé. C’est là que, au bout de deux jours, Jergen la débusqua. Sa voix grave la fit sursauter.
— Je ne m’attendais pas à trouver quelqu’un ici, dit-il, je croyais être seul.
— Toute cette agitation, commença Deirane…
— Je sais, c’est pour ça que je suis là. Si j’ai le malheur de me montrer, on va bien trouver une corvée à me refiler.
— Pourtant vous êtes régent de Mustul…
— Sous la domination de deux reines. Fais confiance à une femme pour trouver du travail à une personne désœuvrée et en rajouter à une personne qui est déjà occupée.
Il s’arrêta un instant sur le rubis fixé à son front.
— Ainsi donc c’est toi Deirane, commença-t-il. C’est à cause de toi que ma compagne est malade.
Il n’y avait aucune menace dans le ton. Malgré tout elle éprouva le besoin de se défendre.
— Je ne savais pas qu’elle était aveugle quand je l’ai bousculée, se défendit-elle.
— Elle fait tout pour que ça ne se remarque pas. Tu n’as rien à te reprocher là-dessus.
Il s’assit sur un banc juste à côté d’elle.
— C’est grave ? demanda Deirane. Personne ne m’a rien dit, on m’a même expulsée de la chambre.
— Elle s’en remettra. Nous sommes solides nous autres stoltzt. Mais laissons Calen où elle est, je voudrais te parler d’autre chose.
Elle le regarda, l’air intrigué.
— Je voudrais que l’on parle de toi.
Un début de panique commença à submerger Deirane.
— Finalement, on a quand même réussi à me refiler un travail, conclut-il.
Jergen continua.
— Tu as dix ans, tu es presque adulte. Tu dois te trouver une activité.
Deirane respira, ils n’allaient pas la mettre dehors. Pas dans l’immédiat.
— Je ne sais pas, je ne sais rien faire.
— Tu as vécu pendant toute ta vie dans une ferme, je doute que tu ne saches rien faire.
— Traire les vaches et entretenir les cultures de légumes sous serre, lâcha-t-elle.
— C’est déjà quelque chose. Moi je ne sais pas traire une vache. Il ne vaudrait mieux pas que ma vie en dépende.
— Me servir d’une arme serait plus utile, je pourrai me défendre.
— C’est vrai, mais tu ne passeras pas toute ta vie qu’à te défendre. Et qu’est-ce qui t’empêche d’apprendre. C’est déjà un but. Un petit, mais un but quand même.
— Comment ça ?
— Va trouver l’entraîneur des gardes et demande-lui de te former.
— Il ne voudra jamais.
— Pourquoi cela ?
— Parce que je suis une femme.
— Et alors ? Elle aussi.
Deirane avait constaté ce fait sans en tirer les conséquences tant ça allait à l’encontre de son éducation.
— Mais ça ne se fait pas.
— En Yrian peut-être que les femmes ne peuvent pas faire ce genre de choses, mais tu es en Helaria. Un petit morceau et bien éloigné de la métropole, mais ici ce sont les coutumes et les lois de la Pentarchie qui ont cours. Comme tu as pu remarquer, les coutumes sont différentes. La seule chose qui t’empêchera de tenir une épée est ta volonté. Exprimes-en le désir et tu recevras toute l’aide nécessaire pour y arriver. Reste dans ton coin, personne ne viendra t’y chercher. On ne te laissera pas mourir de faim, toutefois je doute que tu trouves la vie intéressante comme ça.
— C’est vrai ?
— Bien sûr. Tu as de la chance, l’Helaria est le seul pays au monde à faire ça. Même en Mustul les choses sont différentes, sur ce point nous sommes plus proches de l’Yrian que de l’Helaria. En fait, en dehors des relations amoureuses, les Helariaseny traitent les hommes et les femmes de façon si identique que leur langue ne différencie pas le masculin et le féminin. Sauf dans quelques rares cas, quand ils doivent évoquer un sexe particulier, ils sont obligés de faire des périphrases. Et tu as remarqué que quand ils parlent en Yriani, ils se trompent souvent de genre.
Deirane hocha la tête. Elle avait remarqué ce défaut chez Calen. Mais pas chez Saalyn.
— Pourtant vous avez une reine.
— Le précédent roi n’avait que des filles.
— Et vous ?
— Je n’étais pas le fils du roi, juste son frère. Je ne pouvais pas hériter du trône tant qu’une de mes nièces était vivante.
Elle hésita un moment, jouant à tracer des symboles dans le sable de l’allée avec un bâton.
— Je ne sais pas à qui m’adresser, dit-elle enfin.
— Depuis la maladie de Calen, c’est Saalyn qui t’a prise en charge il me semble. Lui parler pourrait être un bon début.
— Elle me fait un peu peur.
— Je sais que votre première rencontre s’est mal passée. Mais il faut comprendre. Elle est amie avec Calen. Plus qu’amie, elle l’a prise en charge quand ses parents sont morts, elle se considère un peu comme sa mère. Ou plutôt comme une tante souvent absente, mais qui a toujours des histoires intéressantes à raconter quand elle passe. Et puis, elle a beaucoup souffert ces derniers temps, autant que toi presque. Elle n’est pas encore remise. Elle est un peu agressive parce qu’elle souffre toujours. Et pas uniquement psychologiquement. Ça lui passera. Avec le temps elle guérira. C’est d’habitude une personne enjouée. Ensuite…
— Ensuite quoi ?
— Apprendre à te défendre est un premier pas. Ce n’est pas un métier. Qu’envisages-tu de faire ?
— Je ne sais pas. Je suis une paysanne. Je ne sais pas ce que je peux faire.
— Tu as une bibliothèque bien fournie au rez-de-chaussé. Tu y trouveras le dictionnaire des corporations. Jettes-y un coup d’œil. Tous les métiers y sont décrits. Tu pourras faire ton choix.
Elle rougit avant d’avouer.
— Je ne sais pas lire, dit-elle enfin, juste épeler mon nom et lire les lettres dans l’alphabet yriani.
Jergen lui sourit.
— Je m’y attendais, dit-il enfin, ce n’est pas un problème. L’alphabet yriani est le plus dur du monde. En comparaison celui de l’Helaria te semblera simple. Demande à Saalyn de te l’apprendre.
— Elle acceptera ?
— Elle n’a rien à faire. Comme Calen, elle est en convalescence. Ça l’occupera. Elle a besoin qu’on l’occupe. Ou demande à Calen quand elle ira mieux. C’est elle qui a inventé l’écriture que nous utilisons actuellement. Ça lui fera plaisir que tu t’intéresses à quelque chose dont elle est fière.
Les paroles de la belle stoltzin, pendant ce bain qui avait si mal tourné, lui revinrent à l’esprit.
— Je lui demanderai quand elle ira mieux, dit-elle enfin.
— À la bonne heure.
Le stoltzen prit la baguette de bois des mains de la jeune fille.
— Première leçon.
Il traça des symboles dans le sable.
— Les lettres de l’alphabet moderne helarieal sont inscrites dans des carrés. Chaque lettre comporte trois barres qui relient un côté à celui qui lui est opposé. Donc un tel trait est légal, et celui-là est illégal.
Il illustrait chaque parole par un exemple dans le sable.
— Les traits qui ne vont pas d’un bord à l’autre ne sont que des éléments de décoration et doivent être ignorés. Chaque côté comporte trois points de contact possibles, les deux bords et le centre…
Tout le reste de la matinée, Jergen continua ses explications sous le regard fasciné de Deirane.
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