Chapitre 34 : Sernos, de nos jours (1/3)
Le vaste plateau calcaire de l’Yrian surmontait la plaine environnante d’une bonne centaine de perches. Contrairement aux légendes que l'on raconterait quelques siècles plus tard, il n’avait jamais constitué la forteresse inexpugnable d’où s’étaient élancés des guerriers sanguinaires. D’ailleurs ces guerriers sanguinaires n’avaient jamais existé. De plus, il était bordé sur au moins trois côtés par des pentes douces qui donnaient un accès aisé à son sommet. Étrangement, l’Unster, au lieu de le contourner, l’avait traversé en plein, s’y taillant un large canyon aux parois verticales qui séparait le plateau en deux parties. C’était là le cœur historique de l’Yrian qui avait peu à peu contrôlé toutes les plaines jusqu’à former le plus puissant royaume du continent d’Ectrasyc.
Sur la rive gauche du fleuve, le plateau n’était pas très long, moins d’une trentaine de longes. Par contre, sur la rive droite, il se prolongeait encore sur le double de cette distance. L’Unster longeait donc une falaise abrupte, à une distance variable n’excédant jamais une demi-longe. Moins d’une dizaine de longes avant d’entrer dans le canyon, le fleuve faisait un large méandre qui délimitait une vaste zone semi-circulaire. Une excroissance ayant approximativement la forme d’une proue de navire, trop régulière pour être naturelle, sortait de la falaise coupant presque en deux cet espace. C’est sur ce promontoire qu’un siècle plus tôt les feythas avaient construit leur forteresse, une série de dômes disposés pour la plupart en désordre apparent. Au pied de la falaise, les humains s’étaient installés, fondant la ville la plus grande du monde : Sernos. Plus tard, les seigneurs d’Yrian en s’emparant de l’endroit en avaient fait leur capitale, installant leur palais dans les anciennes résidences des tyrans.
La structure de la ville reflétait encore celle de la capitale feytha. Un vaste boulevard central faisait le tour du promontoire. De ce boulevard, partaient trois avenues reliant les ponts suspendus qui traversaient le fleuve et donnait naissances aux grandes routes : vers l’est, le sud et le nord. La population s’était disposée le long de ces axes et s’étalait à partir de là au fur et mesure qu’elle augmentait. Il y avait encore de la place et même de nombreux champs étaient localisés intra-muros. La partie sud de la ville était populaire alors que le nord était occupé par les nobles et les riches bourgeois. Le port était situé à proximité du pont sud, il constituait le cœur d’une vaste zone commerciale qui tendait à s’agrandir et l’on voyait venir le jour où il ferait le tour complet de la ville.
D’où ils étaient, au sommet d'une colline, la petite troupe de Deirane avait une bonne vue sur la ville alors qu’ils en avaient encore pour deux monsihons de voyage. Le soir tombait, ils arriveraient à la nuit noire. Par chance, Saalyn et Deirane disposaient des lettres patentes nécessaires pour se faire ouvrir les portes malgré le couvre-feu. Les gardes les laisseraient entrer. Ils n’auraient pas le choix. Au pire ils pouvaient passer la nuit dehors, aussi près de la capitale, ils ne couraient aucun danger. D’ailleurs hors des murs il y avait quelques auberges qui pouvaient abriter les voyageurs qui s’étaient ainsi laissés surprendre.
La descente commença. En bas de la colline, la falaise projetait déjà son ombre sur la route. Effectivement, il faisait noir quand ils arrivèrent devant les murailles de la ville. Saalyn descendit de cheval. Elle allait frapper à la porte du poste de garde quand elle s’ouvrit, laissant sortir une vingtaine de soldats, l’épée tirée, un air hostile peint sur leur visage. Il est vrai que trois stoltzt, six humains et quinze bawcks arrivant en pleine nuit avaient un côté inquiétant.
— Faites demi-tour, ordonna le capitaine de la garde et revenez d’où vous venez. Vous n’êtes pas les bienvenus ici.
— Je dois rejoindre mon ambassade, dit Saalyn.
— Je ne peux pas vous laisser entrer.
— Nous repasserons demain matin.
— Ni demain, ni jamais. Vous n’êtes pas les bienvenus ici.
Saalyn avait ouvert ses fontes pour y prendre des documents. Elle fit brutalement demi-tour pour se placer devant le capitaine. Celui-ci la dominait d’une tête et la situation aurait pu être risible si elle n’avait eu cet air si furieux.
— Comment ça, nous ne sommes pas les bienvenus ? J’ai mon ordre de mission diplomatique et les lettres patentes signées par le roi, votre propre roi, qui m’autorisent à entrer à tout moment dans la ville, moi et toute personne m’accompagnant. Même à la nuit noire. Allez chercher votre supérieur. Je les lui montrerai et vous me laisserez passer.
— Vous oui. Pas eux.
De la main, il désigna les bawcks qui les accompagnaient. Saalyn se gifla mentalement pour n’avoir pas pensé ce détail.
— Nous sommes en guerre contre le Chabawck, expliqua le garde.
— Chabawck est au nord-est, nous venons du sud, remarqua Deirane.
Le capitaine la dévisagea. Puis son regard s’attarda sur les trois femmes noires du groupe.
— La Nayt est au nord-est aussi, répondit-il, et pourtant elle viennent du sud, tout comme ces orques.
Mais on sentait que sa résolution faiblissait. Saalyn lui tendit les lettres. Il se doutait de ce que c’était, ne pas ouvrir la porte équivaudrait à ignorer un ordre royal. Le capitaine lut attentivement les documents, cherchant une faille qui lui aurait permis de s’y soustraire. Puis il dévisagea longuement la guerrière avant de réagir.
— Bien, dit-il simplement.
De mauvaise grâce, il déverrouilla la porte et les voyageurs purent rentrer dans Sernos. Alors que Deirane allait passer, il la retint par la bride.
— L’auberge de l’Épi d’Or est très convenable, dit-il, je vous conseille d’y prendre une chambre.
— Je vous remercie, je tiendrais compte de votre conseil.
Conseil qu’elle oublia dès qu’elle eut rattrapé ses compagnons.
Sur la large avenue déserte à cette heure tardive, la chevauchée était aisée. Ils débouchèrent sur le boulevard central qu’ils suivirent jusqu’à sa jonction avec l’avenue de l’est. Une longe avant d’arriver au pont, ils s’engagèrent dans les petites rues du quartier nord.
Ils arrivèrent enfin devant l’ambassade. Deirane remarqua que depuis son dernier passage, les choses avaient bien changé. Le mur d’enceinte avait été prolongé vers la gauche. L’ajout qui n’avait pas encore été crépi disparaissait derrière des échafaudages. Ces travaux résultaient de l’agrandissement de la villa qui s’était vu adjoindre une nouvelle aile. L’ancienne salle de bal allait devenir salle de réception et une nouvelle serait construite plus grande que l’ancienne. Cela permettrait aussi aux appartements seigneuriaux de ressembler à des appartements seigneuriaux autrement que par leurs décorations, ils en auraient bientôt la taille. Par contre, pour l’agrandissement de ses appartements, l’ambassadeur allait devoir attendre la construction de la troisième aile, prévue dans quelques années. Une aile, qui outre des salons et des chambres supplémentaires, allait abriter une bibliothèque digne de ce nom.
La troupe s’arrêta devant la porte. Öta démonta. Il alla tirer la poignée qui sortait de l’encadrement. À l’intérieur, ils entendirent une cloche sonner. Personne ne bougea. Au bout de ce qu’il estima un délai raisonnable, il refit tinter la cloche.
— Soit il n’y a personne, soit ils dorment tous, dit-il.
— Il y a forcement quelqu’un, remarqua Saalyn, c’est notre ambassade en Yrian.
— Alors ils dorment, conclut Öta.
— Ça n’est pas surprenant, que pourrait-il leur arriver à Sernos ?
— Nous sommes quand même en guerre, remarqua Öta.
— Tu as raison, acquiesça Saalyn.
Elle fouilla dans ses fontes et en tira une petite clef étrange qu’elle passa à son ancien disciple. Deirane n’en avait jamais vu de telle. Avec toutes ces petites dents minuscules, elle devait être quasiment impossible à imiter.
Öta se dirigea vers une petite porte encastrée dans la grande. Il glissa la clef dans la serrure et ouvrit. Deirane entendit le mécanisme parfaitement huilé jouer, sans les claquements caractéristiques des grosses serrures qu’elle connaissait. Le mouvement était plus doux et feutré. La porte était juste assez grande pour laisser passer un cheval tenu par la bride. Tout le monde mit donc pied et terre, sauf les bawcks qui n’avaient pas de montures. Ils avaient fait le chemin à pied depuis le château d’Aldower.
Les voyageurs entrèrent dans l’ambassade en file indienne. La cour était plongée dans le noir. À sa gauche, Deirane distinguait tout juste les murs de l’ancienne caserne en cours de démolition. Absorbée par ses observations, elle ne remarqua rien d’anormal jusqu’à que ce que Gonrak, après un bref reniflement, lance un hurlement d’alerte.
— Danger ! Trahison ! hurla-t-il.
Aussitôt l’humaine fut sur ses gardes.
Annotations
Versions