Chapitre 29 : Sernos, vingt ans plus tôt (4/4)
Deirane trouva facilement le bureau. Au rez-de-chaussé, la villa ne comportait qu’un seul couloir. Elle frappa à la porte. Une voix masculine l’invita à entrer. Le stoltzen, assis derrière son bureau, leva la tête à l’entrée de la jeune fille. Il avait un regard interrogateur.
— Vous m’avez convoquée, dit-elle, je suis Deirane.
— Deirane de Jensen, je ne t’attendais pas si tôt, je croyais que tu étais avec Saalyn.
— On m’a dit que vous m’attendiez.
— Il n’y avait aucun caractère d’urgence. Mais puisque tu es là, assieds-toi.
De la main, il désigna une chaise devant lui. Timidement, elle s’installa.
— Tout d’abord, nous allons mettre les choses au point. Je suis l’intendant de l’ambassade mais au cours des cinq prochains mois tu es sous la responsabilité de Saalyn. Elle a la priorité en tout et c’est elle que tu dois consulter pour ton travail.
— Saalyn ne fait pas partie de l’ambassade, remarqua Deirane.
— Calen a signé un ordre d’affectation temporaire, valable cinq mois renouvelables automatiquement.
— J’ignorai que Calen pouvait faire ce genre de chose.
— Calen peut tout faire. Personne ne prendrait le risque de s’opposer à ses décisions. Même pas les pentarques.
— Pourtant elle a l’air si gentille.
— Gentille ?
Calnor exprima un rictus de dérision.
— Dans certaines limites oui. Mais ce n’est pas par la gentillesse qu’elle est devenue ce qu’elle est. Tu sais qu’elle a dirigé l’Helaria un moment.
— Je l’ai entendu dire. Quand ?
— C’était il y a longtemps. Pendant la guerre qui nous a opposé aux feythas.
— Ça remonte à soixante ans !
Calnor balaya l’objection d’un geste de dédain. Sur une étagère derrière lui, il prit une petite boite. Dedans il en tira une enveloppe et un bracelet de perles. Deirane connaissait ce dernier objet, elle en avait vu de semblables sur Festor, Jalia et tous les Helariaseny qu’elle avait rencontré depuis. Même le démon… le gems, en avait un. Et bien sûr Calnor. À sa vue, une euphorie envahit son esprit, si intense qu’elle n’écoutait plus ce que lui disait le stoltzen.
— Tu m’écoutes ? dit-il enfin. Apparemment non. Jeune Deirane veux-tu bien faire attention !
Il ponctua son injonction d’un coup brutal sur la table. Deirane sursauta. Elle se redressa et redevint attentive. Elle était si joyeuse qu’elle écouta son interlocuteur de façon ostensible.
— Ne sois pas impertinente, jeune Deirane. Aucun respect pour les aînés, continua-t-il dans sa barbe.
Mais les yeux rieurs démentaient le ton désapprobateur. Il avait vu des dizaines de réfugiés occupant la place de Deirane. Il comprenait ce qu’elle ressentait.
— Je disais donc, repris Calnor, ça fait maintenant trois douzaines que tu es parmi nous. Tu as dix ans. À ton âge, les jeunes humains sont déjà en apprentissage dans une corporation depuis deux ans. Tu n’es pas née en Helaria, tu n’as donc pas bénéficié de notre éducation. Avant d’intégrer une corporation, il te faudra rattraper le niveau.
— Je travaille dur pour ça.
— Je sais. Je sais aussi que tu es une jeune fille. Et une jeune fille à des besoins. Aussi nous avons décidé de te donner un travail. Un travail rémunéré bien sûr.
— Quel travail ?
— Comme tu connais bien l’endroit, nous avons pensé te nommer à l’écurie.
Elle le dévisagea, essayant de déterminer s’il était sérieux.
— Sauf que tu es enceinte, continua-t-il, et un coup de sabot pourrait s’avérer dangereux dans ton état. Aussi on a préféré t’affecter aux serres. Tu vas intégrer une équipe de quatre personnes chargée de l’approvisionnement de l’ambassade en légumes. Tu seras payé un demi cels par douzaine.
— Un demi cels !
Deirane n’en revenait pas. Une fortune. Elle n’avait jamais possédé autant d’argent. Et on allait lui donner ça tous les douze jours. L’intendant se méprit sur le sens de son exclamation.
— Je sais, ce n’est pas beaucoup. Mais tu ne travailleras que la moitié du temps. Et puis l’ambassade prend en charge la plupart de tes frais : le logement, la nourriture, tes vêtements de tous les jours. Cet argent ne te servira qu’à tout ce qui est inutile et fait beaucoup de bien au moral comme les vêtements, les parfums, les bij… Non, pas de bijoux pour toi, tu es déjà servie.
— Je voulais dire, c’est beaucoup d’argent.
— Si c’est trop, je peux t’en donner moins.
— Non, non.
La véhémence de Deirane lui arracha un sourire. Elle comprit qu’il la taquinait.
— En fait, ce sera à peine suffisant, continua-t-il. Tu auras besoin d’une robe pour faire la fête. Et ça coûte cher. Tu voudras aussi acheter de quoi personnaliser ta chambre.
— Oh non, jamais je n’oserai abîmer ma chambre en accrochant des choses au mur, elle est trop luxueuse.
— Le personnel de l’ambassade n’est pas logé dans les appartements du premier étage. Actuellement tu occupes l’un d’eux parce que tu étais une invitée. Si tu fais partie des nôtres, tu auras ta chambre avec le reste du personnel. Nous irons voir ça dans un instant.
Il prit le bracelet sur son bureau et le lui passa.
— Enfile ça et ne le perd pas. Il permettra à tout Helariasen de t’identifier.
— Qu’y a-t-il écrit ?
— Deirane de Jensen, ambassade d’Helaria, Sernos. Née à Gué d’Alcyan le 8 heimi 1187. Tout simplement, répondit Calnor. Avec la date. Et la petite plaque de métal avec une gravure, c’est le sceau de Calen. Une telle signature devrait t’ouvrir bien des portes.
— Deirane de Jensen ?
— Tu aurais préféré porter le nom de ta mère. Ou les deux ? À moins que ta famille ait pu acquérir un patronyme. On peut changer tu sais. Ou supprimer la date de naissance si tu veux garder le secret sur ton âge.
— Merci, c’est parfait comme ça.
L’intendant regarda Deirane droit dans les yeux, jusqu’à ce qu’elle détourne le regard.
— Regarde-moi, ordonna-t-il.
Il répéta son ordre jusqu’à ce qu’elle obéisse.
— Jeune Deirane, Saalyn m’a prévenu à ton égard. Il va falloir que tu prennes un peu d’assurance. Tu es trop timorée. Impose-toi, tu vaux autant que n’importe qui ici.
— Je vais essayer.
— Bien c’est un bon début. Il faudrait faire plus. Maintenant, répond-moi franchement, ce bracelet d’identité te convient-il ? Y a-t-il des choses que tu veux voir supprimées. Ou rajoutées au contraire.
— Je regrette que ma sœur Cleriance n’y figure pas, je l’aime beaucoup.
— C’est un bracelet d’identité, pas un roman. On peut changer le nom et la date, pas rajouter toute la filiation.
— Ma mère alors, avec celui de mon père.
— Bien, je vais en faire fabriquer un nouveau. En attendant, garde celui-là jusqu’à ce que l’autre soit prêt.
Il ouvrit un tiroir de son bureau, un tiroir métallique qui fermait à clef. Il en sortit une boite en fer qu’il déverrouilla.
— Ton salaire sera versé à la fin de chaque douzaine, un demi-cel en pièces de cuivre. En attendant…
Il sortit des pièces en os et en cuivre de la boite et les disposa en petits tas jusqu’à arriver à un cel.
— Ceci est un cadeau que la Pentarchie offre à tout nouvel immigrant.
Deirane écarquilla les yeux devant la somme.
— Tu as tout l’après-midi pour les dépenser. Ne discute pas, c’est la tradition. Si tu veux, une de mes filles te montrera tous les bons coins en ville où dans le quartier helarieal.
— Cela veut dire que je suis Helariasen maintenant.
— Non, tu es toujours Yriani et tu le resteras tant qu’un pentarque, un gouverneur ou un archonte n’aura pas signé le décret de naturalisation et tant que tu n’auras pas passé un an parmi nous. Pour le moment, tu fais juste partie du personnel de l’ambassade.
La restriction déçut Deirane.
Calnor se leva.
— Si nous nous occupions de ta chambre, dit-il.
— Tout de suite ?
— Ça serait mieux.
Deirane empocha son argent – un cel, complet, rien que pour elle, elle n’en revenait toujours pas – et suivit l’intendant. Il la guida jusqu’au dernier étage sous les combles.
L’escalier donnait sur un palier d’où partaient deux couloirs parallèles. L’espace entre les deux était occupé par les salles communes. Calnor les fit tout d’abord visiter. Il y avait là une salle de repos, une cuisine, une salle à manger, une salle de jeu ainsi qu’une petite infirmerie. Le reste de l’étage était consacré aux chambres. Il y en avait plusieurs de libres, il laissa Deirane choisir la sienne. Hormis l'orientation, elles étaient toutes identiques. Certaines donnaient sur la cour et d’autres sur le jardin et au loin, le fleuve. C’est là qu’elle choisit de s’installer. La clef était sur la porte, Calnor la lui donna et l’invita à entrer. Après un bref couloir, ils débouchèrent dans une grande pièce totalement vide. L’endroit n’était pas aussi luxueux que la chambre qu’elle occupait jusqu’alors, cependant il était propre et en excellent état et le parquet ne grinçait pas. La chambre était sous les combles, mais le mur montait assez haut pour qu’une fenêtre ait pu y être percée. Dans la partie la plus haute, une mezzanine permettait d’installer un lit. Dans le petit couloir de l’entrée s’ouvrait une porte qui donnait sur une salle de bain. La principale différence avec celle qu’elle utilisait jusqu’à présent ne tenait pas à l’équipement, juste aux matériaux moins luxueux et au fait qu’elle était commune à la chambre d’à côté.
— C’est un peu spartiate, convint Calnor, nous allons devoir puiser dans la réserve pour en faire un petit nid douillet. Tu vas pouvoir aller chercher tes affaires.
— Je n’ai rien, juste cette robe.
— Que cette robe ! Et depuis trois douzaines ! Tu ne peux pas rester comme ça, il va te falloir d’autres habits. Un vêtement de travail, solide, pour commencer. Puis des tenues de repos, dans lesquelles tu te sens à l’aise. Et une robe dans laquelle tu pourras grossir. Un corsage lacé pourrait être utile aussi pour quand tu allaiteras.
— C’est trop, cette robe et une tenue de travail suffiront.
— Pas question. Tu fais partie de l’ambassade maintenant. Il n’est pas question d’avoir l’air d’une pauvresse. Nous avons une image à tenir. Tant que je serais intendant ici, le personnel donnera envie aux étrangers de nous rejoindre.
— Je n’ai pas assez d’argent pour tout ça.
— Tes tenues de travail sont fournies par l’ambassade. Ce dont tu auras besoin pour ta grossesse aussi. Seul le reste est à tes frais. Maintenant va chercher les deux paresseux qui traînent dans la salle de repos et aménagez-moi cette chambre. Exécution !
Il donna à Deirane l’enveloppe qu’il avait sortie de la boite, un moment plus tôt.
— Voila la liste de tes activités à partir de demain. N’oublie pas que ce que t’ordonnera Saalyn a la priorité sur cette liste. Le reste du temps, tu dois t’y référer. Compris.
— Oui.
— Compris !
— Compris.
— Bien… Bienvenue dans l’équipe.
Il inclina la tête pour saluer Deirane puis sortit, laissant la jeune fille seule au milieu de son nouveau domaine.
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