Chapitre 33 : Sernos, vingt ans plus tôt. (3/4)
Deirane hésitait. Finalement elle prit les vêtements que lui tendait l’edorian et s’eclipsa pour se changer. Quand elle ressortit, au bout d’un temps bien long pour un changement aussi simple, elle avait le visage en feu et c’est à la limite de la syncope qu’elle se présenta presque nue, selon ses critères, à ses compagnons. Celtis ne put retenir une exclamation de surprise. Et Saalyn arborait un air satisfait. Quant aux deux hommes, ils la dévoraient des yeux.
Lentement, elle s’avança vers le miroir. Elle ferma les yeux quand son image commença à y apparaître. Saalyn vint se placer derrière elle et lui posa délicatement les mains les épaules, pour la soutenir mentalement.
— Quand tu te sens prête, ouvre les yeux.
La jeune fille prit une longue inspiration qui fit piquer un fard à Volcor. Puis elle regarda.
Ce qu’elle vit la laissa sans voix. Elle ne ressemblait en rien à une paysanne, plus à une amazone telle que les récits des troubadours les décrivaient. Encore qu’elle douta qu’une femme ait un jour combattu dans une telle tenue ailleurs que dans les récits de ces mêmes troubadours. Elle se regarda longtemps. Au bout d’un moment, elle se tourna vers ses compagnons.
— Vous pouvez sortir ? demanda-t-elle.
— Pourquoi ? demanda Volcor.
— Ne discute pas, sors, ordonna Celtis.
Elle entraîna Jergen et Volcor à sa suite dans la rue. Le couturier suivit son assistante dans la pièce voisine.
Seule avec Saalyn, Deirane enleva la bande de tissu qui lui couvrait la poitrine puis dégrafa sa jupe qui tomba au sol. Et pour la première fois depuis que le drow l’avait marquée, elle se regarda, nue, telle qu’elle était devenue. Elle s’examina longuement, sans dire un mot. La guerrière libre avait raison. La silhouette qu’elle aimait regarder dans la surface du lac n’avait pas changé. Le drow ne lui avait rien enlevé, il avait au contraire ajouté quelque chose. Ce qu’il lui avait infligé ne manquait pas d’une certaine beauté. Du bout du doigt, elle suivit le tracé d’un fil d’or depuis la base du cou jusqu’à son ventre. Elle caressa sa poitrine, prenant connaissance avec le contact piquant des pierres. Elle ne pourrait jamais oublier le moment qu’elle avait passé, la douleur, la violence, son impuissance à y échapper. Elle pourrait vivre avec ce tatouage. Elle se laissa aller dans les bras de son amie sans quitter son reflet du regard.
Le couturier entra dans la pièce.
— Faudrait peut-être se dépêcher un peu, dit-il, je n’ai pas tout mon temps.
Paniquée, Deirane cacha sa poitrine derrière ses bras, puis son bas-ventre, à nouveau la poitrine.
— Vous pourriez attendre à l’extérieur, lui reprocha Saalyn.
— Vous faites des manières, mais vous êtes toutes pareilles. Quand on a vu l’une de vous, on vous a toutes vues.
— Si c’est vraiment ce que vous pensez, votre vie ne doit pas être gaie.
Elle s’empara de la première pièce de tissu qu’elle trouva, une cape, et en enveloppa la jeune fille.
— Il faut encore prendre les mesures et choisir les tissus, dit le couturier.
— Ce que j’ai essayé, ça ne va pas ? demanda Deirane.
— Je vous en prie. Je ne suis pas un fripier. Je suis un couturier.
Il sortit de sa poche un ruban gradué en doigt et en paume.
À l’instigation de Saalyn, Deirane ôta la cape qui la protégeait. Sans se préoccuper d’elle, l’assistante edoriane prit des mesures : tour de cou, tour de poitrine, de taille, de hanche, longueur des jambes, du torse. Malgré sa gêne, Deirane supporta l’examen sans broncher. Le tout fut noté tout sur une plaque d’argile humide. Pendant la prise des mensurations, le couturier les avait quittées pour se rendre dans sa réserve de tissu. Le temps qu’il revienne, Deirane en avait profité pour disparaître dans la pièce voisine pour remettre sa robe. Quand elle ressortit, le couturier avait étalé quelques coupons sur une table. Saalyn, rejointe par Celtis, les examinait.
— Celui-là semble parfait, dit-elle en montrant une pièce cuir d’un brun très pâle.
— Je peux en tirer deux pantalons et tuniques assorties.
— C’est parfait, dit Saalyn.
— Ça fait beaucoup, remarqua Deirane.
— Ce sont tes vêtements de tous les jours, c’est l’ambassade qui paye. Quand seront-ils prêts ?
— Dans trois jours, elle doit repasser pour l’ajustage du pantalon et de la tunique. L’ensemble, deux jours plus tard. Naturellement, je peux ajouter toutes les décorations que j’estimerai nécessaire.
— À condition de ne pas réduire davantage la quantité de tissu, préféra signaler Deirane.
— Bien sûr. Je ne crée pas des vêtements pour qu’ils restent au fond d’une armoire.
Deirane n’écouta pas la guerrière et le couturier discuter des détails. Elle n’avait toujours porté que des robes en tissus, les champs de coton d’Ortuin produisant une matière première abondante et bon marché. Par curiosité, elle examinait le cuir. Ses amies avaient bien choisi parmi les propositions du couturier. Relativement proche de sa propre carnation, il était suffisament foncé pour ne pas la mettre mal à l’aise. Admirablement tanné, il était souple. Sa texture n’était pas déplaisante, bien au contraire. Les tenues qui y seraient taillées devraient être confortables.
Quelques stersihons plus tard, les femmes sortaient de la boutique, rejoignant leurs compagnons qui les attendaient dehors. Deirane demanda :
— Il n’est pas un peu… spécial ?
— Beaucoup même, l’interrompit Celtis, il est grossier et imbuvable. Pourtant il a du talent.
— Il a le droit d’être odieux, remarqua Jergen.
— Comment ça ?
— Tu connais la chanson du guerrier à l’armure blanche.
— Bien sûr.
Même Deirane la connaissait. Dans un village de l’est, un guerrier s’était lancé seul à la poursuite d’une bande de brigands, avait libéré tous les enfants qu’ils avaient capturés et ramené ceux-ci à leurs parents.
— Je connais cette histoire, commença Volcor.
— Ce n’est pas une histoire, l’interrompit Jergen. C’est son histoire.
Celtis regarda un instant la porte de la boutique. Elle revoyait son opinion sur l’edorian mal embouché qui la tenait.
— Maintenant, les courses de la Pentarchie sont faites, allons nous faire plaisir en ville, dit Volcor.
— Elle n’a commandé que des tenues standards, remarqua Jergen, elle devrait peut-être acheter quelque chose de plus chouette pour s’amuser.
— Pas avec un cel en poche seulement répondit Saalyn, elle devra attendre ses premiers salaires.
— D’ici là, elle pourra se servir dans ma garde-robe. J’ai quelques trucs qui devraient lui aller, remarqua Celtis.
— Si tu arrives à lui en faire enfiler un, je veux absolument voir ça, s’écria Volcor.
— Je n’en doute pas, sale pervers.
La rougeur qui monta au front de la jeune paysanne et le regard faussement réprobateur de sa sœur lui fit réaliser comment pouvait être interprété ce qu’il venait de dire. Il se cacha la bouche derrière ses mains de façon si ostensible que Deirane éclata de rire. Escortée par son petit groupe d’accompagnateurs, elle fut guidée vers la sortie de l’ambassade, qu’elle n’avait pas repassée depuis son arrivée, quelques douzaines plus tôt.
Pour sa première sortie, Saalyn emmena son amie sur le marché extérieur de Sernos. C’était un champ immense, suffisamment grand pour y loger tous les terrains de cam-cam du pays. Entouré d’un mur bas, il était situé, comme son nom l’indiquait, hors de la ville, au débouché de la Grande Route de l’Est. C’était logique, le nord était encore peu développé, et pour le sud la voie maritime était plus pratique. Par contre les royaumes de l’est n’avaient que la route pour acheminer leurs marchandises. Sa position au bord du fleuve permettait aux navires de décharger sans passer par le vieux port situé plus au sud en plein cœur du quartier populaire et surtout sur la mauvaise rive de l’Unster.
Pour l’atteindre il fallait traverser le pont. Celui-ci avait été construit par les feythas plus de quatre-vingts ans plus tôt. Vu l’importance de leurs relations avec l’est, ils avaient vu large. Et de fait, il était impressionnant, son tablier permettait à cinq charrettes de circuler de front à l’aise. Il était constitué de deux piles métalliques sur les berges avec un tablier suspendu par des câbles. Il ressemblait à ses frères du nord et du sud, mais en beaucoup plus large. Un tel ouvrage était hors de portée des ouvriers modernes, aussi les rois d’Yrian en prenait un soin qui frisait la maniaquerie. Dégrader le pont pouvait conduire à la peine de mort. Dans les champs à la sortie de la ville, on pouvait voir les tentatives pour le reproduire, à une échelle réduite. Vu les progrès réalisés ces dernières années, d’ici peu de temps, les deux rives des régions les plus au nord de l’Yrian seraient bientôt reliées. Cependant, la portée nécessaire ici même à Sernos même prendrait encore du temps à être atteinte. Et de fait, il était si long qu’un service de diligence rapide avait été mis en place pour permettre aux piétons de le traverser, ce qui prenait quand même quatre bons calsihons. Une véritable expédition pour Deirane.
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